Les éditions Elyzad, maison tunisienne à la ligne éditoriale exigeante, poursuivent leur remarquable travail de passeur entre les rives de la Méditerranée. Avec « Le Coiffeur aux mains rouges » de Kebir M. Ammi, elles confirment leur talent pour dénicher des voix qui abordent avec finesse les complexités historiques et mémorielles traversant notre monde contemporain. Cette publication démontre une fois encore comment cette maison d’édition défend une littérature qui conjugue qualité d’écriture et profondeur de la réflexion.
Une chonique de Jean Jacques Bedu sur un livre sz Kebir M. Ammi, Le Coiffeur aux mains rouges (Éditions Elyzad, 24/01/2025, 160 pages, 16,50 €)
Une traque au cœur des filiations brisées
« Je l’ai retrouvé après une longue traque, dans une chambre, à Arcueil, sur la N20, au-dessus d’une boutique qui attendait d’être transformée en sandwicherie ». D’emblée, Kebir M. Ammi nous plonge dans l’urgence d’une quête, celle d’un narrateur épuisé, prêt à affronter un homme qu’il a poursuivi pendant des années. Ce narrateur, dont l’identité se dévoile progressivement, est le fils de l’homme qui a égorgé le père de Lakhdar pendant la guerre d’Algérie. Cette révélation fondatrice transforme une simple traque en un face-à-face vertigineux entre deux hommes que tout devrait opposer, mais que le destin colonial a inexorablement liés. « Nous étions liés, Lakhdar et moi, et je ne le savais pas », confesse le narrateur, dans un aveu qui éclaire rétrospectivement toute la dynamique du roman. Dans cette chambre exiguë d’Arcueil, l’auteur construit donc bien plus qu’une confrontation : c’est le nœud gordien des héritages coloniaux qui se trouve exposé. La « foudroyante sérénité » de Lakhdar face à la fureur impatiente du narrateur dessine d’emblée les deux trajectoires morales qui s’entrecroisent dans le roman.
Lakhdar : l’homme au rasoir purificateur
La figure de Lakhdar se construit par fragments successifs, comme un portrait en mosaïque. Ammi nous le présente d’abord comme « un pauvre diable qui ne laissait rien voir de l’enfer qui le tourmentait » Son apparence physique oscille entre douceur et menace : un « regard clair, transparent, aigu », des yeux qui « viraient au vert turquoise », une « voix très douce, un peu monocorde ». Ce qui frappe dans la construction du personnage, c’est sa dualité constitutive : « ce carrefour de sentiments contraires » Fils d’un coiffeur assassiné sous ses yeux à l’âge de cinq ans, Lakhdar a construit toute son existence autour d’un unique projet : retrouver le meurtrier de son père et reproduire exactement l’acte qui a brisé sa vie. Cette vengeance ritualisée devient sa raison d’être, son « entreprise » comme il la nomme lui-même.
Le génie du romancier est de ne jamais réduire Lakhdar à la figure trop classique d’un homme épris de vengeance. Le personnage conserve une profondeur troublante, capable d’une réelle bonté, comme lorsqu’il « partage son pain avec les migrants de la porte de la Chapelle », ou lorsqu’il protège avec abnégation le vieux Monsieur Dubonrepère.
Les fantômes de la guerre d’Algérie
Le roman choisit d’explorer les séquelles de la guerre d’Algérie par la voie des traumatismes individuels, des blessures intimes qui, mises bout à bout, composent l’histoire collective. L’Organisation Armée Secrète (O.A.S), groupe paramilitaire créé en 1961 pour maintenir l’Algérie française, hante le récit. La date du 19 mars 1962, jour des accords d’Évian mettant fin à la guerre, devient dans le roman un lieu symbolique (la place du 19 mars 1962), espace de mémoire où les trajectoires des personnages s’entrecroisent fatalement. Ce qui distingue l’approche de Kebir Ammi, c’est son refus du manichéisme historique. Quand le narrateur affirme « Il n’y a pas les bons d’un côté et les méchants de l’autre », il ne cherche pas à absoudre les criminels, mais à reconnaître la complexité des engrenages qui ont broyé des vies. Le personnage de Monsieur Dubonrepère incarne cette complexité : ancien tortionnaire de l’OAS devenu défenseur des migrants, il porte en lui la possibilité d’une transformation morale, sans pour autant échapper à son passé.
Kebir Ammi dévoile peu à peu les mécanismes psychologiques de la blessure originelle. Lakhdar, témoin de la décapitation de son père à l’âge de cinq ans, forge toute son existence autour de cette lacération fondatrice. « Il n’arrêtait pas de penser à Lakhdar […] Dès le premier regard, j’avais senti qu’il était à part et qu’il avait toujours œuvré pour que son visage soit un masque plus vrai que nature ». Cette fêlure intime a sculpté chez lui l’art du camouflage parfait, la capacité à devenir invisible tout en orchestrant méthodiquement sa vengeance.
Le narrateur, fils du bourreau, porte de son côté un traumatisme inverse mais symétrique : celui d’être né d’un monstre. « J’avais rompu toutes les amarres et tous les ponts avec lui. […] Je m’en veux aujourd’hui de ne l’avoir pas comprise [sa mère] comme il se doit, mais il est trop tard ». Son rejet violent de la figure paternelle l’a coupé de sa propre mère, créant un double vide identitaire. Ce jeu de miroirs douloureux permet au romancier d’explorer l’héritage des violences à travers les générations. Les fils portent les plaies des pères, qu’ils soient victimes ou bourreaux. « C’est mon histoire en vérité que j’écrivais, c’est l’histoire d’un homme qui n’a pas tout choisi et qui doit porter sur ses épaules un fardeau qui ne lui appartient pas entièrement », confesse le narrateur dans un aveu qui éclaire toute la dynamique transgénérationnelle du roman.
