L’ombre persistante de l’État Islamique en Syrie

La principale question est moins de savoir si Ahmed Al-Charaa saura s’affirmer comme un dirigeant légitime sur la scène internationale que de voir s’il pourra surmonter l’opposition islamiste, y compris celle de ses anciens compagnons d’armes, qui pourraient représenter la principale menace pour la stabilité de son nouveau gouvernement. 

Une famille dans le camp d’Al-Hol, dans le nord-est de la Syrie

Au tournant du nouveau millénaire, alors que les images de la seconde intifada en Palestine envahissent les écrans de télévision du monde entier, un jeune étudiant saoudien de dix-huit ans bascule vers l’islam radical. En 2003, après avoir interrompu ses études à l’Université de Damas en Syrie, Ahmed Al-Charaa rejoint des groupes djihadistes affiliés à Al-Qaïda en Irak. Incarcéré par les forces américaines à Abu Ghraib et Camp Bucca, prisons tristement connues pour les abus perpétrés sur les détenus, il entre en contact avec plusieurs figures influentes du djihadisme, dont, selon certaines sources, Abu Bakr al-Baghdadi.

À sa libération, Al-Charaa adopte le nom de guerre « Abou Mohammed Al-Joulani » et s’engage au sein de l’État islamique en Irak. En 2012, il fonde Jabhat al-Nosra, la branche syrienne de l’organisation. Treize ans plus tard, Ahmed Al-Charaa, à la tête de l’organisation Hay’at Tahrir al-Cham (HTC), créée en 2017, renverse le régime de Bachar Al-Assad en l’espace d’une dizaine de jours et s’impose comme le maître de la Syrie.

HTC, une force qui se veut modérée

Mais Ahmed Al-Charaa parviendra-t-il à s’imposer comme le dirigeant d’une Syrie unifiée ? Le pays demeure aujourd’hui fragmenté : d’un côté, les nouvelles forces gouvernementales contrôlent une large partie du territoire dont les villes d’Alep, Hama, Homs et Damas ; au nord-est, les forces kurdes exercent leur autorité ; tandis que l’Armée Nationale Syrienne (ANS), soutenue par la Turquie, domine le nord du pays. À cela s’ajoute l’État Islamique qui opère clandestinement au centre du pays.

Dans ce contexte de division persistante, Ahmed Al-Charaa a-t-il les moyens de gouverner un pays réunifié tout en s’affirmant sur la scène internationale ? Depuis sa prise de pouvoir, Hayat Tahrir al-Cham (HTC) a lancé une campagne de communication sophistiquée visant à améliorer son image, tant au niveau national qu’international. Le groupe utilise activement les médias sociaux et sa propre agence de presse, Ebaa News, pour se présenter comme une force modérée, capable de gouverner la Syrie.

La rhétorique du groupe s’est considérablement adoucie, notamment au point de vue idéologique. Ayant troqué son turban pour un costume sur mesure, Al-Charaa tente de tourner la page sur son passé, prenant ses distances avec ses anciennes affiliations terroristes, et refusant d’utiliser son nom de guerre « Al-Joulani ». Désormais, Al-Charaa se présente comme un repenti du djihadisme global, promettant de garantir les libertés des minorités ethniques et religieuses ainsi que les droits des femmes.

Le cadavre de l’EI bouge encore

Le 23 août 2015, les jihadistes d’Ei s’en prennent au temple de Baalshamin dans la cité antique de Palmyre

Bien que de nombreux observateurs occidentaux restent sceptiques quant au revirement idéologique du nouveau dirigeant syrien, notamment en raison des pratiques de gouvernance instaurées depuis 2017 dans la région d’Idlib par son « gouvernement de salut » — où l’on recense des conversions forcées à l’islam, des spoliations de biens appartenant à des chrétiens et des Druzes, ainsi que des détentions arbitraires accompagnées de tortures, viols et assassinats —, la question de sa cohabitation avec les islamistes en Syrie demeure épineuse.

En effet, malgré sa défaite militaire en 2019 face à la coalition internationale, l’État islamique (EI) poursuit ses activités clandestines sur le sol syrien. La chute de Bachar Al-Assad offre à l’EI une opportunité stratégique pour se reconstruire et élargir son influence sur le territoire syrien.

En outre, le retrait progressif des troupes russes et leur relocalisation vers la Libye, ainsi que le retrait des troupes iraniennes, du Hezbollah et des milices chiites irakiennes, laissent un vide sécuritaire susceptible de favoriser une résurgence des forces islamistes.

Le verrou kurde

L’Armée Nationale Syrienne soutenue par la Turquie

Un autre facteur préoccupant réside dans la résistance des Forces Démocratiques Kurdes (FDS) face à la Turquie et à ses supplétifs de l’Armée Nationale Syrienne. En effet, si les FDS s’effondraient face à l’incursion turque et perdaient leur territoire autonome au nord-est du pays, l’EI en profiterait pour libérer les camps et prisons où quelque 70 000 détenus de l’organisation sont incarcérés. Déjà en décembre, à peine quelques jours après la chute de Bachar Al-Assad, des plans d’évasion ciblant une prison hautement sécurisée où sont détenus 8 000 combattants de l’EI ont été déjoués. Une telle issue représenterait, non seulement une grave menace pour le nouveau gouvernement, mais aussi pour les pays voisins, en particulier l’Irak, où l’instabilité pourrait rapidement se propager.

Doctrinalement et politiquement opposé à Al-Qaïda – auquel Ahmed Al-Charaa avait prêté allégeance en 2013 à la suite de la séparation de son organisation, Jabhat al-Nosra, avec l’État Islamique en Irak –, l’EI pourrait devenir un des premiers adversaires au nouveau gouvernement syrien. Déjà, à l’époque du califat, l’EI affrontait les forces d’Al-Charaa — alors à la tête du groupe Jabhat Fath al-Sham — pour le contrôle du nord-est de la Syrie.

