L’héritage d’Hannah Arendt face au populisme de Trump

Cet article essaie de démontrer, par le prisme de la pensée d’Hannah Arendt, que l’attitude et le discours de Trump se trouvent en résonance avec les dynamiques totalitaires qu’elle a décrites, nous invitant à rester vigilants quant à la préservation d’un espace politique où la liberté de penser et d’agir demeure souveraine.

Jean Jacques Bedu

Hannah Arendt a consacré une partie de son œuvre à interroger la nature même du totalitarisme. Dans La nature du totalitarisme, elle affirme que « le régime totalitaire est sans lois, mais il n’est pas arbitraire » – une formulation qui met en exergue la substitution de la rationalité juridique par la logique de la terreur et de l’idéologie. Pour Hannah Arendt, le totalitarisme ne se contente pas de concentrer le pouvoir ; il dissout les repères traditionnels, annihile l’espace public et fait disparaître l’autorité fondée sur le droit et le jugement. Ce faisant, il engendre un univers politique où l’individu se trouve dépossédé de sa capacité à penser et à agir en tant que citoyen.

De la modernité du totalitarisme selon Hannah Arendt

En outre, dans Eichmann à Jérusalem, la philosophe introduit la notion de « banalité du mal » pour décrire la monstruosité commise non par des fanatiques, mais par des bureaucrates incapables de penser autrement que par des automatismes – une forme d’aliénation qui supplante le jugement moral individuel. Pour Hannah Arendt, la normalisation du mal s’opère lorsque les individus, en se conformant aveuglément aux ordres et aux normes imposées par un système totalitaire, perdent toute capacité critique et se fondent dans la masse. Ce constat sera ici mis en parallèle avec certains traits observables dans le comportement et la rhétorique de Donald Trump.

L’une des prémisses fondamentales de la pensée de la philosophe est que la politique doit rester le domaine de l’action et de la parole partagée entre citoyens. Pour Hannah Arendt, l’espace public constitue le lieu même de l’apparition de l’identité politique et de la liberté, « l’espace dans lequel le monde se fait visible ». Dans le cas de Trump, on observe une volonté persistante de délégitimer cet espace commun. Par ses attaques virulentes contre la presse et ses opposants, il cherche à ériger une sphère parallèle où la vérité se trouve remplacée par la propagande et la désinformation. Ainsi, sa rhétorique tend à faire disparaître le débat public structuré, pour le réduire à une confrontation de slogans et de jugements hâtifs, rappelant en cela l’effacement progressif de la tradition démocratique que décrit Arendt lorsqu’elle évoque la disparition des institutions républicaines face à l’idéologie totalitaire. La mise en scène de l’humiliation de Volodymyr Zelensky dans le Bureau ovale, devant les caméras du monde entier, offre à cet égard une illustration saisissante de cette dissolution de l’espace public et du remodelage du réel à des fins de domination. Convoqué à afficher publiquement son allégeance au récit voulu par Trump, le président ukrainien se voit réduit au rôle de figurant dans un spectacle politique soigneusement orchestré, où la relation diplomatique elle-même est instrumentalisée pour conforter l’autorité du leader. Un tel épisode, en transformant une rencontre d’État en une tribune personnelle, exprime la manière dont un pouvoir autoritaire tend à remodeler la réalité politique afin d’asseoir son emprise – phénomène qu’Hannah Arendt identifie au cœur du fonctionnement totalitaire.

Hannah Arendt insiste sur le rôle central du « chef » dans les régimes totalitaires, où le leader incarne à lui seul l’idéal du mouvement et s’impose comme la source unique de la vérité politique. Pour elle, le totalitarisme s’appuie sur une personnalité magnétique, souvent charismatique, qui réussit à mobiliser les masses en se présentant comme le sauveur ou le garant d’un ordre nouveau. La figure de Donald Trump, avec son style inimitable, son insistance sur l’authenticité – ou l’apparente authenticité – et son rejet des contre-pouvoirs, évoque cette dynamique. Dans un contexte où l’individu semble avoir perdu la capacité de penser par lui-même, Trump se présente comme le seul capable de redonner sens à l’action politique, en mobilisant une base électorale qui, par adoration et par crainte, se voit invitée à se soumettre à sa volonté. Ce culte de la personnalité n’est pas sans rappeler, chez Hannah Arendt, les processus de domination où le charisme du leader supplante les institutions et s’inscrit dans une logique de domination totale.

