Les Kurdes ont souvent été considérés comme les victimes d’une malédiction géopolitique depuis que le Traité de Lausanne (1923) a initié leur éclatement en quatre minorités compartimentées à travers les territoires contemporains de la Turquie, de la Syrie, de l’Irak et de l’Iran. Au cours de la décennie écoulée, le rôle joué par les factions armées kurdes face à l’Etat Islamique (EI) a pourtant ravivé leurs espoirs de changement. Alors qu’une imminente offensive turque en territoire post-EI risque d’accélérer la résurgence de ce dernier, cet article dresse un inventaire des acquis récents et des défis futurs au « Rojava » (Syrie du Nord-Est) et souligne un avenir incertain pour l’Administration Autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (AANES), dominée par les Kurdes mais devenue la cible commune de l’EI, du régime de Bachar el-Assad et du trio d’Astana (Russie, Iran et Turquie).
Fabrice BALANCHE et Didier LEROY
Fabrice BALANCHE est maître de conférences à l’Université Lumière Lyon 2. Il est également chercheur associé au Washington Institute for Near East Policy (WINEP).
Didier LEROY est chercheur à l’Institut royal supérieur de défense (IRSD) en Belgique. Il est par ailleurs chercheur associé à l’Université libre de Bruxelles (ULB) et à l’Université du Québec à Montréal (UQAM).
Il était une fois … quatre Kurdistans
Les Kurdes ont souvent été considérés comme les victimes d’une malédiction géopolitique depuis que le Traité de Lausanne (1923) a initié leur éclatement en quatre minorités compartimentées à travers les territoires contemporains de la Turquie, de la Syrie, de l’Irak et de l’Iran.[1] Ils furent tourmentés par la montée des nationalismes (notamment turc et arabe) au cours du vingtième siècle, avant de pâtir davantage sous la poussée des islamismes (sunnite et chiite) au fil des quatre dernières décennies.
Au Moyen-Orient, les gouvernements d’Ankara, Damas, Bagdad et Téhéran – souvent hostiles les uns envers les autres – se sont généralement serrés les coudes afin de minimiser leur migraine kurde partagée. En Occident, la perception majoritaire des Kurdes a grandement oscillé avec le temps. D’un côté, ils ont été négativement associés au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK)[2] basé en Turquie, organisation considérée comme terroriste par les Etats-Unis depuis 1997 et par l’Union Européenne (UE) depuis 2002. De l’autre, la Guerre Iran-Irak (1980-1988) a victimisé les Kurdes de Halabja après l’attaque chimique de Saddam Husseïn en 1988, tandis que la Guerre civile syrienne (2011-présent) a héroïsé ses propres combattants kurdes comme un des rares camps « modérés » dans un contexte de fièvre djihadiste débridée.
A partir de 2014, différentes factions armées kurdes – fortes d’un soutien sans précédent de la part de la coalition internationale menée par Washington – ont vu leurs espoirs de changement croître au fil d’impressionnantes conquêtes territoriales. Alors qu’une imminente offensive turque en territoire « post-EI » risque d’accélérer la résurgence de ce dernier, cet article dresse un inventaire des acquis récents et des défis futurs au « Rojava » devenu officiellement l’Administration Autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (AANES)en septembre 2018.
Un Rojava pris entre l’enclume et plusieurs marteaux
La guerre qui s’est développée en Syrie dans le sillage des « printemps arabes » a profondément affecté le paysage kurde du nord-est du pays. Lorsque Damas retira l’essentiel de ses forces sécuritaires de la plaine de la Djézireh en 2011, le Parti de l’union démocratique (PYD)[3] combla ce vide en créant sa propre milice – les Unités de protection du peuple (YPG)[4] –, contribuant à faire du Rojava une région de facto autonome deux ans plus tard.
A partir de 2013, le YPG constitua le noyau des Forces démocratiques syriennes (FDS), dont la branche politique – le Conseil démocratique syrien – est la principale autorité au sein de l’AANES, qui contrôle actuellement la plupart des territoires situés à l’est de la vallée de l’Euphrate. Suite à la très médiatisée « bataille de Kobané » (2014), les FDS devinrent quant à elles le fer de lance de la contre-offensive face à l’Etat islamique (EI) jusqu’à l’ultime déroute de ce dernier à Baghouz en mars 2019.
