Alors que le Financial Times et The Economist considéraient « Assassins sans frontières » de Michela Wrong comme « l’un des meilleurs livres de l’année », un partie de la presse française, sous le charme du dictateur rwandais, a longtemps boycotté l’ouvrage. De passage à Paris, la journaliste britannique tente d’expliquer la fascination que peut exercer en Occident le despote de Kigali.
Ian Hamel
Il ne vient à personne l’idée de comparer Isaias Afwerki, le tyran de l’Érythrée, et Paul Kagame, le président du Rwanda. Pourtant le premier est au pouvoir depuis 1993, l’autre pratiquement depuis la même date. Vice-président et ministre de la Défense en 1994, Paul Kagame est président sans discontinué depuis 2000. Le Front populaire pour la démocratie et la justice tient Asmara d’une poigne de fer. Le Front patriotique rwandais (FPR) contrôle tout, du plus petit village au plus haut sommet de l’État. Réélu avec 99,2% des suffrages en juillet 2024, Paul Kagame peut se maintenir au pouvoir jusqu’en 2034, grâce à une surprenante révision constitutionnelle. Il aura alors 77 ans. Dans ces conditions, pourquoi le président rwandais bénéficie-t-il en Occident d’une image aussi prestigieuse ? « Il possède une arme redoutable, celle de pouvoir accuser tous ses opposants d’être des génocidaires, des négationnistes, ce qui est un crime », explique Michela Wrong, qui sillonne l’Afrique depuis des décennies pour Reuters, la BBC, le Financial Times. Son livre, « Rwanda. Assassins sans frontières », est un pavé de plus de cinq cents pages (*).
Mondafrique. Comment vit-on cette accusation de génocidaire de la part du pouvoir rwandais, alors que vous avez couvert le génocide au Rwanda ?
Je ne peux pas bien la vivre, d’autant que j’ai effectivement couvert pour Reuters le génocide au Rwanda qui s’est déroulé d’avril à juillet 1994 [800 000 Rwandais, en majorité tutsi, ont perdu la vie]. J’ai d’ailleurs interviewé Paul Kagamé en 1996 pour le Financial Times, preuve qu’il ne me considérait pas alors comme une génocidaire, une négationniste. Alors que mes reportages m’ont conduit 43 pays d’Afrique, nulle part ailleurs je n’ai été autant attaquée, menacée, calomniée. C’est la stratégie du président rwandais, qui ne supporte pas la moindre critique. Opposants, journalistes, intellectuels, sont systématiquement accusés de nier ce génocide. C’est très grave car certaines législations européennes, comme la France, répriment les propos négationnistes, l’incitation au génocide. Vous pouvez être poursuivi pour complicité de contestation publique de l’existence d’un crime contre l’humanité… Au Rwanda, une opposante à Kagame a été condamnée en 2015 à quinze ans de prison pour « minimisation du génocide » !
Mondafrique. C’est surtout en France que certains médias soutiennent presque aveuglément le régime rwandais.
Il est toujours difficile de critiquer un pays endeuillé par un épouvantable génocide, le Rwanda comme Israël. Kigali peut, en plus, accuser la France d’avoir du sang sur les mains, de ne pas être intervenue pour empêcher le génocide. Malgré tout, l’image du régime rwandais commence timidement à se détériorer. Des pays comme le Royaume-Uni, l’Allemagne, le Canada, ont suspendu leurs aides, en raison des exactions de l’armée rwandaise dans l’Est de la RDC. En 2024 déjà, le journaliste français Alain Léauthier avait signé un article intitulé « Rwanda, les yeux se dessillent enfin », après la publication d’une enquête baptisée « Rwanda Classified », réalisée par une cinquantaine de journalistes. Stephen Smith, qui préface mon ouvrage, écrit : « Ce livre est une chance et une urgence face au régime le plus cynique d’Afrique »…
Mondafrique Pourquoi ce terme de « cynique » ?
Quand les Occidentaux débarquent à Kigali, la capitale, ils sont forcément impressionnés. C’est moderne, il y a des gratte-ciels, les rues sont propres, personne ne vous réclame de bakchichs comme dans la plupart des capitales africains. Tout le monde parle de miracle économique, et d’une croissance annuelle de 7-8 % depuis des années. Le Rwanda vend l’image d’une « start-up nation ». Le visiteur peu curieux ne remarque pas que toutes les voix dissidentes sont traquées, car le régime ne tolère aucune opposition. Et surtout que le Rwanda prospère en pillant la République démocratique du Congo (RDC), en lui volant ses minerais, comme le cobalt, le coltan, le cuivre, et en les revendant ensuite aux Occidentaux. La domination du FPR sur le Rwanda n’est pas que politique, des entreprises liées à l’État contrôlent absolument toute l’économie.
Mondafrique Le Rwanda se montre particulièrement implacable avec ses opposants, surtout lorsqu’il s’agit d’anciens compagnons de route de Paul Kagame.
Il y a notamment le cas de Patrick Karegeya, l’ancien chef du renseignement extérieur, qui avait participé à la création du Front patriotique rwandais (FPR). Il était entré en dissidence, dénonçant un « État policier extrémiste ». Il s’était exilé en Afrique du Sud. On l’a retrouvé mort, étranglé, dans une chambre d’hôtel à Johannesburg en 2014. Kigali a fait courir la rumeur que j’étais sa maîtresse… c’est ridicule. D’autres opposants sont eux aussi morts à l’étranger. Paul Kagame fait une fixation toute particulière sur ceux qui l’ont connu quand il était jeune, réfugié en Ouganda, et qui se sont détournés de lui. Comme l’ancien chef d’État-major de l’armée, l’ancien secrétaire général du FPR, l’ancien procureur général. Ces ex-poids lourds ont tous été lourdement condamnés par contumace, notamment pour « apologie de la division ethnique ».
Mondafrique Dans une longue interview accordée tout récemment à Jeune Afrique, Paul Kagame renvoie la responsabilité de la crise au Nord Kivu, en RDC, sur le président Félix Tshisekedi et sur les « génocidaires » des Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR). Le FDLR est-il toujours une menace pour le Rwanda ?
Le FDLR a compté des dizaines de milliers de combattants dans les années 90. C’était effectivement une menace, ils lançaient des attaques sur le Rwanda. Mais depuis, Paul Kagame oublie de rappeler que le gouvernement rwandais a convaincu avec succès ces soldats de revenir dans leur pays. La plupart des Hutus ont accepté. Combien en reste-t-il en RDC ? Peut-être un millier, peut-être moins.
Mondafrique Comment expliquez-vous que les rebelles du Mouvement du 23 mars (M23), et leurs alliés rwandais aient pu mettre la main aussi facilement sur des villes d’un million d’habitants comme Goma et Bukavu, dans l’est de la RDC ?
Les présidents congolais n’ont jamais compté sur leur armée (c’était aussi le cas avec Mobutu), mais sur celles des autres. Comprenez des sociétés militaires privées, des mercenaires, qu’ils soient belges, marocains, ou qu’ils viennent de l’ex-Yougoslavie. Ces derniers ne pouvaient pas résister face à l’artillerie de l’armée rwandaise.
Mondafrique S’il y avait une élection libre au Rwanda, Paul Kagame serait-il élu ?
Il est difficile d’imaginer une autre alternative politique dans ce pays où le FPR contrôle absolument tout. Je pense que les Rwandais voteraient Kagame, par peur des conséquences si un Hutu arrivait au pouvoir.
- Max Milo. Michela Wrong est aussi l’auteur de « La chute du léopard. Sur les traces de Mobutu » (Max Milo également).