Sahel : Soudan et Tchad, deux pays aux destins liés

Chercheur et consultant au Centre des stratégies pour la sécurité du Sahel-Sahara, Liman Nadawa, analyse dans cette Libre Opinion les implications de la guerre civile au Soudan au Sahel central et revient sur les relations pas toujours si simples entre le Tchad et son voisin soudanais.

Par Limam Nadawa, Centre4s

Avec les attaques terroristes, toujours en progression à travers et autour du Sahel central, la poursuite du violent conflit armé au Soudan doit plus qu’inquiéter. Bien évidemment, il affecte tous ses voisins.

Depuis avril 2023, les Forces armées soudanaises, FAS, dirigées par le général Abdel Fattah al-Burhan, et les Forces de soutien rapide FSR, contrôlées par son ancien adjoint, le général Mohamed Hamdan Dagalo alias Hemeti, s’affrontent pour la conquête du pouvoir central à Khartoum. Alors que le conflit s’aggrave, le Tchad est accusé de soutenir Hemeti en laissant transiter par son territoire des armes venues des Émirats arabes unis. Historiquement, les deux pays voisins se sont accusés d’alimenter les rebellions l’un chez l’autre. Les raisons en sont la présence des mêmes ethnies de part et d’autre de la frontière ainsi que d’activités de mercenaires disponibles au plus offrant, donc changeant souvent d’alliances.

Le défi auquel font face le Soudan et le Tchad ne leur est pas unique. De nombreux autres pays africains ont été configurés, en taillant des ethnies en deux, voire en trois ou plus. En avance sur leurs dirigeants sur le plan de l’intégration régionale, ou ignorant les frontières tracées par la colonisation, des populations maintiennent leurs liens ancestraux. Par ce biais, elles arrivent à influer sur la gouvernance des pays d’autant plus facilement que des acteurs centraux, de part et d’autre, se recrutent en leurs seins. Plus intéressant à observer, il est fréquent de voir les mêmes familles diriger deux pays, sous des nationalités différentes.

L’intangibilité des frontières 

Ces solidarités ethniques interrogent ‘’l’intangibilité des frontières’’, un des fondements de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), l’ancêtre de l’Union africaine. C’est la deuxième Conférence des Chefs d’États et de Gouvernements de l’OUA, réunie au Caire, en Égypte, qui a opta en faveur du ‘’principe de l’intangibilité’’ des frontières, le 21 juillet 1964. Le sommet ‘’ déclare solennellement que tous les États membres s’engagent à respecter les frontières existant au moment où ils ont accédé à l’indépendance’’. Ces frontières étaient supposées constituer un marqueur rigide de l’espace politique et social africain.

Les débats furent houleux, au point de diviser les dirigeants africains en deux blocs: le ‘’ Groupe de Casablanca ‘’ et le ‘’ Groupe de Monrovia’’. Le premier, dit progressiste, prêchait l’unité continentale  et la refonte physique des nouveaux États, afin de tenir compte, entre autres arguments, de l’homogénéité de leurs populations respectives. Le second, considéré comme ‘’conservateur’’, partisan du statu quo, insistait sur l’intangibilité des frontières au nom de la stabilité. Il eut raison du premier. Fondamentalement, dans les deux cas, il s’agissait de faire l’économie de conflits entre Etats voisins et de favoriser l’intégration africaine. Se considérant sérieuses victimes du statu quo, le Maroc et la Somalie rejetèrent ce principe d’intangibilité des frontières.

Le Soudan et le Tchad vivent douloureusement ce principe. Quand le général Hassan Omar el-Béchir prit le pouvoir en juin 1989, l’ouest du Darfour est un champ de bataille où s’affrontent troupes fidèles au gouvernement tchadien d’Hussein Habré et rebelles organisés du rebelle Idriss Deby qu’appuyaient la Libye et la France. Il est de l’ethnie Zaghawa, présente des deux côtés de la frontière. Une importante colonie de réfugiés de la même ethnie vivait au Darfour. Les troupes d’Hussein Habré y poursuivirent les rebelles, armant ses ‘’parents’’ pour se défendre des soldats de son adversaire. En décembre 1990, Idriss Deby sort victorieux de la confrontation. Le gouvernement soudanais et celui d’Idriss Deby nouèrent des liens de coopération. Toutefois, les deux pays vont cheminer avec vigilance.

Accusations réciproques 

En décembre 2005, en raison du conflit au Darfour, le Tchad se déclare en état de belligérance avec le Soudan. En effet, de nombreux Soudanais fuient dans des camps de réfugiés au Tchad. Des troupes gouvernementales et des milices soudanaises traversent la frontière pour les y attaquer, les assimilant, à tort ou à raison, à des rebelles. L’année suivante, les choses s’enveniment, le Tchad soupçonnant le gouvernement soudanais de toujours soutenir des rebelles tchadiens. Bien que les deux gouvernements aient signé l’Accord de Tripoli, en Libye, le 8 février 2006, mettant fin aux hostilités, les combats se poursuivent. Ainsi, le 13 avril 2006, des miliciens du Front uni pour le changement (UFC) menacent ils N’Djamena. Le président Idriss Deby accuse Khartoum d’être derrière l’attaque, audacieuse. Pour lui, les rebelles sont soit soudanais, soit tchadiens, soutenus par le Soudan. Par conséquent, il rompt les relations diplomatiques avec son voisin, et menace d’expulser les milliers de civils du Darfour réfugiés sur son sol.