Dans un premier temps, la stature des Kurdes de Syrie – 11% de la population syrienne contrôlant soudainement 25% du territoire national – fut renforcée par le soutien occidental, au détriment du régime du président Bachar el-Assad. Toutefois, à partir de 2017, la dynamique de guerre commença à être de plus en plus dictée par le trio d’Astana – la Russie, la Turquie et l’Iran – qui, à la faveur du régime d’Assad n’est pas attiré par un scénario de partition (notamment kurde) de la Syrie.
En termes de combattants, d’après la dernière estimation fiable portant sur les effectifs des FDS réalisée par CENTCOM en mars 2017, les YPG et YPJ (la branche féminine) affirmaient disposer de 60 000 hommes et femmes dans ses rangs dont 24 000 pour les YPJ. Le commandement des FDS annonçait alors que son objectif visait à dépasser les 100 000 combattants pour la fin 2017. Ce chiffre de 60 000 combattants paraît toutefois surestimé car, selon CENTCOM, les FDS aligneraient aujourd’hui 50 000 combattants au total. Depuis cette date, aucun chiffre sérieux ne circule concernant les YPG, YPJ et FDS. Leurs effectifs sont forcément amplifiés pour obtenir plus d’aide militaire de la part des Etats-Unis et dissuader la Turquie et l’armée syrienne d’attaquer l’AANES. D’après les estimations des auteurs de cet article forgées à partir d’entretiens réalisés sur place en janvier 2022, la force combattante de l’AANES serait aujourd’hui d’environ 100,000 individus en y incluant les Assayech (gendarmerie) ; la moitié serait des Kurdes et parmi eux un quart serait des femmes, ce qui porterait les effectifs féminins à environs 12 000 combattantes, quasi exclusivement kurdes.
Aujourd’hui, l’AANES se trouve dans une situation politique, économique et sécuritaire de plus en plus précaire. L’administration n’a d’autre choix que d’exploiter ses principales ressources – environ 80% du pétrole syrien – dans des circonstances déplorables, en dégradant les terres arables et en exportant une partie de son produit brut vers le régime dont il s’efforce justement de rester à l’écart. Les villes disposent généralement de quatre à six heures d’électricité par jour, tandis que les villages doivent se débrouiller avec une ou deux heures. La majorité de ses 3 millions d’habitants – dont environ 700.000 sont estimés être des personnes déplacées – est dépendante de l’aide humanitaire. Les tensions entre communautés kurdes (au nord) et arabes (au sud), exacerbées par le rationnement de l’eau, prolifèrent au point de raviver des rumeurs locales de nettoyage ethnique. Les FDS s’efforcent de contrer les mesures déstabilisatrices émanant de la Turquie et de l’axe du régime de Bachar el-Assad (comprenant la Russie et l’Iran). En même temps, les attaques menées par l’EI sur les prisons de Hassaké en janvier 2022 et de Raqqa en janvier 2023 ont démontré que le groupe djihadiste reste toujours actif dans la zone. Plus que jamais, la présence militaire américaine et l’aide économique occidentale sont nécessaires pour permettre à l’AANES de se préserver.
Résister face à Damas tout en contenant l’État islamique
Sur le plan domestique, l’AANES doit composer avec pléthore d’acteurs. L’exercice d’équilibrisme principal consiste à contrer les velléités de retour du régime d’une part, tout en contenant la menace – diminuée mais résurgente – liée à l’EI d’autre part.
Le régime d’Assad n’a pas été, jusqu’à récemment, animé d’une véritable haine des Kurdes ; il s’est montré dans l’ensemble bien plus obsédé par les groupes rebelles arabes actuellement acculés dans la région d’Idlib. Il compte néanmoins toujours reconquérir l’entièreté du territoire national[5] et exige la dissolution inconditionnelle de l’AANES. Conscient qu’il n’y a pas d’appels généralisés pour son retour dans la région, Damas actionne les leviers d’un engrenage de dépendance économique échafaudé en amont. Afin de prévenir les dérives autonomistes de la Syrie orientale, Hafez el-Assad avait en effet spécialisé antérieurement la région dans certaines cultures agricoles (aux engrais et pesticides importés via Damas) et dans l’extraction d’hydrocarbures (destinés à être traités en Syrie occidentale). Bachar el-Assad, conscient que ces arrangements ont maintenu la région sous sa dépendance, sait par ailleurs que les revenus des fermiers ont chuté depuis 2011 à cause du manque d’eau notamment.[6] Le régime joue donc la patience stratégique à travers un embargo économique. Il peut compter sur son allié russe qui a régulièrement usé de son droit de véto aux Nations Unies (ONU) pour bloquer toute aide transfrontalière directe qui transiterait via l’Irak, et contraint de ce fait l’aide onusienne à être instillée via Damas, puis à travers les points de passage contrôlés par le régime à Manbij, Al-Tabqa et Deir al-Zour.
