Depuis Abidjan, notre ami et chroniqueur Venance Konan adresse cette lettre poignante et digne à Marwan, son cher frère palestinien en souffrance » pour lui murmurer: « je pleure vraiment tous les jours avec toi ».
Marwane, mon cher frère en souffrance, ne crois surtout pas que ce que tu vis depuis plus d’un an et demi me laisse indifférent. Tu peux certainement penser que je suis blasé, parce que dans le registre de la souffrance, tu sais que j’en connais un rayon. Non, c’est parce que mon peuple et moi n’avons pas trop l’habitude de nous apitoyer sur les souffrances, qu’elles soient celles des autres ou les nôtres. Peut-être aussi parce que nous sommes effectivement blasés. Mais il y a d’autres raisons que je t’expliquerai plus tard.
Je te disais que nous en savions un rayon sur la souffrance. La nôtre a commencé avec l’esclavage. Tu connais l’histoire ? Il y a très longtemps, vraiment très longtemps, peut-être même que l’histoire n’est pas vraie du tout, quelque part au Moyen-Orient ou je ne sais où, il parait qu’un type nommé Noé avait tellement picolé qu’il était complètement saoul. Alors il est allé se coucher à poil sous sa tente. Et un de ses fils l’a vu ainsi. A son réveil, Noé était tellement furieux qu’il a maudit le fils de ce fils. Il a dit qu’il sera l’esclave de ses frères.
Nous n’avons pas encore compris en quoi nous, Africains, étions concernés par cette histoire, mais toujours est-il que nous avons été réduits en esclavage parce que nous serions les descendants du fils du fils de l’ivrogne. Et la France a inventé un « code noir » qui faisait de nous des objets meubles dont on pouvait disposer comme on voulait, qu’on pouvait torturer, amputer ou faire disparaître sans avoir à rendre des comptes. Et c’est ce que nous avons vécu.
Bien sûr, on ne peut pas comparer avec ce que les autres ont subi. Parce que ce n’est pas bon de comparer les souffrances. Mais je t’assure que nous avons vraiment souffert. Tu sais quoi ? Je viens de découvrir que la France, pays des droits de l’homme, n’a toujours pas aboli le « code noir ». L’esclavage, tu dois d’ailleurs en savoir quelque chose puisque ton peuple, le peuple arabe, a aussi réduit le mien en esclavage. Et je sais comment aujourd’hui, vous traitez ceux de ma couleur qui vivent dans vos pays. Non, nous ne sommes pas rancuniers. Enfin, si ! Un peu maintenant.
Après, nous avons connu le colonialisme. C’est ce que tu vis. Oui, des gens qui débarquent chez toi en prétendant qu’ils sont la pointe avancée de la civilisation dans ton monde de barbares, t’arrachent ta terre, ta maison, tes oliviers, tes manguiers, tes gombos, te tuent en toute impunité selon leur humeur, et qui disent que ta terre leur a été donnée par leur dieu. Oui, c’est ce qu’ils disaient en Afrique du sud et au Zimbabwe qu’ils appelaient Rhodésie. Chez nous, ils ont coupé des mains, des bras, pour production de caoutchouc insuffisante. Mais c’est tout cela la civilisation. Leur civilisation. Aujourd’hui on t’a enfermé dans ta prison à ciel ouvert de Gaza, on t’affame, on t’assoiffe, et on vous bombarde quotidiennement, toi, tes bébés, les vieillards et les femmes, pour que tu disparaisses. Oui, c’est cela, leur civilisation. En Algérie ils enfermaient hommes, femmes, enfants et vieillards dans des grottes et ils les enfumaient jusqu’à ce que mort s’ensuive. Au Cameroun, c’est le napalm qu’ils ont utilisé. Je ne sais pas si c’est différent de tuer hommes, femmes, enfants, et vieillards avec le Ziklon B. Oui, je sais, il ne faut rien comparer.
Tu dis que tu ne comprends pas pourquoi je me taisais ? Tu as raison. C’est que nous avons, comme on dit ici, notre main dans leur bouche. C’est-à-dire que ceux qui nous ont colonisés nous tiennent par ce que nous avons dans le pantalon. Non, je parlais du portefeuille. Nous le mettons dans la poche arrière de nos pantalons. Vous le mettez chez vous dans la poche de votre veston ? Nous ne portons pas beaucoup de vestons ici, tu sais.
A part ceux qu’on appelle les « grands types. » Ce sont les anciens colonisateurs qui achètent les matières premières qui sont à peu près tout ce que nous exportons. Et dès qu’ils se fâchent, les prix baissent et nous nous massacrons. Et quand nous nous massacrons nous-mêmes, c’est pire que tout ce que les autres nous ont fait. Alors, le grand blond d’Amérique, avec ses taxes, tu comprends, il nous tient vraiment par ce à quoi tu avais pensé tout à l’heure. Tu sais qu’il a viré l’ambassadeur de l’Afrique du sud parce que ce pays avait pris position pour toi contre ton homme aux cheveux argentés. Et il a voulu faire croire que ce pays est en train de commettre un génocide contre les Blancs de là-bas. Heureusement que des Blancs de là-bas sont allés lui dire qu’il exagérait. Eh bien, jusqu’à une date très récente, te défendre, s’apitoyer sur tes enfants, était très dangereux pour nous.
Bref, j’ose t’écrire maintenant parce que nos maîtres d’Europe ont commencé à murmurer que trop c’est trop, que ce que tu subis est inacceptable, que c’est même un génocide, qu’ils en perdent eux-mêmes leur propre humanité, et tout ça. Donc, je peux moi aussi donner de ma petite voix et te dire en toute sincérité que je pleure vraiment tous les jours avec toi, mon frère en souffrance.