L’expert en relations internationales, Gilles Munier, nous explique les jeux ambigus du maréchal Haftar prèt à s’allier avec l’OTAN, l’Egypte, la France ou Israel dans le conflit libyen
Le maréchal autoproclamé Khalifa Haftar n’étant pas parvenu à prendre Tripoli défendue par la Turquie, Emmanuel Macron a déclaré que la Turquie « joue un jeu dangereux ». Il a appelé à la cessation des ingérences étrangères dans le pays et ajouté qu’il en allait de « l’intérêt de toute la région et même de l’Europe ».
Or, la France participe – avec l’Egypte, l’Arabie saoudite, les Emirats Arabes Unis, la Russie… et Israël – aux ingérences qu’elle dénonce en soutenant Haftar, homme fort de Cyrénaïque, diplomatiquement et militairement.
En juillet 2016, la mort de trois membres des forces spéciales françaises dans un accident d’hélicoptère dans l’est libyen et l’arrestation en avril 2019 de 13 « diplomates » français armés venant de Tripolitaine à un poste frontière tunisien, ont révélé l’existence d’opérations clandestines françaises de déstabilisation en Libye.
En échange de cette aide : des promesses dans domaine pétrolier et la recherche de gaz off-shore dans le Golfe de Syrte et, dit-on, l’utilisation de la base aérienne d’Al-Koufrah pour faire le plein de kérosène des avions-cargo transportant l’uranium et l’or extraits au Mali.
Après la défaite subie le mois dernier par les troupes d’Haftar en Tripolitaine, la décision du président égyptien Abdel Fattah al-Sissi d’intervenir militairement si le gouvernement de Tripoli attaquait la ville de Syrte, la menace d’une déstabilisation pèse à nouveau sur le Maghreb.
Un « contra » nommé Hifter
Khalifa Haftar, aujourd’hui âgé de 75 ans, est passé dans le camp occidentalen 1987 après avoir été battu à Ouadi-Doum, au nord du Tchad, par les troupes de Hissène Habré, appuyées par des parachutistes français et des forces américaines, lors d’une équipée ordonnée par Mouammar Kadhafi pour annexer la bande d’Aozou.
Fait prisonnier, inquiet du sort qui lui serait réservé s’il retournait à Tripoli, il se mit avec une partie de ses hommes au service de la CIA. L’agence envisageait d’organiser une opération du genre « contras » contre Kadhafi, c’est-à-dire de créer une armée à sa solde, comme elle l’avait fait au Nicaragua pour tenter de renverser le régime sandiniste. Le projet n’eut jamais lieu. Haftar opéra au Tchad jusqu’à la déposition de Hissène Habré par Idriss Déby en 1990 sous l’égide du « Front national pour le salut de la Libye (FNSL) ».
Exfiltré par les Américains du Tchad avec ses partisans, Haftar s’installa alors en Virginie, à deux pas de Langley, siège de la CIA. Il y vécut jusqu’en 2011 à la tête d’un groupuscule baptisé « Armée nationale libyenne (ANL) ». Selon le Washington Post, il y a acquis la nationalité américaine sous le nom de Khalifa Hifter. A part une tentative de rébellion armée contre Kadhafi en 1993, on ne peut pas dire que sa participation au renversement du Guide de la Jamahiriya arabe libyenne ait été déterminante.
Un « joker » au service de l’OTAN… et d’Israël
Lors de son retour triomphal organisé à Benghazi en 2011, il tente de s’imposer comme chef d’Etat-major de l’armée, mais les islamistes le désavouent et il retourne en Virginie…
Il revient en 2014 et reprend le sigle ANL (Armée nationale libyenne) pour combattre Al-Qaïda. Il parvient cette fois à s’imposer comme branche militaire du gouvernement de l’est du pays qui siège à Tobrouk. Et, en septembre 2016, il s’autoproclame maréchal !
Reste à conquérir la Tripolitaine et les provinces du sud libyen. La coalition étrangère et la secte salafiste madkhaliste d’obédience saoudienne qui le soutiennent ne suffisant pas, Haftar s’est tourné vers Israël. Suite à des pourparlers avec des agents du Mossad en Jordanie en 2015, l’aviation israélienne l’a déjà aidé en bombardant Syrte. Il ne faut donc pas s’étonner si Abdul Salam al-Badri, son n°2, a déclaré dernièrement à un journal israélien, qu’Haftar ne sera jamais l’ennemi de l’Etat juif et qu’ils ont un ennemi commun : Recep Tayyip Erdogan…
Pour une solution négociée du conflit
Il ne faut pas non plus désespérer de l’évolution de la situation en Libye. Khalifa Haftar est âgé et malade. Son successeur ne campera peut-être pas sur les mêmes positions que lui. Le 22 juin 2020, les Etats-Unis ont envoyé le général Stephen Townsend, chef de l’AFRICOM (Commandement des États-Unis pour l’Afrique), rencontrer Fayez al-Sarraj, Premier ministre du Gouvernement libyen d’union nationale (GNA). Ils ont parlé de lutte anti-terroriste et de « coopération stratégique ».
De toute évidence, la guerre civile en Libye n’aura pas de solution militaire. L’Algérie qui pourrait être déstabilisée si le conflit en Libye s’envenime, a raison de militer pour une « solution politique négociée » sous l’égide de l’ONU. Elle n’a pas intérêt à s’immiscer militairement dans le chaos libyen autrement qu’en offrant l’appui de sa diplomatie… si les parties en conflit le lui demandent.
Pour le président égyptien Sissi, Syrte est une ligne rouge à ne pas franchir par le GNA, gouvernement légitime du pays. De quoi se mêle-t-il ? Son pays, exsangue, a-t-il vraiment les moyens de s’engager ouvertement dans une guerre sans issue ? Mais qui sait ce qui se passe dans la tête d’un dictateur…
*Article publié en langue arabe sur le site algérien El Bahdja news le 1 juillet 2020