De son côté, l’Etat islamique (EI) reste présent et actif – sous forme clandestine – sur l’entièreté des territoires syro-irakiens qu’il contrôlait en 2015. En Syrie, plusieurs de ses leaders ont été détectés et tués dans les régions occidentales (moins surveillées) du pays, mais la majorité de ses attaques ont eu lieu dans la badiya (la steppe syrienne) ou à l’est de l’Euphrate. De nombreux points de regroupement de l’EI peuvent être signalés dans le désert syrien au sud de l’Euphrate et dans les zones steppiques de l’AANES, tout particulièrement le long de l’axe reliant Hassaké à Baghouz. Le plus souvent « dormantes », ces cellules ont surtout mené des opérations de petite envergure de la lisière des grands centres urbains tenus par le régime à l’ouest jusqu’à la frontière avec l’Irak où sont établis des acteurs miliciens pro-iraniens. Leurs attaques éclairs, menées par des petites unités de moins de quinze hommes[7], ont généralement visé des checkpoints tenus par les FDS plutôt que des cibles davantage protégées telles que les puits de pétrole. L’assaut lancé contre la prison Al-Sina de Hassaké en janvier 2022 a néanmoins signalé que l’EI avait récupéré sa capacité de lancer des opérations coordonnées en zone urbaine. Cela pose avec acuité le problème de la sécurité des djihadistes prisonniers dans le Nord-Est syrien. En octobre 2019, plusieurs dizaines d’entre eux s’étaient déjà échappés de la prison de Qamishli bombardée par la Turquie. En cas de nouvelle attaque turque, l’EI profitera de la désorganisation pour lancer une nouvelle attaque afin de libérer les djihadistes prisonniers. Ce scénario doit être pris en compte par les membres de la coalition internationale. Certes, leur retour pose un problème politique vis-à-vis de l’opinion publique, et juridique car les Etats manquent souvent de preuves pour les condamner ; mais les laisser en Syrie s’avère de plus en plus risqué. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que la région peut aussi très rapidement passer sous le contrôle de Damas après un accord avec l’AANES et nul ne sait comment Bachar el-Assad pourrait les utiliser pour faire pression sur les Occidentaux.
Si Ia plupart des chefs tribaux arabes de l’AANES ont exprimé de sérieuses réserves à l’égard de l’EI, ils en ont exprimé des plus sérieuses encore vis-à-vis d’un régime Assad qu’ils considèrent comme une oligarchie alaouite (chiite) qui a historiquement exploité et négligé « leur » Syrie orientale (sunnite). Damas était parvenu à relativement mater le gouvernorat de Raqqa à travers le projet d’irrigation de l’Euphrate, mais était toujours resté plus méfiant avec ses interlocuteurs de la province – riche en pétrole – de Deir al-Zour. Les populations locales, frustrées face à l’exploitation de leurs ressources par un gouvernement prédateur, semblent amères face à ce même mécanisme qui profite désormais à une AANES souvent dénigrée. En mai 2021, l’AANES défia une fois de plus Damas en interdisant la tenue des élections présidentielles sur son territoire, y compris dans les zones arabes. Toutefois, le degré d’engagement inégal des chefs tribaux arabes vis-à-vis de l’AANES dépend avant tout du fait que l’aide fournie aux FDS par la coalition internationale dépasse ce que le régime Assad et ses alliés peuvent leur offrir. Bien que nombre d’entre eux abhorrent Bachar el-Assad, ils restent soldés par l’AANES par pure nécessité économique ; ils demeurent convaincus que le régime finira par revenir, et ont donc gardé des canaux de communication ouverts avec Damas en vue de garantir leur propre future amnistie.