Le 26 octobre 2006, un nouveau mouvement rebelle, créé quatre jours plus tôt, l’Union des forces pour la démocratie et le développement (UFDD), regroupant plusieurs groupes hostiles à Idriss Deby Itno, fonce sur la capitale tchadienne. Partie du Darfour, une colonne d’environ 800 hommes avec 70 véhicules, parvient à 500 km de N’Djamena. Le général Mahamat Nouri, président de l’UFDD, a réussi à fusionner avec le Conseil démocratique révolutionnaire (CDR) de l’ancien ministre d’Hussein Habré, Acheikh Ibn Oumar. Une fois de plus, le Tchad accuse le Soudan de soutenir ces rebelles, trois mois après la normalisation des relations entre les deux pays, rompues après la tentative de renverser le régime de N’Djamena, en avril. Le Tchad en est convaincu car les rebelles avaient tiré un missile sol-air sur un avion français qui les survolait. Début octobre, l’armée soudanaise avait eu maille à partir avec une rébellion du nord du Darfour, bénéficiaire du soutien d’une partie de l’armée tchadienne. Réponse du berger à la bergère.

Pourtant, aux termes de l’Accord de Tripoli, les parties étaient invitées ‘’ à se garder … de toute ingérence dans les affaires intérieures respectives et à se garder également de tout soutien aux groupes armés opérant dans l’un ou l’autre pays’’.

Février 2008, nouvelle poussée de fièvre quand, avec le soutien financier et matériel du Soudan, l’Union des forces pour la démocratie et le développement (UFDD), un autre groupe rebelle basé au Darfour, lance une incursion sur N’Djamena qu’elle atteint à un rythme surprenant. Seul un soutien de l’armée français permit alors à Idriss Deby, reclus dans son palais à N’Djamena, de renverser la situation alors que les troupes rebelles étaient déjà entrées dans la capitale tchadienne. Les présidents soudanais et tchadiens, encore une fois, paraphent un accord de non-agression visant à mettre fin aux hostilités transfrontalières entre leurs deux pays, le 13 mars, à Dakar, Sénégal.  Décidément adeptes des signatures, le Soudan et le Tchad concluent, le 9 février 2010, à Khartoum, un accord de paix, qui permit la création d’une force frontalière chargée de traquer l’ensemble des rebelles écumant leurs pays et leur environnement immédiat. Ils ont convenu également de cesser de les financer.

Feu Idriss Déby Itno a travaillé, de concert avec le président du Soudan du Sud, Salva Kiir, un représentant des Émirats arabes unis et le président de la Commission de l’Union africaine, à obtenir la signature d’un accord de paix entre le gouvernement de Transition soudanais et le Front révolutionnaire soudanais. La cérémonie est intervenue à Juba, au Soudan du Sud, début octobre 2020. Le Front révolutionnaire soudanais, basé dans la région du Darfour occidental, du Kordofan méridional et du Nil Bleu, fait partie du mouvement pro-démocratique qui a conduit au soulèvement contre le président Hassan Omar el-Béchir, le 2 avril 2019. Cependant, ces rebelles n’ont pas pleinement soutenu l’accord de partage du pouvoir entre les militaires et les civils qui en résulta.

La main des Emirats arabes unis

Depuis le début du conflit soudanais, mi-avril 2023, le président Mahamat Deby Itno est confronté à un exercice diplomatique périlleux. Son régime s’est proclamé ‘’ neutre’’, au début des hostilités. Un accord conclu, en juin 2023, avec les Émirats arabes unis, peut avoir remis en cause ce fragile équilibre. Les Emirats ont accordé un ‘’prêt’’ de 1,5 milliard de dollars au Tchad, soit l’équivalent de 80% de son budget. Ils ont aussi entrepris un renforcement de la coopération sécuritaire, énergétique et minier avec N’Djamena. En octobre 2024, ils se sont rapprochés encore du Tchad, en lui accordant un second prêt estime à 500 millions de dollars.

Cette approche permet aux EAU, selon des rapports des Nations Unies et des services de renseignements américains et français, d’approvisionner les FSR du général Hemiti en armes et divers équipements militaires.  Des cargos affrétés par eux atterrissent d’abord à Amdjarass, dans la province de l’Ennedi Est, au Nord-Est du pays, puis à l’aéroport de N’Djamena. Leurs contenus sont, ensuite, acheminés au Darfour, par la route. Hemeti et ses frères se sont investis dans un métal dont les EAU sont très demandeurs: l’or. Les EAU visent également les vastes zones de terres agricoles soudanaises, et souhaitent construire un port sur la mer Rouge, emplacement stratégique, pour un coût de 6 milliards. Cet intérêt se double d’un autre avantage diplomatique et de soutien à des ‘’frères arabes’’. Les EAU versus le frère rival qu’est l’Égypte, qui prête mainforte à l’armée officielle soudanaise, encore commandée par le général Abdel Fattah al-Bhuran. Début septembre 2023, les États-Unis ont sanctionné les deux généraux, pour génocide et refus de la paix. Un conflit qui ne peut faire oublier, l’une de ses nombreuse causes indirectes, l’éternelle question des ‘’eaux du Nil’’ 

Par cette entente avec les EAU, le Tchad a-t-il gagné, définitivement, la partie? Pas si sûr ! Ainsi que l’a rappelé, fin octobre 2024, sur Radio France Internationale le gouverneur du Darfour et chef du Mouvement de libération du Soudan (ALS-MM), Minni Arcou Minnawi : ‘’ Il y a beaucoup d’enfants de réfugiés soudanais qui sont entrés au Tchad en 2003, qui sont dans l’armée tchadienne et dans la garde républicaine. Ils sont des officiers de l’armée tchadienne. Il y a plus de 20 tribus communes qui s’étendent au Tchad comme au Soudan. La géographie ne t’empêche pas d’avoir de la compassion pour tes frères. La position officielle en ce qui concerne le Soudan est refusée par un grand nombre d’officiers tchadiens’’. Une déclaration partisane ?