Sénégal-Côte d’Ivoire, une vieille relation tumultueuse

Le Sénégal et la Côte d’Ivoire sont deux locomotives de la zone Uemoa, deux poids économiques et politiques dans la CEDEAO. Depuis les présidents Léopold Senghor et Félix Houphouet Boigny, ces deux pays ont su bâtir une coopération économique et politique dynamique. Cependant sous cette coupe diplomatique, se cache une rivalité historique, exacerbée aujourd’hui par le fait qu’Abidjan ait voté contre le candidat de Dakar pour la présidence de la Banque africaine de Développement (BAD).
 Léopold Sédar Senghor et Félix Houphouet Boigny lors d’une visite à Dakar
 Léopold Sédar Senghor et Félix Houphouet Boigny lors d’une visite à Dakar
Le Grand marché d’Adjamé est particulier. C’est presque de l’Orange partout. Cette couleur orne portes et fenêtres de différents commerces. Les enseignes, qu’elles soient ternes, lumineuses ou animées, affichent ce reflet chromatique si vif. D’une matinée du mercredi, au climat chaud et sec, l’ambiance est à son paroxysme. Les véhicules disputent la priorité aux motocyclistes.
Le commerce bat son plein. Divers articles sont proposés par les boutiques et tabliers. Toute souriante, Aminata Fall est sénégalaise. Elle est présente à Abidjan depuis 2012. Au moment où sa famille allait retourner à Dakar, elle a choisi de rester au pays de la Lagune Ebrié. Et c’est parce qu’elle se sent chez elle.
« La monnaie, l’économie, les habitudes sont les mêmes. Donc je me sens comme chez moi. Et ça ne me dérange pas de rester et de poursuivre mes activités commerciales. L’intégration a été réussie. Donc il n’y a aucun souci à se faire. Les relations sont bonnes entre les deux pays », indique Mme Fall.
Houphouet-Senghor, les pères fondateurs
Les relations entre le Sénégal et le Côte d’Ivoire sont anciennes. Elles ont, d’abord, été incarnées par les pères fondateurs, Léopold Sédar Senghor et Félix Houphouet Boigny, anciens présidents des deux pays, aux lendemains des indépendances. Ce qui fait dire à l’enseignant chercheur en Science politiques, Oswald Padonou, que la Côte d’Ivoire et le Sénégal ont toujours cultivé leur singularité dans l’évolution des relations entre les deux pays ; suivant la convergence ou non de leurs intérêts.
À en croire l’enseignant, intervenant actuellement dans les Universités et Ecoles militaires supérieures en Côte d’Ivoire, les deux pays, bien que n’étant pas frontaliers, entretiennent des relations politiques, économiques et culturelles fortes qui sont prolongées par les familles binationales, les élites connectées, les commerçants et bien d’autres acteurs. « Houphouët et Senghor ont été à la fois des rivaux et des partenaires. Après eux, tous leurs successeurs ont davantage cultivé l’amitié entre les deux États et peuples, tout en préservant et en consolidant leurs intérêts particuliers dans l’attractivité des investissements internationaux, l’influence régionale, le rayonnement diplomatique, etc. », analyse-t-il.
Pour l’enseignant chercheur et spécialiste en politique et relations internationales, Moussa Diaw, les devanciers, notamment Léopold Sédar Senghor et Houphouet Boigny, ont su bâtir des relations solides et des partenariats diplomatiques qui se poursuivent dans le temps.
« Guerre froide »
Les relations entre le Sénégal et la Côte d’Ivoire, ce ne sont pas uniquement les photos et vidéos officielles très diplomatiques des deux chefs d’État selon les époques. L’enseignant chercheur, Oswald Padonou, note une rivalité, qu’il qualifie de « positive et sans excès ». Car d’après lui, les deux pays ont parfois des positions et des alliances différentes sur la scène internationale et face à des enjeux globaux, mais c’est de bonne guerre.