Iran et Turquie : entre intérêts partagés et agendas conflictuels
Sur le plan régional, les territoires du Grand Kurdistan ont avant tout été tiraillés entre les sphères d’influence ottomanes et perses – interdépendantes mais rivales à travers l’Histoire. Aujourd’hui, les intérêts respectifs de la Turquie et de l’Iran y convergent sans pour autant s’y rejoindre. Bien que les deux acteurs partagent depuis longtemps des vues similaires vis-à-vis du « terrorisme kurde » sur leur scène intérieure, ils sont en confrontation directe dans l’Irak voisin où Ankara et Téhéran soutiennent des factions kurdes rivales – le PDK[8] et l’UPK[9]. En Syrie, la Turquie et l’Iran se coordonnent sous ombrelle russe, tout en étant en désaccord sur des points afférents à l’approbation du régime ou à la souveraineté territoriale.
Depuis le début de la guerre syrienne, la République islamique d’Iran a énergiquement soutenu le régime de Damas – son allié le plus stable depuis 1979 – afin d’appuyer ses propres aspirations régionales. Le régime des mollahs, fort de son ADN anti-israélien, s’est efforcé de concrétiser un corridor terrestre permettant la projection de son influence et de ses armes vers son principal atout méditerranéen : le Hezbollah libanais. Dans ce cadre, l’Iran a alimenté et instrumentalisé plusieurs phénomènes miliciens – dont les Unités de Mobilisation Populaire (UMP) – afin de projeter son influence en Irak et en Syrie. Dans les deux cas, Téhéran a cherché à harceler les troupes américaines afin de les chasser de cette partie du Moyen-Orient. Cette entreprise a été accentuée après l’élimination du Général Qassem Soleimani – Chef de la Force Al-Qods du Corps des Gardiens de la Révolution islamique (CGRI) – par un drone américain en janvier 2020. Les rancœurs chiites à l’égard de Washington n’ont cessé de proliférer depuis, malgré l’élection de Joe Biden.
Lorsque l’EI a commencé à perdre ses territoires en Syrie orientale, les unités de mobilisation populaire et les troupes américaines se sont empressées de prendre le contrôle des zones les plus stratégiques. D’un côté, l’armée américaine a sécurisé un corridor Jordanie-Syrie à Al-Tanf et un corridor Irak-Syrie à Faysh Khabour. De l’autre, les milices alliées de Téhéran ont opéré une première percée transfrontalière au nord d’Al-Tanf en mai 2017 et ont élargi leur propre artère Irak-Syrie autour des villes d’Al-Qaïm (en Irak) et d’Al-Bukamal (en Syrie).
Luttant – tout comme les Etats-Unis et les FDS – contre l’hostilité de l’EI, ces agents pro-iraniens sont parvenus malgré tout à s’établir le long de la vallée de l’Euphrate jusqu’à la périphérie méridionale de Raqqa et le long de la frontière irako-syrienne entre la lisière nord d’Al-Tanf et la rive ouest du Tigre près de Faysh Khabour. Ceux-ci feront l’impossible pour garder ces positions, puisque celles-ci sécurisent un segment important de « l’autoroute Téhéran-Beyrouth » de leur sponsor iranien, tout en leur générant des revenus non négligeables (taxes et rackets) aux postes frontaliers.
Contrairement à son homologue syrien, le président turc Recep Tayyip Erdogan est obsédé par les Kurdes de Syrie et considère la plupart des groupes rebelles arabes du Nord-Est syrien comme autant de solutions partielles face à la menace qu’ils représentent. L’homme fort d’Ankara est bien placé pour se rappeler que son pays était au bord de la guerre avec la Syrie en 1998. En effet, le président Hafez el-Assad hébergeait le PKK et son emblématique leader Abdullah Oçalan sur son territoire depuis le début des années 1980. La conflagration fut évitée in extremis, après l’expulsion de ce dernier de Syrie (et son arrestation au Kenya). Même si des décennies se sont depuis écoulées, le gouvernement turc n’a pas changé sa perception du Rojava comme n’étant rien de moins que la base arrière du PKK. En clair, Ankara perçoit l’EI comme une menace importante, et le PKK comme une autre qui l’est encore davantage. Cette perception impopulaire et durable a attiré de lourdes critiques dès 2014, lorsque la Turquie interdit à des effectifs kurdes de Turquie de venir en aide à l’enclave de Kobané (alors menacée par l’EI), et n’autorisant que des renforts kurdes d’Irak, inévitablement plus lents à arriver.
