Le repli de la France en Afrique s’accélère, tandis qu’inversement la Turquie de Recep Tayyip Erdogan engrange les succès aussi bien politiques qu’économiques, grâce à une diplomatie de plus en plus agissante.
L’islamo-nationalisme du président turc semble actuellement prendre le dessus sur la vision libérale-multilatéraliste du président français.
L’affaiblissement de la diplomatie française
Depuis 2007, les effectifs du Quai d »Orsay n’ont pas cessé de décroître. Ce fut d’abord la Révision Générale des Politiques Publiques (RGPP) sous la présidence de Nicolas Sarkozy qui a détruit de nombreux postes dans les ambassades. Cette réduction s’est poursuivie sous François Hollande et Emmanuel Macron. De nombreuses ambassades en Afrique sont devenues peu opérationnelles car des coupes sombres indifférenciées ont été faites dans les personnels. Les archives des ambassades ne sont plus vraiment tenues, des recrutés locaux occupent des postes sensibles, les dépenses de fonctionnement sont de plus en plus encadrées, les services de coopération et d’action culturelle ont été les premiers à subir les restrictions budgétaires et de surcroît ils ont dû fusionner avec les centres culturels qui sont devenus les instituts français. Les assistants techniques, devenus experts internationaux, sont désormais peu nombreux et dotés de moyens dérisoires.
L’Agence française de développement, traditionnellement bras financier de la diplomatie, s’est sensiblement détachée de la tutelle du Quai d’Orsay, voire de Bercy, pour être davantage l’instrument financier de l’Élysée avec un champ d’action qui s’est élargi au-delà de l’Afrique. Avec le dogme du multilatéralisme à tous crins, les relations bilatérales ont beaucoup perdu de leur intensité. Les actions de la France se font surtout sous l’égide de l’Union européenne et des institutions de Bretton Woods, sans rappeler aux bénéficiaires africains la participation française à ces projets financés par des trusts funds, d’où le sentiment d’abandon de la France, ressenti en Afrique francophone.
La politique disruptive du président Macron
Les visites du président Macron se font surtout à l’occasion de réunions interafricaines et internationales, comme celles du G5 Sahel avec les visites dans États du Sahel, du Sommet de l’Union africaine à Nouakchott, du Partenariat mondial pour l’éducation à Dakar, du One Planet Summit à Nairobi.
Le Conseil présidentiel pour l’Afrique (CPA), composé d’experts franco-africains de la société civile fait de l’ombrage au Quai d’Orsay où la Direction de l’Afrique et de l’Océan indien est de moins en moins attractive pour les diplomates. Le turn over au sein de cette Direction est symptomatique comme le casting de certaines nominations. Ainsi depuis l’élection de François Hollande, en mai 2012, un sixième ambassadeur va rejoindre la chancellerie de Bangui (Centrafrique).
L’Organisation Internationale de la Francophonie, qui était jadis souvent sollicitée pour la résolution des conflits, été mise en sommeil, par la volonté du président Macron qui a placé à sa tête la Rwandaise, très anglophile, Louise Mushikiwabo, au grand dam de nombreux intellectuels francophones.
Erdogan a les mains libres en Libye
Le président Recep Tayyip Erdogan poursuit son expansionnisme notamment en Libye, où ses soutiens militaires au « Gouvernement d’Union Nationale » de Fayez al-Sarraj ont été décisifs face à » l’Armée Nationale Libyenne » du maréchal Haftar, qui bénéficiait pourtant du soutien de l’Égypte, de l’Arabie saoudite, des Emirats arabes unis, de la Russie et d’une « bienveillance » de la France. La politique d’Emmanuel Macron et de Jean-Yves Le Drian en Libye reste d’une grande ambiguïté, propice à son éviction de facto du théâtre libyen, où Recep Tayyip Erdogan est désormais en position de force.
Le président Macron a pu constater son isolement, lors de l’incident naval avec la Marine turque et de ses prolongements, lorsque l’Union européenne a eu une réaction de soutien plutôt molle. Il est vrai que l’Allemagne préside actuellement l’Union européenne et ne veut pas déplaire à la Turquie avec ses trois millions de Turcs sur son territoire. Le président Erdogan a également dans son jeu diplomatique la carte des centaines de milliers de migrants qu’il menace de faire déferler dans l’Union européenne.
De même, l’OTAN qui fut qualifiée de » mort cérébrale » par Emmanuel Macron, a eu une réaction plutôt avantageuse pour la Turquie, membre également de l’OTAN, de surcroît pays géostratégique pour les Etats-Unis d’Amérique, avec notamment la base militaire d’Incirlik. Personne ne veut fâcher Recep Tayyip Erdogan, ce qui ne semble pas être le cas pour Emmanuel Macron.
Le bilatéralisme conquérant de la Turquie
Comme la Chine de Xi Jinping et la Russie de Poutine, la Turquie de Recep Tayyip Erdogan ne s’embarrasse pas avec les droits de l’homme et du citoyen, la question du respect de la constitution avec le troisième mandat présidentiel et le musellement de l’opposition. Fort de cette attractivité auprès des chefs d’État africains, Recep Tayyip Erdogan peut aussi faire valoir son appartenance au G20, à l’Otan et, en même temps, à l’Organisation de la coopération islamique.
