La liquidation de son régime par l’OTAN, en 2011, a mis au grand jour un pays sans institutions fortes. De nombreuses fées, bonnes ou mauvaises, se penchent autour du berceau libyen. Une chronique de André Marie Pouy, journaliste et Consultant pour Centre4s.
Que veulent les Libyens ? Quand un peuple vit, depuis neuf ans, sous des bombes et des frappes mortelles, raisonnablement, on peut imaginer qu’il aspire à la cessation des hostilités et à l’instauration d’une paix durable. Le colonel Kadhafi a toujours été accusé de n’avoir, jamais, songé à créer un État moderne. Il se serait transformé, au fil de ses quarante-deux ans de « règne », en médiateur dans la gestion d’intérêts de régions, de villes, de tribus, etc. La Jamahiriya, ou l’état des masses lui suffisait.
Le choc des intérêts que défendent les protagonistes intérieurs et les rivalités féroces, puis les appétits, de leurs parrains respectifs rendent impossible l’organisation d’un Dialogue inter-libyen autonome. Du coup, la plupart des voies de sortie de crise sont contrôlées voire confisquées par lesdits acteurs étrangers. Aucune trêve confortable n’étant possible, l’ensemble des « sommets », « réunions » et « conférences » sur la Libye se tiennent, naturellement, à l’étranger, sous l’impulsion d’intervenants extérieurs.
La Mission d’appui des Nations Unies en Libye (MANUL) a recensé plus de 800 frappes de drones en appui à l’Armée nationale libyenne du maréchal Khalifa Haftar, et plus de 240 autres, effectuées en soutien au Gouvernement d’entente nationale de Fayez al Sarraj, entre avril 2019 et début novembre de l’année écoulée. Dégâts partiels : plus de 200 tués et 128 000 déplacés internes, soit un appel humanitaire de 202 millions de dollars, à ce jour, pourvu seulement à moitié. Tout aussi grave, plus de 24% des installations sanitaires seraient hors service, des écoles fermées ou utilisées comme abris d’urgence. L’Organisation des Nations-Unies (ONU) et les organisations humanitaires auraient secouru plus de 310 000 personnes en situation de détresse. Ces affrontements au sud de Tripoli occasionnent, par ailleurs, de graves pénuries d’électricité dans la capitale, avec des coupures de plus de douze heures par jour. Les effets en sont, outre les perturbations des réseaux de téléphone mobile et d’Internet, des difficultés dans l’approvisionnement de la population en eau et en carburant. Pendant ce temps, des migrants africains sont retenus, dans des conditions d’esclavage, dans des centres de détention.
Un marché d’armes à ciel ouvert.
La communauté internationale semble avoir choisi le plus fort, le maréchal Khaliga Haftar, au détriment du gouvernement de Fayez al Sarraj, officiellement reconnu par l’ONU. Les puissances de ce monde ont opté pour le renforcement des capacités de destruction et la légitimation des deux acteurs majeurs de la scène sanglante libyenne. Et, entre les deux chefs de guerre, les Libyens ordinaires, c’est-à-dire la majorité, sont mis entre parenthèses. Cette « majorité pacifique » est, ainsi, exclue des négociations. La seule occasion, pour eux, de prendre la parole serait l’organisation d’élections, impossible sous des bombes et des frappes de drones. Malgré la résolution 1970 du Conseil de sécurité instaurant l’embargo sur les armes en Libye, depuis 2011, des torrents d’outils de la mort se déversent, chaque jour, dans l’ancienne Jamahiriya, «l’État des masses ». Le conflit en Libye profite aux trafiquants, aux terroristes et aux mercenaires. Ce pays pétrolier est un vaste marché d’armes, un terrain d’expérimentation de nouvelles technologies militaires et de recyclage d’armements anciens, activé et entretenu par des gouvernements étrangers, bien connus.
Le maréchal a tiré le gros lot : il est soutenu par les Émirats arabes unis, l’Égypte, l’Arabie saoudite, la France, les États-Unis, la Russie, la Jordanie, etc. On ne prête qu’aux riches, dit-on. En face, le gouvernement légitime parait pauvre, avec seulement l’appui de la Turquie et du Qatar. Par exemple, la France aurait livré des missiles antichars Javelin, de fabrication américaine, au maréchal Khalifa Haftar. Des conseillers militaires français seraient aussi à ses côtés, sous couvert de « lutte anti-terroriste ». Les Émirats Arabes Unis ont aussi également fourni des drones armés chinois, des missiles sol-air russes et des missiles anti-char américains aux troupes de Khalifa Haftar, qui poursuivent leurs bombardements. Les pays vendeurs d’armes s’y retrouvent, directement ou indirectement. De son côté, la Turquie a livré des drones armés et des véhicules blindés aux milices loyales au gouvernement d’union nationale (GNA) de Tripoli.