Un autre point saillant dans la pensée d’Hannah Arendt est la question du jugement – la capacité de distinguer le bien du mal et d’agir en conséquence. Dans Eichmann à Jérusalem, elle décrit comment le fonctionnaire banal, dépourvu de réflexion morale, se contente d’obéir à des ordres dénués de sens critique, ce qui conduit à l’incarnation d’un mal ordinaire mais systématique. De manière analogue, le discours de Trump se caractérise par une absence de nuance et une prédilection pour les généralisations simplistes qui se substituent à un examen rigoureux des faits. La volonté d’étouffer toute contestation réelle se manifeste également dans ses prises de position concrètes. Trump va ainsi jusqu’à menacer d’interdire purement et simplement les manifestations étudiantes sur les campus universitaires : il déclare que « Les agitateurs seront emprisonnés et/ou renvoyés définitivement dans leur pays d’origine. Les étudiants américains seront définitivement exclus ou, selon leur crime, arrêtés ». Par cette rhétorique aux accents de terreur d’État, il fait peser une menace inédite sur la liberté d’expression et de réunion, fragilisant frontalement des institutions académiques censées être des lieux de débat et de pluralisme. Une telle injonction, en sapant des droits démocratiques fondamentaux et en instaurant un climat de peur, s’inscrit dans le prolongement de ses attaques systématiques contre les institutions, de son rejet des expertises et de sa promotion d’une « vérité alternative ». Elle témoigne d’une incapacité – volontaire ou non – à tolérer la contradiction et à exercer un jugement autonome. Hannah Arendt avertissait que c’est précisément ce renoncement au jugement critique qui permet au totalitarisme de s’installer, transformant la politique en une arène où la « vérité » n’est plus qu’un prétexte à la manipulation des foules.

L’idéologie comme instrument de domination

Selon Hannah Arendt, l’idéologie totalitaire n’est pas simplement un ensemble d’idées, mais un système de pensée qui vise à éliminer toute contradiction en imposant une vision du monde unifiée et inattaquable. Elle écrit notamment que le totalitarisme cherche à « cristalliser » la réalité en une vérité unique, bannissant le doute et la pluralité des opinions. Dans l’ère Trump, on constate que son discours se veut incontestable, que toute critique est présentée comme une attaque contre le « peuple » ou contre un ordre naturel. Par exemple, lors d’un discours télévisé, Trump a affirmé que toute remise en question de ses résultats électoraux était une insulte à la nation, condamnant ainsi toute opposition comme un acte de trahison envers le peuple. Cette stratégie, en érigeant son récit en dogme incontestable et en réduisant l’ensemble des débats à un choix binaire entre loyauté et déloyauté, incarne parfaitement la dynamique de cristallisation de la réalité décrite par Arendt.

Par l’usage répétitif d’arguments simples et de slogans, Trump instaure une logique manichéenne où le complexe est systématiquement réduit à une dualité simpliste. Ce procédé, en enfermant la réalité dans un schéma rigide, n’est pas sans rappeler la manière dont le totalitarisme, tel que théorisé par Arendt, cherche à réduire l’univers à des catégories préétablies, éliminant ainsi toute possibilité de débat.