Au-delà de la mise en œuvre de stratégies de rétention d’eau et de l’érection d’un mur de béton (de 764 kilomètres à ce stade) le long de la frontière longue de 911 kilomètres, la Turquie a engagé ses forces armées en Syrie à quatre reprises jusqu’à présent. Dans un premier temps, l’Opération « Bouclier de l’Euphrate » (août 2016-mars 2017) empêcha les FDS de créer un continuum territorial contrôlé par leurs éléments kurdes (YPG) entre Afrin et la Djézireh. Dans un deuxième temps, l’Opération « Rameau d’Olivier » (janvier 2018-mars 2018) aboutit à la conquête de la région kurde d’Afrin. Dans un troisième temps, l’Opération « Source de Paix » (octobre 2019) expulsa les FDS de la région frontalière entre Tell Abyad et Ras al-Aïn. Celle-ci aurait pu aboutir à la destruction complète de l’AANES si la Russie ne s’était pas interposée et si les Etats-Unis n’avaient interrompu leur retrait de la région. Dans un quatrième temps, l’Opération « Griffe-Epée » (novembre 2022) délivra des frappes aériennes contre les FDS en Syrie et contre le PKK en Irak, notamment en représailles pour l’attentat survenu à Istanbul le 13 novembre 2022 (attribué au PKK par Ankara et à l’EI par les FDS).[10]
D’une manière générale, ces interventions ont effrayé les populations locales et découragé les investissements. Elles ont également érodé la cohésion des FDS, puisque de nombreuses unités arabes en son sein ne se sentent pas concernées par cette conflictualité turco-kurde et s’abstiennent donc d’y prendre part, laissant les unités kurdes livrées à elles-mêmes. Dans la mesure où Ankara a régulièrement recyclé le péril kurde en fonction de ses besoins, une nouvelle offensive terrestre – potentiellement léthale pour l’AANES – est redoutée avant l’élection présidentielle turque du 14 mai 2023.[11]
Une faille sismique entre la Russie et les Etats-Unis
Sans grande surprise, deux acteurs majeurs jouent des coudes pour affirmer leurs intérêts respectifs dans la région : les Etats-Unis – menant la coalition internationale depuis 2014 – et la Russie – engagée en Syrie depuis 2015.
Le principal objectif du président russe Vladimir Poutine consiste à soutenir jusqu’au bout le régime qu’il a décidé de sauver en 2015. Il s’agit donc d’étouffer l’AANES, de forcer sa dissolution et de convaincre les FDS de s’intégrer au sein du 5ème Corps de l’Armée syrienne. A cette fin, le Kremlin a régulièrement tenté de bloquer l’aide humanitaire destinée à l’AANES, politiquement au Conseil de Sécurité des Nations Unies et militairement sur le terrain. Les troupes russes (et syriennes) occupent certaines bases à l’intérieur de l’AANES et gagnent progressivement l’avantage pour isoler les zones kurdes de l’ouest – Afrin et Kobané – par rapport au bastion kurde de l’est – Qamishli et Hassaké. A terme, la Russie espère priver ce même bastion de son trait d’union avec le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) en Irak. Jusqu’à présent, seule la présence militaire américaine et l’aide économique européenne sont parvenues à empêcher la Russie et ses alliés syriens d’atteindre leur objectif stratégique en Syrie du Nord-Est.
Sur le plan diplomatique, le président Poutine est parvenu à manipuler ses homologues syrien (prêt à s’entendre avec les Kurdes contre les rebelles arabes anti-régime) et turc (voué à soutenir les rebelles arabes anti-régime contre les Kurdes). Rétrospectivement, la rencontre entre les ministres de la Défense turc et syrien à Moscou en décembre 2022 – une première en onze ans – marque l’aboutissement d’un troc antérieur : un feu vert turc pour l’offensive syrienne sur Idlib en 2019-2020 en échange d’un feu vert syrien pour l’offensive turque sur Kobané en 2022. La logique sous-jacente est simple : offrir à Ankara un morceau de Syrie du Nord-Est en échange d’un blanc-seing permettant à Damas de récupérer une partie de Syrie du Nord-Ouest, voire du Nord-Est également. L’armée syrienne pourrait reprendre le contrôle de Manbij et de Raqqa tandis que les YPG sont aux prises avec l’armée turque et ses supplétifs arabes anti-régime de l’Armée nationale syrienne (ANS). Conscient de ce qu’il a lui-même à y gagner, Vladimir Poutine, dans le contexte de la guerre en Ukraine, a récemment porté sa relation avec la Turquie vers de nouveaux sommets, espérant que ce partenaire aura l’audace de pousser ses opérations antikurdes à un point de rupture obligeant les troupes américaines à quitter certaines bases-clés syriennes comme Rmelan.