Depuis 2015, Recep Tayyip Erdogan sillonne l’Afrique, du Maghreb à l’Afrique australe en passant par l’Afrique de l’Ouest. Evidemment, ces visites sont à la fois politique, économique et culturelle avec notamment une approche islamique.
Lors de ces visites d’État, Recep Tayyip Erdogan est accompagné de nombreux ministres, de dizaines d’opérateurs économiques et de religieux. Fruit de cette offensive diplomatique, la Turquie est passée de 12 ambassades en Afrique, en 2009, à 42 en 2020, alors que la France en compte 45. Des ONG proches de Erdogan ont préalablement préparé ces visites de consolidation d’un partenariat « gagnant-gagnant » , fondé sur » la lutte contre la pauvreté et l’ignorance ». Nul doute que cette approche est plus attractive que les réflexions mondialistes sur les changements climatiques, la promotion du Genre ou le thème » la ville et les territoires durables » qui avait été retenu pour le Sommet Afrique-France, de juin 2020, qui n’a pu finalement se tenir, mais qui avait mobilisé la diplomatie française durant plus d’une année.
L’association du développement et de l’islam
La Turquie a sensiblement développé en Afrique le réseau de son Agence de coopération et de développement (TIKA). Les entreprises turques recueillent les retombées de l’activisme de TIKA et des visites présidentielles. L’exemple du Sénégal illustre ce « Soft power » . La quatrième visite de Recep Tayyip Erdogan au Sénégal, en janvier 2020, a permis de faire le point sur 29 projets de développement pour 775 millions d’euros. Les entreprises turques ont été choisies pour la gestion du nouvel aéroport Blaise-Diagne de Dakar, la réalisation du RER Dakar – Diamniado, future capitale du pays, la construction du Centre International des conférences Abdou-Diouf, du Palais des sports Arena de Dakar, de l’Hôtel Radisson de Diamniado, du Marché d’intérêt national, de la minoterie FKS, des centres de santé, des logements…
Recep Tayyip Erdogan utilise largement les organisations de promotion de l’Islam comme les Fondations Aziz Mahmud Hüdayi, Maarif et Diyanet pour la construction de mosquées, de centres d’études islamiques, d’établissements scolaires musulmans construits sur les décombres des écoles Gülen, du nom de l’opposant historique à Erdogan, éradiquées dans de nombreux pays. De même, ces Fondations allouent des milliers de bourses pour les étudiants africains, alors que ceux- ci rencontrent beaucoup de difficultés, pour aller en France, dans la délivrance de visa et le paiement des frais d’université.
Dans la lutte contre les djihadistes, Ankara offre aussi sa coopération militaire, enrichie par son expérience en Syrie et son appartenance à l’Otan. Des coopérants militaires turcs sont les bienvenus en Afrique de l’ouest, à Djibouti, au Soudan et dans l’ex- Somalie. Deux bases militaires ont été ouvertes à Mogadiscio et dans l’île Suakin, au Soudan. Cette offre de service vient à point nommé dans ces pays où le wahabisme de l’Arabie Saoudite connaît un rejet de plus en plus important. Le président Erdogan propose aux Africains une alternative musulmane séduisante pour lutter contre le terrorisme islamiste. La Turquie s’est également invitée dans la crise du monde arabe en s’opposant à l’Arabie Saoudite, à l’Égypte et aux Emirats Arabes Unis, comme en Libye. Le retour de la Grandeur de l’Empire Ottoman passe par des sacrifices que le président Erdogan n’exclut pas.
L’empire ottoman, le retour
L’islamo-nationalisme de Recep Tayyip Erdogan ne pouvait que heurter la France d’Emmanuel Macron. Les ressentiments sont nombreux de part et d’autre. Les discours réciproques ont dépassé l’habituelle retenue diplomatique. Dans ce contexte de bras de fer, avec ses 787 000 km2 et ses 83 millions d’habitants, la treizième puissance économique mondiale poursuit son rêve de remettre à l’honneur l’Empire Ottoman, qui a laissé une trace sanglante dans l’Histoire des pays conquis, tandis d’Emmanuel Macron souhaite, avec courage, tourner le dos à la période coloniale qui a constitué » un crime contre l’humanité ».
En dépit de cette référence à l’Empire Ottoman, qui aurait pu indisposer les pays ayant subi sa tyrannie et les réprobations de l’expédition militaire en Libye, la diplomatie turque déploie un bilatéralisme triomphant qui s’impose même dans le temple du multilatéralisme qu’est l’ONU. Par 178 voix et 11 abstentions, le diplomate turc Volkan Bozkir a été élu, le 17 juin 2020 , à la présidence de la soixante-quinzième session de l’Assemblée générale de l’ONU. Recep Tayyip Erdogan pourra savourer son triomphe, lors de l’ouverture, mi-septembre 2020, de cette Assemblée générale, à laquelle participera évidemment le président Macron.