Des antagonismes politiques libanais et des interférences régionales, notamment iraniennes, prolongent la crise ministérielle à Beyrouth malgré les efforts de la France qi désormais hausse le ton.
Une chronique de Michel Touma
Un rendez-vous manqué. Un de plus. Les Libanais, désabusés et surtout las du marasme qui frappe le Liban sans répit, ne comptent plus les occasions ratées. La réunion que le président Emmanuel Macron envisageait de tenir il y a quelques jours à l’Elysée avec le Premier ministre libanais désigné Saad Hariri et le chef du Courant patriotique libre (CPL) Gebrane Bassil n’a finalement pas eu lieu. Cette rencontre devait aboutir à un déblocage au niveau de la formation d’un nouveau gouvernement, qui se fait attendre depuis près de huit mois. Après la démission du cabinet de Hassan Diad le 10 août dernier, suite à la double explosion cataclysmique du 4 août au port de Beyrouth, M. Hariri avait été chargé à la fin du mois d’août par le président libanais Michel Aoun de former un gouvernement, sur base des termes de l’initiative française lancée au début du mois de septembre par le président Macron. Cette initiative française prévoyait notamment la mise en place d’un gouvernement dit « de mission », appelé à appliquer une série de réformes structurelles en vue d’ouvrir la voie à une aide économique internationale.
Chicayas entre le Président Aoun et Saad Hariri
Depuis près de huit mois, les multiples démarches en vue de donner naissance à ce gouvernement n’ont abouti à aucun résultat du fait du bras de fer qui oppose le Premier ministre désigné et son camp politique (plus précisément « le Courant du futur », organisation sunnite), d’une part, au président Aoun et au CPL (formation chrétienne fondée par le président Aoun), d’autre part.
En apparence, ce différend porte sur deux points fondamentaux :
1- Les prérogatives respectives du président de la République et du Premier ministre désigné pour ce qui a trait au processus de formation du gouvernement, le président Aoun soulignant que le chef de l’Etat doit avoir un rôle essentiel dans la mise sur pied de l’équipe ministérielle, alors que le Premier ministre insiste pour réduire le rôle du chef de l’Etat sur ce plan.
2- Les modalités de choix des ministres. Compte tenu du caractère communautaire du système politique au Liban, les deux formations chiites (le Hezbollah pro-iranien et le mouvement Amal du président de la Chambre Nabih Berry), insistaient pour nommer elles-mêmes le ministre des Finances (poste-clé au niveau du pouvoir exécutif). Saad Hariri a cédé dès le départ sur ce point, acceptant que ce portefeuille revienne à une personnalité chiite, désignée par le tandem Hezbollah-Amal. De ce fait, le président Aoun a insisté pour qu’il nomme lui-même la plupart des ministres chrétiens.
Ces tiraillements sont fréquents dans la pratique politique au Liban, de sorte que nombre d’observateurs estiment qu’ils ne sauraient expliquer à eux seuls l’impasse dans laquelle se débat le Liban, d’autant que le pays est confronté à une profonde crise économique, sociale et financière sans précédent. A en croire les milieux de l’opposition, le bras de fer qui oppose le camp du chef de l’Etat à celui du Premier ministre désigné n’est en fait que la partie visible de l’iceberg. Ces mêmes sources affirment qu’en réalité, c’est l’Iran qui tire les ficelles en coulisses, en profitant de la complicité du président de la République, afin de bétonner son emprise sur le Liban et d’exploiter ainsi la carte libanaise dans son conflit avec les Etats-Unis et l’Occident, en général.
« Liban d’abord »
Indépendamment de ces considérations politiques et du poids acquis par l’Iran sur la scène libanaise, la crise actuelle est, à n’en point douter, rendue plus complexe par le profil, les motivations et le caractère des principaux protagonistes qui se livrent une impitoyable guerre froide.
Le président Aoun est ainsi accusé par l’opposition de manœuvrer et de faire obstruction à la formation du gouvernement afin de paver la voie à l’accession de son gendre, Gebrane Bassil, à la présidence de la République. Quant à M. Bassil qui fait l’objet de sanctions américaines pour corruption à grande échelle. Il chercherait à se blanchir et à s’imposer comme principal leader chrétien sur l’échiquier local, profitant sur ce plan des liens qu’il a tissés avec le Hezbollah.