Cette course aux armements interne en engendre d’autres, dans les pays voisins de la Libye. C’est ainsi que le nouveau président algérien, Abdelmadjid Tebboune, a avoué, que : « (…) Chaque fois que nous apprenons qu’il y a un type d’armes (en Libye), nous achetons les (mêmes) armes pour y faire face ». Les milices fidèles à Haftar contrôlent le sud-ouest de la Libye à la frontière avec l’Algérie, et représentent une menace majeure pour l’Algérie. Depuis l’effondrement du régime de Mammouar Kadhafi, en 2011, et l’attaque terroriste contre le complexe gazier de Tigentourine, dans la région d’In Amenas, en janvier 2013, l’armée algérienne y a redoublé de vigilance, avec des moyens aéroportés et des drones. La Libye, pays meurtri, regorge tellement de ressources, effectives et potentielles, que tout une légion d’acteurs se bousculent à son chevet.
Qui organise les « sommets » sur la Libye ?
A la date du 25 novembre 2019, le Comité du Conseil de sécurité sur la Libye, créé par la résolution 1970 portant sur l’embargo, tenait ses septièmes consultations de l’année ! L’exposé du Comité pointe du doigt des violations du droit international humanitaire, des atteintes aux droits de la personne, le nombre alarmant de violations de l’embargo sur les armes, la difficile unité des institutions financières et la problématique des exportations illicites de pétrole, notamment le pétrole brut et les produits pétroliers raffinés, etc.
Même si le Maroc a été écarté des derniers sommets (Berlin et Alger), le royaume a parrainé un accord négocié et signé sous l’égide de l’ONU, en décembre 2015, à Skhirat (Maroc). Fayez al-Sarraj avait été désigné à la tête du gouvernement d’union nationale (GNA), fruit d’un compromis entre un bloc islamiste à Tripoli et Misrata et les partisans du général Khalifa Haftar, rassemblés autour de l’Assemblée repliée à Tobrouk, dans l’est du pays. Sous la férule de Khalifa Haftar, l’Assemblée de Tobrouk a refusé de confirmer, par un vote, l’investiture du gouvernement d’union nationale, mis en place à Tripoli, en mars 2016. Le général, depuis, promu maréchal par le même parlement, redoutait de perdre son poste de chef suprême de l’Armée nationale libyenne. Résultat : en dépit du soutien de la communauté internationale, Fayez al-Sarraj n’a jamais réussi à asseoir son autorité sur l’ensemble du territoire libyen. Le maréchal affiche plus des allures, précoces, de chef d’État que d’un chef d’état-major. Les Émirats arabes unis ont pris le relais, réunissant Khalifa Haftar et Fayez al-Sarraj, en janvier 2016 et en mai 2016, à Abou Dhabi, en vue de « négociations ». Les Américains entrent en scène début juillet 2017, quand le maréchal rencontre, sur une base à l’est de Benghazi, le général Thomas Waldhauser, chef d’AFRICOM, le commandement militaire américain pour l’Afrique.
Vient, ensuite, la France, qui a multiplié des initiatives solitaires de rencontres sur la Libye. Le 25 juillet 2017, Emmanuel Macron réunit, au château de La Celle-Saint-Cloud, dans la banlieue parisienne, le chef du gouvernement d’union nationale (GNA) Fayez al-Sarraj, et l’homme fort de l’est du pays, le maréchal Khalifa Haftar. Le duo s’entend sur des élections à organiser au printemps suivant. Le 2 février 2018, Emmanuel Macron, devant un parterre de députés tunisiens, lors de sa visite d’État à Tunis avoue : « Nous avons collectivement plongé la Libye, depuis ces années, dans l’anomie, sans pouvoir régler la situation ». Autre décryptage de l’engagement de Paris dans le dossier libyen : d’abord, sur un plan stratégique, la France souhaite intensifier la lutte contre le trafic d’armes au Sahel où l’armée française est déployée. Ensuite, dans le domaine sécuritaire, une stabilisation de la Libye permettrait, en principe, d’endiguer la menace de Daech, qui s’est installé dans ce pays. Enfin, il s’agit de stabiliser les départs de migrants à destination de l’Europe, via les côtes italiennes. Alors que la situation en Libye reste catastrophique, Emmanuel Macron organise, le 29 mai 2018, à Paris, une autre conférence internationale sous l’égide de l’ONU. L’objectif est de « créer les conditions d’une sortie de crise en responsabilisant tous les acteurs nationaux et internationaux ».
L’Italie et la France rivales.