Deux figures de substitution
Madame Robitaille, cette Française rapatriée d’Algérie, fonctionne comme une figure maternelle de substitution pour les deux protagonistes. Elle a aimé en Algérie un homme prénommé… Lakhdar, combattant indépendantiste mort sous les coups de l’OAS. Quand le jeune Lakhdar frappe à sa porte, elle croit reconnaître le fantôme de son amour perdu : « Elle avait l’impression que le temps s’était mis à courir à rebours, il avait le même port de tête que ce garçon qui se prénommait lui aussi Lakhdar ». Cette confusion identitaire crée un espace ambigu où l’amour maternel se mêle au désir romantique, où le présent rejoue sans cesse un passé inconsolable. « Elle se baladait sans cesse dans ses souvenirs, elle errait dans des rues blanches […] comme si le ciel chaque jour s’efforçait d’abord de poser des fleurs à chaque coin de la ville ». Cette nostalgie idéalisée contraste avec la violence réelle de la guerre, créant une dissonance mémorielle caractéristique du trauma colonial.
Monsieur Dubonrepère fonctionne quant à lui comme un double inversé du père de Lakhdar. Ancien membre de l’OAS devenu défenseur des migrants, il incarne la possibilité d’une rédemption. « La vie est un trop long voyage, écrit Lakhdar dans une page de son carnet, il n’avait que dix-sept ans quand il a rédigé cette phrase, mais elle portait tous les échos de son désarroi et son impossibilité de vaincre ses tourments pour trouver un peu de paix qui lui permit de vivre » Ne pourrait-on pas appliquer cette phrase à Dubonrepère, hanté par ses crimes passés.
Le motif de la décapitation et du salon de coiffure
Au cœur du roman pulse le motif de la décapitation, acte qui symbolise la rupture absolue. La tête coupée revient comme une obsession structurante : « Son père avait été égorgé sous ses yeux, à Marengo, en Algérie, par un type de l’O.A.S », puis : « Le corps, décapité, de Monsieur Dubonrepère a été retrouvé jeudi 19 mars, à quinze heures. Sa tête avait été placée dans le congélateur et elle était couverte de glace ». Cette violence extrême opère sur plusieurs niveaux symboliques. Elle représente d’abord la rupture coloniale brutale, ce moment où des communautés entremêlées ont été séparées par la violence politique. Elle incarne également la coupure symbolique entre la raison et l’émotion, entre le passé et le présent, entre l’identité assumée et l’identité refoulée. Le salon de coiffure devient alors un espace liminal fascinant, à la fois lieu du quotidien et théâtre ritualisé de la violence. Le coiffeur, figure traditionnelle de transformation identitaire (celui qui modifie l’apparence), devient l’agent d’une transformation plus radicale. Lakhdar, en choisissant le métier de son père assassiné, crée un effet de miroir troublant qui brouille les frontières entre victime et bourreau.
Pour raconter cette histoire où la mémoire est elle-même fracturée, Kebir Ammi déploie une narration éclatée qui reflète les mécanismes du traumatisme. Le récit principal est constamment interrompu par des extraits de journaux intimes, des lettres, des fragments de mémoires. Cette fragmentation reproduit formellement le fonctionnement d’une mémoire traumatique qui procède par flash-back, par retours obsessionnels, par trous noirs et hypermnésies paradoxales. Les temporalités s’entremêlent, créant un effet de suspension où passé et présent semblent coexister. Cette technique narrative permet de montrer comment le trauma colonial continue d’habiter le présent, comment les morts d’hier dictent encore les gestes des vivants d’aujourd’hui.
L’impossible réparation
Le roman vibre en résonance avec les controverses actuelles sur l’héritage colonial et les possibilités de réconciliation. À travers le parcours croisé de Lakhdar et du narrateur, Ammi soulève une interrogation fondamentale : peut-on véritablement panser les plaies béantes du passé colonial ? Le personnage de Monsieur Dubonrepère, qui « s’est flagellé toute sa vie », qui « ne savait comment apaiser sa conscience », laisse entendre que ni l’absolution ni l’expiation ne constituent des voies aisément praticables.
« Peut-on prêcher le Mal pour cueillir le Bien ? Peut-on réparer le Mal par le Mal ? », s’interroge le narrateur. Ces questions traversent nos sociétés contemporaines, où la reconnaissance des crimes coloniaux fait l’objet de débats politiques intenses. Le roman nous invite à considérer la dimension profondément intime et psychologique de ces questions mémorielles, au-delà des discours officiels.
En montrant comment la violence coloniale continue de façonner des destins individuels des décennies après la fin officielle des conflits, Ammi nous rappelle que l’histoire n’est jamais véritablement passée. Elle vit dans les corps, dans les esprits, dans les relations familiales.
Le refus des certitudes morales
Le Coiffeur aux mains rouges refuse toute résolution facile ou toute certitude morale définitive. Ni les victimes ni les bourreaux ne sont réductibles à des catégories trop simplistes. Chacun porte en lui la possibilité d’une renaissance comme celle d’une chute. Chacun navigue entre déterminisme historique et responsabilité individuelle. Le génie de Kebir Ammi est d’avoir créé une œuvre qui, tout en explorant spécifiquement les cicatrices de la guerre d’Algérie, parle à toutes les consciences meurtries, à tous les êtres fragmentés par les violences collectives. Son roman nous rappelle une vérité essentielle : nous ne choisissons pas toujours l’histoire qui nous fonde, mais nous pouvons choisir la manière dont nous y répondons – et c’est dans ce choix que réside notre liberté fondamentale.