Saad Hariri, le Premier ministre ressenti, a un passé et une personnalité plus complexes. Il a fait son entrée dans l’arène politique libanaise après l’assassinat de son père, l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, le 14 février 2005. Le fils, qui se consacrait aux affaires familiales et n’avait pas de penchant particulier pour les affaires publiques, n’était nullement voué à une vocation politique et c’est donc sans grande expérience sur ce plan qu’il a succédé à son père et qu’il a hérité par le fait même du Courant du futur.
D’entrée de jeu, Saad Hariri a opté pour une ligne de conduite axée sur la modération, la conciliation avec les autres composantes politiques, et le rejet du recours à la violence ou de toute aventure milicienne. C’est sur ces bases qu’il a prôné d’emblée une option « libaniste » et souverainiste sous le slogan « Liban d’abord ».
Ses détracteurs ont fini par lui reprocher un tel caractère un peu trop conciliant face à un Hezbollah ayant bâti son influence politique sur un important arsenal militaire stratégique et sur un projet transnational ancré de manière inconditionnelle au pouvoir des mollahs iraniens.
Des concessions au Hezbollah
Le comportement conciliant de Saad Hariri – dont la famille, du temps de son père, a toujours entretenu des relations d’affaires et des liens politiques très étroits avec l’Arabie Saoudite – n’a pas empêché le Hezbollah pro-iranien de mener une campagne assidue contre le royaume saoudien et les pays du Golfe en général. Malgré cette guerre ouverte menée par le parti chiite, M. Hariri s’en est tenu à son option de modération qui s’est traduite progressivement par une série de concessions, dans le partage du pouvoir, faites à l’allié de Téhéran.
Une telle ligne de conduite a abouti à une détérioration des rapports entre le prince héritier saoudien, l’émir Mohammed ben Salmane (MBS) et M. Hariri dont la côte de popularité a en outre été rognée du fait de cette attitude de modération et d’une manœuvre politicienne du Hezbollah qui, faisant fi de la politique de la main tendue, s’est employé à renforcer des personnalités sunnites locales, rivales du Courant du futur dans certaines régions, notamment dans des zones rurales.
Parallèlement, et pour les mêmes considérations, les alliés traditionnels du Courant du futur sur la scène libanaise ont pris leur distance à l’égard de M. Hariri.
La France hausse le ton
C’est dans un tel contexte que le chef du Courant du futur a été désigné à la fin du mois d’août dernier pour former un nouveau gouvernement qui soit en phase avec l’initiative du président Macron. Les tiraillements internes combinés aux interférence régionales, notamment iraniennes par le biais du Hezbollah, ont toutefois entrainé le pays dans l’impasse. Face à la dégradation continue, les dirigeants français, fidèles aux relations ancestrales entre la France et le Liban, ont récemment haussé le ton, stigmatisant l’attitude obstructionniste de certains responsables officiels libanais. C’est dans le but de stopper la descente aux enfers que le président Macron aurait envisagé de parrainer la tenue à l’Elysée d’une réunion entre MM. Hariri et Bassil afin de débloquer la formation du gouvernement.
Selon les milieux de l’opposition, les Français auraient cependant stoppé ce projet après avoir réalisé que M. Bassil n’avait pas abandonné son attitude obstructionniste quant à la mise sur pied d’une équipe ministérielle crédible et ne percevait l’entrevue à l’Elysée que sous l’angle d’une opportunité pour lui de redorer son blason et de s’imposer comme acteur incontournable sur la scène politique.
A en croire des milieux diplomatiques occidentaux, les instances dirigeantes françaises et européennes envisageraient depuis quelques jours d’adopter certaines mesures contre les responsables officiels qui font obstruction à la formation du gouvernement, en dépit de la gravité de la situation. Ces informations non encore confirmées rejoignent en tout état de cause les propos particulièrement fermes tenus il y quelques jours par le chef du Quai d’Orsay Jean-Yves Le Drian qui a souligné, lors d’un débat au Sénat, que si les responsables au Liban s’abstiennent de prendre leurs responsabilités, « nous saurons, nous, prendre alors nos responsabilités ». A l’évidence, les Libanais sont loin d’être au bout de leur peine …