« Leurs trajectoires ne sont pas identiques.  Le Sénégal a su profiter de la décennie de crise en Côte d’Ivoire pour capter des délocalisations d’entreprises et d’agences internationales, mais les choses ont changé maintenant. L’attractivité se joue désormais sur des enjeux encore plus complexes et les deux pays gagneraient davantage à être un duo d’influence sur l’agenda régional, par exemple sur la fin du CFA et l’adoption d’une nouvelle monnaie unique régionale », explique M. Padonou.
De son côté, l’analyste politique sénégalais, Moussa Diaw décèle également une rivalité qui est exacerbée par divers intérêts et situations. L’une des preuves les plus parlantes, selon lui, est le fait qu’aujourd’hui, pour l’élection du président de la Banque africaine de développement (Bad), la Côte d’Ivoire préfère voter pour le candidat de la Mauritanie au détriment de celui du Sénégal.
« Il y a certainement quelques tendances à se positionner davantage, par rapport à d’autres, mais cela n’exclut pas des relations de coopération et de concertation sur toutes les questions », considère le spécialiste.
Deux puissances régionales
En dépit des relations politiques et diplomatiques, le Sénégal et la Côte d’Ivoire sont deux pays qui comptent au niveau régional. Ce sont, d’ailleurs, les deux grandes puissance de la Zone Uemoa. En atteste les budgets de 19, 8 milliards d’euros (13 000 milliards FCfa) pour la Côte d’Ivoire et 7100 milliards FCFA pour le Sénégal en 2024.
Du point de vue des ressources, la Côte d’Ivoire a été en 2024, la plus importante production de Cacao, avec une production impressionnante de 1800 milliers de tonnes en 2024. Elle est également le premier transformateur devant les Pays-Bas.
Pendant ce temps, le Sénégal intègre le cercle des pays producteurs de pétrole et de gaz. En 2024, la production annuelle de Sangomar s’est élevée à environ 16,9 millions de barils de pétrole brut, dépassant ainsi l’objectif initial de 11,7 millions de barils. Les ventes ont généré environ 950 millions d’euros soit 595,5 milliards de francs CFA.
Pour l’ensemble de l’année 2025, l’objectif est fixé à 30,53 millions de barils, avec une pour défi principal, de stabiliser la production quotidienne autour de 100 000 barils.
Au plan monétaire, la dualité entre les deux pays est assez visible. À la suite d’un consensus entre le président Senghor et Félix Houphouet Boigny, le siège de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) est installé à Dakar. Par contre le Gouverneur de l’institution financière est systématiquement ivoirien.
 L’aspiration à la souveraineté
Les territoires de ces pays ont été colonisés par la France. Mais, depuis 1960, ces États progressent dans leur émancipation politique et économique et la cadence s’accélère ces dernières années, selon l’analyse d’Oswd Padonou. Il en veut pour preuve le fait que l’Armée française a complètement quitté le Sénégal et plus partiellement la Côte d’Ivoire.
 L’autre facteur, à ses yeux, est que les parts de la France dans les investissements et le commerce extérieur de ces pays sont constamment en baisse. Ainsi, Oswald Padonou considère qu’il y a une nouvelle dynamique et une réappropriation du rapport à la France. « Nous sommes dans un moment de transition et de mutation géopolitique mais aussi culturelle. La réinvention du rapport à la France, c’est également la rencontre des arts de Côte d’Ivoire et du Sénégal avec la scène artistique française. Il n’y a plus de terre conquise mais des espaces et des sociétés tournés vers la réinvention du postcolonial », considère le spécialiste en Sciences politiques.
 Avec la France, le Premier ministre du Sénégal, Ousmane Sonko, considère que désormais, ça ne doit plus être les relations léonines au détriment des Africains mais une coopération « fondée sur le respect mutuel et la reconnaissance des aspirations légitimes de chaque nation à la souveraineté ».