L’Organized Crime and Corruption Reporting Project, un consortium international de journalistes d’enquête, a publié le 6 août le récit détaillé d’une affaire de détournements de fonds destinés à la défense du Niger, qui en révèle les ramifications internationales, notamment dans l’ex bloc soviétique.
Après avoir déjà largement couvert la chronique nigérienne du dossier sur son site web, Mondafrique a contribué à ce travail collectif, qui est à lire, en anglais, sur le lien suivant :
Intitulé « Comment un célèbre trafiquant d’armes a détourné le budget du Niger et acheté des armes à la Russie », le dossier est le fruit du travail de sept journalistes, en France, en Afrique de l’Ouest et de l’Est, à Prague, Kiev et Pretoria.
Tout a commencé par un audit au Niger
La source principale des journalistes est un audit daté du 17 février 2020, réalisé par l’Inspection générale des armées et de la gendarmerie nationale du Niger, qui a examiné « la gestion des passations des marchés publics du ministère de la défense nationale » au cours de la période 2017-2019, mais revient également sur « les marchés non soldés relevant des gestions antérieures à 2017 ». Sans ce travail méticuleux des inspecteurs de la défense du Niger, cette investigation n’aurait jamais vu le jour.
L’article revient sur les circonstances dans lesquelles, sur fond de lutte acharnée contre les groupes armés djihadistes qui sèment la mort et la terreur au Sahel, le Niger, pays le plus pauvre du monde, a vu presque un tiers des montants dépensés dans l’équipement de l’armée détourné à travers des marchés surfacturés et non livrés, enrichissant intermédiaires et officiels pendant que les jeunes recrues nigériennes se faisaient tuer sur le front.
Selon les calculs de l’OCCRP, les dépenses d’armement du Niger, appuyé militairement et budgétairement par les Etats-Unis, la France et l’Europe, ont atteint près d’un milliard de dollars entre 2011 et 2019, pendant les deux mandats du Président Mahamadou Issoufou. L’Inspection générale des Armées a épinglé plus de 76 milliards de francs CFA, perdus ou dilapidés pour cause de corruption, soir environ 137 millions de dollars US au taux de change à la date de la publication.
https://mondafrique.com/niger-76-milliards-de-fcfa-detournes-selon-linspection-des-armees/
L’OCCRP s’est surtout intéressée aux partenaires étrangers des fournisseurs nigériens. Grâce à son enquête, on découvre un système bien huilé impliquant des sociétés nationales d’armement russe et ukrainiennes, des sociétés écran au Royaume-Uni et en République tchèque, des adresses de complaisance proches d’un réseau de blanchiment d’argent azerbaïdjanais, un intermédiaire letton se faisant passer pour émirati, et des titulaires de comptes et propriétaires de sociétés ayant perçu de très coquettes commissions sur ces marchés mais restent encore à identifier. Le chef d’orchestre de ces opérations est un homme d’affaires nigérien, Aboubacar Hima, dit Petit Boubé, professionnel de l’armement, qui a aménagé depuis plusieurs années à Prague une luxueuse base arrière.
C’est ainsi que l’OCCRP revient, par exemple, sur la vente en 2016 par société d’Etat russe Rosoboronexport, à l’occasion d’un marché facilité par Petit Boubé, de deux hélicoptères militaires Mi-171Sh de transport et d’attaque au ministère de la Défense du Niger. Selon les auditeurs, le Trésor public nigérien aurait payé pour ces hélicoptères, leurs munitions et la maintenance près de 20 millions de dollars US de trop. En déplacement à Moscou, les inspecteurs nigériens n’ont pas réussi toutefois à en savoir davantage, Rosoboronexport leur opposant la confidentialité des accords. Pour les experts interrogés par l’OCRRP, cette discrétion est la preuve d’un circuit de corruption. Et ce soupçon est renforcé par le fait que, pour ce même marché, Petit Boubé s’est trouvé des deux côtés de la transaction, représentant aussi bien l’acquéreur que le vendeur, à travers l’une de ses nombreuses sociétés.
Noms d’emprunts, fausses filiales et fausse concurrence
D’autres sociétés étrangères bien connues à l’international apparaissent dans le dossier d’audit. Telle que Motor Sich – Algérie, qui se présente comme une filiale de la grande compagnie ukrainienne, bien que le siège ukrainien de Motor Sich affirme n’avoir aucune relation avec elle. Pourtant, selon le rapport d’audit, il apparait que la représentation en Algérie de Motor Sich a effectivement remporté d’autres marchés publics au Niger, parmi lesquels un contrat d’armement de 11,5 millions de dollars US.
Aerodyne Technologies, qui a également concouru sur le marché des hélicoptères, a emprunté le nom d’une défunte compagnie d’aviation française. Officiellement basée aux Emirats Arabes Unis, elle serait, en réalité, enregistrée en Ukraine.
A côté des deux principaux fournisseurs nigériens, Aboubacar Hima et Abdoulaye Charfo, et de leurs galaxies de sociétés, plusieurs compagnies en Ukraine, au Royaume-Uni et en République tchèque ont tiré grand profit des marchés de la défense au Niger. Les personnes qui se cachent derrière elles restent inconnues parce que certaines de ces sociétés sont enregistrées dans des juridictions off-shore qui permettent aux vrais propriétaires de rester anonymes. D’autres sociétés ont été créées au Royaume-Uni sous la forme de partenariats à responsabilité limitée qui sont contrôlés par des sociétés et non des personnes physiques et ne sont pas obligées de rendre publics leurs directeurs ou propriétaires.