Aux Etats-Unis, alors que les Kurdes de Syrie avaient gagné une stature sans précédent sous la présidence de Barack Obama (qui initia la coalition internationale en 2014), ils ont depuis perdu beaucoup d’influence pendant les années Trump (2017-2021), surtout après le retrait des troupes américaines de la frontière turque en octobre 2019. Espérant des réassurances crédibles de la part de l’Administration Biden depuis 2022, ceux-ci ont malheureusement dû faire face à un intérêt minime pour le dossier syrien de la part de Washington. Le Président Joe Biden à en effet dû gérer des affaires bien plus pressantes tout en restant bloqué face à un dilemme en Syrie. D’une part, la montée en puissance de la Chine et la guerre en Ukraine ont « invité » les Etats-Unis à adopter une empreinte militaire plus efficiente au Moyen-Orient. D’autre part, la Maison Blanche est consciente qu’un retrait total de Syrie ne la priverait pas uniquement de son principal atout milicien – les FDS – contre un EI résurgent, mais pousserait en outre ses principaux alliés politiques – les Kurdes de Syrie – dans les bras de Moscou. D’une manière générale, cela serait un très mauvais signal envoyé à ses alliés dans la région, notamment le PDK de Massoud Barzani en Irak, mais aussi les monarchies du Golfe.
Les quelque 900 soldats américains maintenus en Syrie – ils étaient encore 2.500 avant l’offensive turque de 2019 – sont essentiellement présents à Rmelan, Al-Shaddadi et aux abords des champs pétroliers au sud-est de Deir al-Zour. Leurs patrouilles intensives empêchent les troupes russes et turques d’utiliser des routes au-delà de leurs zones d’influence immédiates. La présence américaine contrôle également la jonction stratégique entre l’autoroute M4 et l’axe routier Amouda-Hassaké, ce qui gêne l’accès des Russes à leur base de Qamishli et surtout bloque leurs incursions vers Faysh Khabour (voir carte). En dehors de l’AANES, les Américains ont également préservé leur base d’Al-Tanf, ce qui empêche toujours l’Iran de garantir un axe de transit plus court entre Bagdad et Damas. Si les Etats-Unis devaient militairement se retirer de Syrie, la zone arabo-kurde de l’AANES s’effondrerait très probablement sous une combinaison de menaces sécuritaires, sanitaires et économiques.
Conclusion : Une malédiction géopolitique vouée à perdurer
A nouveau englués dans une nouvelle forme de guerre froide, les Etats-Unis et la Russie poursuivent leur bras-de-fer en poussant des acteurs interdépendants du Moyen-Orient à s’asphyxier économiquement l’un l’autre, tout particulièrement en Syrie. Face à cette configuration, le projet utopique du Grand Kurdistan semble plus chimérique que jamais. A l’échelle du Rojava, les développements évoqués ci-dessus ont largement rabaissé les espoirs kurdes qui s’étaient ravivés à partir de 2014.
Tiraillée entre ses abondantes ressources et son faible degré de développement, politiquement fragmentée et ethniquement clivée, l’AANES (et tout particulièrement le Rojava) ressemble aux trois autres Kurdistans de Turquie, d’Irak et d’Iran. Ses chances de préserver son autonomie à long terme semblent à ce stade très maigres, l’idée-même allant à l’encontre des intérêts des autres acteurs concernés. Toutefois, aucune des unités arabes des FDS n’a déserté à ce jour en dépit des appels répétés de Damas à l’attention des chefs tribaux de Syrie orientale. Ceci suggère que l’AANES a encore une chance de maintenir sa cohésion tant que les salaires de ses combattants sont payés et que les troupes américaines restent présentes. Il est important de garder à l’esprit que si la situation économique s’est fortement dégradée dans les zones tenues par les Kurdes, elle est souvent encore bien plus alarmante dans les zones tenues par le régime syrien soumis aux sanctions américaines du Caesar Syria Civilian Protection Act.