L’Italie, puissance coloniale de la Libye, avait soldé les comptes de cette période sombre avec le Guide libyen, en 2008, moyennant ‘’des indemnisations’’ pour la brutalité et les tortures subies par le peuple de la Jamahiriya. Grâce à ce passé, elle s’estime plus experte dans la gestion des affaires libyennes que la France. Elle a vu dans l’intervention militaire française en Libye une grande menace à ses intérêts, notamment pétroliers. L’Italie fait porter le chapeau du chaos libyen a la France, et soutient les milices de Misrata, censées défendre ses acquis, en la matière. Son mécontentement contre Paris a explosé, lorsque Macron a mis sur le même pied le Premier ministre reconnu par l’ONU et le Maréchal rebelle. Le choc des deux égos coloniaux a tant titillé les tympans du Maréchal que celui-ci leur a recommandé d’harmoniser leurs positions sur la Libye. Le président du Conseil italien, Giuseppe Conte, a donc organisé une conférence, pour lancer un processus électoral et politique, censé sortir le pays du chaos ambiant. Une suite de la conférence de Paris, en mai 2018 toujours, qui avait abouti, entre autres, à un accord sur une date, le 10 décembre 2018, pour la tenue d’élections nationales.
À l’initiative de la Ligue arabe, une importante réunion du quartet international sur la Libye, qui regroupe l’Union européenne, les Nations-Unies, l’Union africaine et la Ligue arabe, se réunit, le 30 mars 2019, en marge des travaux du 30ème sommet arabe de Tunis. Résultats : Moussa Faki annonce la tenue d’une conférence de « réconciliation » entre les différentes parties libyennes au mois de juillet à Addis-Abeba. On attend la suite.
Allemagne, Algérie et Congo.
L’Allemagne n’a pas souhaité être en marge du dossier libyen. La chancelière allemande, Angela Merkel, sous l’égide de l’ONU, a organisé à Berlin, en Allemagne, le 19 janvier 2020, un Sommet sur la paix en Libye, qui a appelé l’ensemble des protagonistes du conflit à trois actions immédiates : instaurer un cessez-le-feu permanent sur le terrain, mettre fin aux ingérences étrangères et respecter l’embargo sur les armes, décidé par le Conseil de sécurité, depuis 2011.
L’Algérie a pris le témoin, quatre jours plus tard, le 23 janvier courant. Les cinq pays voisins directs de la Libye se sont retrouvés à Alger, « dans le cadre des efforts internationaux visant à favoriser le règlement politique d’un conflit qui menace la stabilité régionale ». Les ministres des Affaires étrangères d’Égypte, du Mali, du Niger, du Soudan du Tchad et de la Tunisie, en présence de leur homologue allemand, Heiko Maas, venu informer les participants des résultats du sommet international de Berlin, « ont exhorté les belligérants libyens à s’inscrire dans le processus de dialogue, sous les auspices de l’ONU, avec le concours de l’Union africaine et des pays voisins de la Libye, en vue de parvenir à un règlement global, loin de toute interférence étrangère ». « Ils ont appelé à la préservation de la sécurité en Libye, son indépendance et son intégrité territoriale, ainsi qu’au rejet des interventions étrangères qui ne font que perdurer la crise et la rendre plus complexe ».
Le 26 janvier courant, les mêmes participants au sommet de Berlin et intervenants en Libye poussaient leurs deux poulains à reprendre les armes ! L’encre de leur communiqué conjoint n’aura pas eu le temps de sécher…Une offensive des troupes du maréchal Haftar est lancée sur la route menant à la ville portuaire de Misrata, port stratégique qui se trouve à environ 120 kilomètres de Tripoli. Jusqu’à quand tiendra le gouvernement reconnu de Farraj ?
L’Union africaine, qui avait, organisé un précédent sommet à Brazzaville, en République du Congo, sous les auspices du président du Comité de haut niveau de l’Union africaine sur la crise libyenne et président du pays hôte, Denis Sassou-N’Guesso, le 9 septembre 2017, s’apprête à prendre le relais d’Alger. Un autre sommet, sur la question, va s’y tenir le 30 janvier prochain.
Devra-t-on, un jour, prévoir un « Sommet sur les Sommets consacrés à la paix en Libye » ? Des rencontres sur la Libye, sont même orchestrées sans les Libyens, la simple mention du nom de leur pays suffit. Le sésame, pour en tirer profit. Les Libyens peuvent entonner le cri qui suit : « Hier, je mourais sous les bombes et les frappes, vous faisiez des réunions. Aujourd’hui, je continue de mourir sous les bombes et les frappes, pendant que vous organisez toujours des réunions ! »
Les autres Sahéliens, Burkinabè, Maliens, Mauritaniens, Nigériens et Tchadiens, qui endurent les contrecoups mortels du chaos libyen, se joindront à ce chœur sanglant…