Une commission occulte de deux millions de dollars payée à Londres
Au moins l’un des marchés impliquant ces entités offshore semble avoir versé des commissions occultes. En 2012, la compagnie nationale de défense ukrainienne Ukrspecexport a remporté un contrat de livraison au Niger de deux avions de combat SU-25 de deuxième main, construits en 1984. Le ministère de la Défense du Niger a payé 12,5 millions de dollars pour les deux avions, y compris un million pour l’assurance et le transport et 1,9 million de pièces détachées. L’audit a estimé que les prix avaient été gonflés et que le coût additionnel de plus de 350 pièces détachées était suspect. La rubrique pièces détachées est souvent utilisée dans les contrats d’armement pour intégrer le coût de commissions occultes, explique l’OCCRP. Dans un mail au consortium, la compagnie ukrainienne a démenti avoir fourni cette marchandise. Toutefois, et malgré ce démenti, des données sur le commerce international des armes collectées par le Stockholm International Peace Institute confirment que le Niger a bien commandé les deux avions et qu’ils ont été livrés l’année suivante.
Les auditeurs ont découvert un avenant au contrat des deux SU-25 qui semble avoir permis de faciliter un pot de vin. Il stipule que Stretfield Development, une compagnie écran basée à Londres dont les propriétaires restent inconnus, devait recevoir une commission de 2 millions de dollars US sur ce marché. Cette somme devait être payée par le ministère nigérien de la Défense à travers une autre compagnie écran basée à Londres, Halltown Business, qui a été fermée aussitôt après la conclusion du deal.
Dara Kaleniuk, la responsable du Centre d’Action Anticorruption, une organisation de plaidoyer ukrainienne, a expliqué à l’OCCRP que “Ukrspecexport est connue depuis des années comme étant une compagnie très douteuse qui détient un monopole de vente d’armes et d’équipements militaires à l’étranger grâce à des marchés au secret bien gardé. ”
Une société panaméenne dirigée par des Ukrainiens
L’adresse de Halltown à Londres appartient à un professionnel de la constitution de sociétés et elle a servi à 400 autres sociétés. Quatre d’entre elles faisaient partie d’un vaste réseau de blanchiment azerbaidjanais créé par les élites de ce pays sur lequel l’OCCRP a déjà travaillé et publié des articles. La piste du propriétaire d’Halltown conduit à une société panaméenne dirigée par deux Ukrainiens.
Le Niger a également signé des contrats de maintenance avec une société baptisée EST Ukraine, à hauteur de 4,3 millions de dollars, pour des hélicoptères de combat MI-35 et les avions de chasse SU-25 achetés à la société ukrainienne.
Mais EST Ukraine n’a pas reçu le paiement. Celle qui a reçu les paiements – une autre entreprise ukrainienne du nom d’Espace Soft Trading Limited — n’était pas « partie au contrat. » Créée en 1998, cette dernière est contrôlée par Yuri Ivanushchenko, ex-membre du parlement ukrainien et allié de l’ex-Président Viktor Yanukovych, renversé par un soulèvement populaire en 2014. Les inspecteurs nigériens ont cité la société d’Ivanushchenko comme l’une des bénéficiaires de l’appel d’offre truqué.
Faux Ukrainien mais vrai Letton
Deux compagnies, EST Ukraine (titulaire du marché) et Aerodyne Technologies, enregistrée aux Emirats Arabes Unis, étaient dirigées par Gintautis Baraukas, qui contrôle des sociétés écran à son nom. On sait peu de choses sur lui si ce n’est qu’il a emprunté une fausse nationalité pour manipuler un réseau de sociétés écran aux Emirats Arabes Unis. Pas du tout Ukrainien, comme le prétendent ses papiers, il est en réalité letton. Il est impliqué dans plusieurs dossiers ayant permis d’extorquer de grosses sommes d’argent à l’Etat du Niger, écrivent les inspecteurs.
Quand à l’un des deux architectes nigériens de ces réseaux, Aboubacar Hima, il a installé une confortable base arrière de ses business dans la capitale de la Tchécoslovaquie. Il est propriétaire de trois appartements à Prague, d’une valeur totale de plus de 2 millions de dollars, achetés en 2015. Il a d’abord déboursé 1,5 million pour un appartement terrasse à l’intérieur du Dock Marina, un complexe résidentiel luxueux sur la rivière Vltava qui permet aux résidents d’amarrer leurs bateaux près de l’entrée, puis deux autres appartements les mois suivants. Mais ses intérêts d’affaires à Prague dépassent l’immobilier. Selon l’audit, sa société nigériane désormais défunte Brid A Defcon a souvent été partenaire d’une société tchèque portant presque le même nom : Defcon s.r.o.
C’est ainsi qu’en 2017 et 2018, la compagnie tchèque de Hama a exécuté un contrat de 33,6 millions de dollars du gouvernement nigérien pour livrer 80 camions fabriqués par l’Autrichien Steyr. Supposée concourir contre Defcon s.r.o, la filiale algérienne de Motor Sich a également fait une offre, sous l’égide de Brid A Defcon qui la contrôlait, pour donner l’illusion d’une compétition. Les dirigeants de Motor Sich ont affirmé n’avoir jamais participé à cette appel d’offre, suggérant que le nom de leur société avait été “usurpé.”
L’enquête sur les détournements de fonds au ministère de la Défense n’a pas encore livré tous ses secrets, prenant la forme d’un foisonnant labyrinthe de marchés organisé autour de fausses sociétés, fausses concurrences, fausses références, pour mieux cacher de vrais pots de vin.