Hannah Arendt souligne également l’importance de la terreur dans l’appareil totalitaire, non pas tant par l’usage excessif de la violence physique que par l’instauration d’un climat de peur omniprésent qui paralyse la réflexion individuelle. Dans ses écrits, elle note que le totalitarisme « ne permet pas de penser, de parler, d’agir autrement » car il instaure une logique de peur qui supplante la liberté d’expression et la pluralité des opinions. Si, dans le cas de Trump, on ne constate pas une terreur comparable à celle des régimes historiques étudiés par la philosophe, force est de constater qu’il recourt à des méthodes similaires pour intimider ses opposants et semer la méfiance envers des institutions jugées « corrompues » ou « hostiles ». L’utilisation d’un langage belliqueux et la valorisation d’un nationalisme exacerbé créent un climat où la peur – qu’elle soit réelle ou manipulée – devient l’outil privilégié de légitimation du pouvoir.

De la philosophe à Donald Trump 

Face à ces éléments, force est de constater que la théorie d’Hannah Arendt offre un prisme pertinent pour interpréter certains aspects de la gouvernance trumpiste. D’une part, la concentration du pouvoir entre les mains d’un leader charismatique, couplée à la dégradation de l’espace public et à la banalisation du discours politique, rejoint les caractéristiques fondamentales du totalitarisme telles que définies par Arendt. D’autre part, le recours systématique à l’idéologie – une idéologie qui se présente comme incontestable et qui a pour effet d’effacer le doute – permet de comprendre comment Trump parvient à mobiliser une partie importante de l’opinion publique malgré l’absence d’un programme politique cohérent au sens traditionnel.

En mobilisant des ressorts de la peur, en niant l’existence de contre-pouvoirs crédibles et en réduisant l’appareil de l’État à un simple instrument de volonté personnelle, il illustre ce qu’Hannah Arendt appelait l’effacement progressif de la sphère politique. Par exemple, lors d’une déclaration alarmiste en 2018, Trump a averti que la caravane de migrants à la frontière sud constituait une « invasion imminente » destinée à déstabiliser l’Amérique, usant ainsi d’une imagerie terrifiante pour mobiliser ses partisans et justifier des mesures répressives. Ce processus – qu’il réitère aujourd’hui –, conduit à la dissolution du jugement individuel et à l’acceptation passive d’un ordre imposé, constitue l’un des fondements de toute dictature totalitaire.

Pour Hannah Arendt, le véritable danger réside précisément dans cette perte du lien entre la pensée et l’action, dans la disparition du débat public et de la responsabilité individuelle. Or, dans le contexte actuel, l’ère Trump semble illustrer ce glissement : la passion des partisans se substitue à une réflexion critique, la simple répétition d’un discours populiste supplante l’analyse raisonnée, et l’affaiblissement des institutions démocratiques laisse présager une dérive autoritaire inquiétante.

Une démocratie en péril

À travers l’analyse de ces divers aspects – la dégradation de l’espace public, le culte de la personnalité, la banalisation du mal et la manipulation idéologique – il apparaît que la théorie d’Hannah Arendt demeure d’une actualité saisissante pour appréhender les tendances autoritaires contemporaines incarnées par Donald Trump. Son œuvre, qui fut écrite pour comprendre un phénomène historique précis, se révèle être un outil analytique précieux pour mettre en lumière les affaiblissements de la démocratie et l’érosion des contre-pouvoirs.

Ainsi, si la gouvernance trumpiste ne constitue pas, à proprement parler, un régime totalitaire au sens strict – compte tenu des spécificités institutionnelles des démocraties américaines – elle partage néanmoins avec le totalitarisme les mécanismes de domination idéologique, la dissolution de l’espace public et l’abdication du jugement critique. Dans cette perspective, la pensée d’Hannah Arendt s’impose comme un éclairage théorique puissant, capable de transcender les époques pour dénoncer toute dérive qui viendrait menacer la liberté et la pluralité inhérentes à l’existence politique.

En définitive, dans un monde où la frontière entre liberté et autoritarisme se fait de plus en plus ténue, reprendre les leçons d’Hannah Arendt apparaît comme une nécessité impérieuse pour préserver la vitalité de nos démocraties. À l’image de ses avertissements sur la banalisation du mal et l’effacement de l’espace public, l’analyse de l’ère Trump invite chacun à réfléchir sur le prix de l’abandon du jugement individuel et sur le rôle essentiel du débat public dans la sauvegarde de la liberté.