Aujourd’hui, les tentatives du nouveau dirigeant syrien pour établir des relations diplomatiques avec plusieurs États occidentaux, l’accueil de délégations étrangères, notamment françaises et américaines, et son discours qui se veut ouvertement « pacifique » et « tolérant » risquent de déclencher une vive opposition de la part de l’EI. Celui-ci pourrait accuser le gouvernement de collaborer avec les kuffar (un terme péjoratif employé dans la rhétorique djihadiste pour désigner les non-croyants) et Ahmed al-Charaa de takfirisme (apostasie), un crime passible de mort. Déjà, le 10 janvier, les services de renseignement syriens ont annoncé avoir déjoué une tentative d’attentat de l’EI visant la mosquée chiite de Sayyeda Zeinab à Damas. Cet affront public, démontrant les tensions entre le nouveau gouvernement et l’organisation terroriste, pourrait mener à des représailles directes de la part de l’EI, exacerbant les défis sécuritaires et politiques auxquels Al-Charaa fait face.

Le contre exemple afghan

L’opposition de l’État islamique au nouveau gouvernement syrien évoque la rivalité qui oppose l’État islamique au Khorasan (ISIS-K) au régime des Talibans en Afghanistan, et laisse entrevoir comment la situation pourrait évoluer en Syrie. Fondé en 2015 par d’anciens combattants de l’EI et d’Al-Qaïda originaires d’Afghanistan, du Pakistan et du Turkménistan, ISIS-K est devenu l’opposant principal des Talibans. Bien que ces derniers prônent un islam salafiste rigoriste, ISIS-K rejette plusieurs de leurs politiques, notamment leur vision nationaliste du régime.

Alors que les ambitions des Talibans se limitent aux frontières afghanes, ISIS-K cherche à établir un califat transnational, un différend qui trouve un écho en Syrie, où Ahmed Al-Charaa a renoncé à l’idée d’un califat islamique global tel que le promeut l’EI, ses ambitions étant circonscrites au seul territoire national.

De plus, la critique qu’ISIS-K adresse aux Talibans pour leur quête de reconnaissance internationale pourrait également s’appliquer au gouvernement syrien, qui a tenté d’établir des relations diplomatiques avec de nombreux pays étrangers et en particulier occidentaux depuis son arrivée au pouvoir. Cette dynamique d’opposition reflète également la scission idéologique entre Al-Qaïda et l’État islamique, le régime taliban étant historiquement proche d’Al-Qaïda, un parallèle pertinent avec le contexte syrien.

 Ahmed Al-Charaa lâché par les siens

Cependant, l’État islamique ne constitue pas l’unique force islamiste hostile au nouveau gouvernement syrien. Alors que l’opposition de l’EI à Ahmed Al-Charaa repose en partie sur ses liens historiques avec Al-Qaïda, des partisans de cette même organisation pourraient également se retourner contre leur ancien dirigeant. L’un des motifs majeurs de mécontentement réside dans son refus d’entrer en conflit avec Israël, qui occupe illégalement le plateau du Golan depuis la mi-décembre.

Cette posture a suscité de vives critiques, notamment de Mustafa Hamid, un contributeur du magazine taliban Al-Somood et ancien combattant en Afghanistan. Dans un article publié le 4 janvier sous le titre « La Syrie sous l’emprise d’Israël », Hamid accuse « Al-Joulani » d’avoir coordonné son offensive contre Bachar Al-Assad avec le soutien tacite de Tel-Aviv, le qualifiant de « tyran assoiffé de sang », et le décrivant comme pire que son prédécesseur.

L’absence de mesures punitives contre Israël et l’orientation « séculière » d’Al-Charaa ont conduit, le 8 janvier, à la formation du Bataillon Sayf al-Bahr (« Épée de la mer »), une faction dissidente composée d’anciens membres de Hayat Tahrir al-Cham (HTC). Ce groupe critique ouvertement la direction d’Al-Charaa depuis sa prise de pouvoir, dénonçant sa ressemblance aux élites politiques arabes laïques, figures que les islamistes critiquent pour leur « occidentalisme ». Ses membres fustigent son image publique, où il « sourit aux médias, serre la main des impies et renonce à l’habit religieux qui l’avait rendu célèbre, imitant les dirigeants laïques ». Ces insurgés considèrent son rejet de la charia comme une trahison des fondements religieux d’HTC et l’accusent d’hérésie. Cette réorientation idéologique accentue les divisions internes, menaçant de fragiliser encore davantage sa position au sein d’un paysage politique déjà instable.

Le Moyen-Orient fragilisé

L’opposition islamiste au nouveau gouvernement syrien pourrait entraîner des répercussions significatives sur l’ensemble du Moyen-Orient. La montée en puissance de groupes comme l’État islamique ou des factions dissidentes de Hayat Tahrir al-Sham en Syrie risque de déstabiliser les pays voisins, notamment l’Irak, l’Égypte, la Jordanie ou le Liban. Ces pays, déjà fragilisés par leurs propres défis internes, pourraient voir une recrudescence des mouvements islamistes radicaux sur leur territoire, inspirés par les événements en Syrie. Par exemple, un mouvement vient de se créer en Égypte autour de la figure d’Ahmed Al-Mansour, un ancien combattant rebelle en Syrie et qui appelle désormais à renverser le président Abdel Fattah al-Sissi. L’instabilité en Syrie pourrait également raviver les tensions dans la région, notamment entre sunnites et chiites, ce qui pourrait inciter les milices irakiennes chiites à reprendre les armes.