Le budget de l’AANES n’est pas transparent et les chiffres officiels sont à prendre avec la plus grande prudence. Sa masse salariale (fonctionnaires, combattants) avoisinerait les 170 millions de dollars, car l’AANES déclare rémunérer 230 000 personnes dont 100 000 combattants et membres des forces de sécurité. En 2022, le salaire moyen pour un employé civil (versé en livres syriennes) équivalait à 50 dollars par mois pour un fonctionnaire et à 75 dollars par mois pour un miliaire. Le budget d’investissement serait de 80 millions de dollars, en partie fléché vers l’achat d’armes. Au total le budget de l’AANES serait donc de 250 millions de dollars provenant essentiellement des taxes, droits de douanes, exportations de pétrole et d’un impôt spécial sur les salaires des employés syriens des ONG travaillant sur place. L’armement fourni par la coalition internationale n’est pas comptabilisé. L’aide humanitaire globale se chiffre à environ 200 millions de dollars chaque année. Les principaux bailleurs sont l’Union Européenne et les Etats-Unis. Ils financent l’aide d’urgence (nourriture, santé, etc.) mais aussi des investissements tels que l’éclairage public de Raqqa, la restauration du réseau d’irrigation de l’Euphrate et des stations d’eau potable. L’argent n’est pas versé directement à l’AANES mais aux ONG internationales œuvrant sur place.
Aujourd’hui, seule une présence militaire américaine dissuasive combinée à une aide économique occidentale mieux calibrée, serait susceptible d’entretenir la confiance en un avenir serein pour les populations de l’AANES. Une vaste campagne de type « Plan Marshall » y serait nécessaire pour réduire les défis et tensions associées au long terme. A cette fin, les gouvernements occidentaux pourraient s’efforcer d’injecter leur assistance au développement de manière à y rassurer les autorités locales, y réduire la mauvaise gestion, et y mitiger les frustrations dans les zones arabes paupérisées d’où une nouvelle génération de recrues pour l’EI pourrait facilement émerger. Politiquement, la coalition internationale devrait clarifier sa détermination à ne pas quitter l’AANES avant que Damas ne concède à cette dernière un accord d’autonomie présentant de sérieuses garanties. Sur le terrain, l’ultime axe dont les Kurdes doivent garder le contrôle à tout prix est la route reliant Rmelan à Faysh Khabour (à la frontière avec l’Irak), puisqu’il s’agit de la ligne de vie d’une AANES largement encerclée. Conscients de cette réalité géopolitique, la Russie, le régime d’Assad, l’Iran et la Turquie semblent d’accord pour coordonner leur stratégie vis-à-vis de cette artère jugulaire. Si l’antagonisme des trois premiers vis-à-vis des intérêts occidentaux est peu surprenant, l’escalade politique et militaire de la Turquie est quant à elle bien plus alarmante.
L’Administration Biden devrait réaffirmer le fait que le salut de l’AANES est une (vraie) ligne rouge à ne pas franchir, tout en fournissant à Ankara l’assurance qu’elle n’appuiera pas les FDS au détriment des intérêts primordiaux turcs. Mais est-ce crédible alors que les Etats-Unis ont besoin de la Turquie sur le dossier ukrainien et que les Européens ne feront rien sans la protection militaire américaine ? Pour sa part, le Président Erdogan devrait mesurer plus prudemment les risques qu’il est prêt à prendre en Syrie pour promouvoir sa réélection en mai 2023.
Le rapprochement Ankara-Damas qui s’accélère dans un contexte de stigmatisation sans précédent des FDS par le régime d’Assad et le trio d’Astana pourrait marquer la fin du statu quo. Le président turc a récemment évoqué la possibilité de rencontrer son homologue syrien, à un moment où une imminente offensive turque pourrait contraindre les FDS à négocier avec Damas – qui se retrouverait redevable, le cas échéant, envers Ankara. Ces prochaines semaines pourraient être particulièrement destructrices pour l’AANES et les Kurdes de Syrie, plaçant les capitales occidentales devant leurs responsabilités face au dossier kurde.
[1] Les populations kurdes réparties sur ces quatre territoires nationaux sont estimées à environ 35 millions de personnes. La moitié est établie en Turquie, où elles représentent 20% de la population. Le Rojava actuel en compterait un peu plus d’un million, tandis que 500 000 autres évoluent dans le reste de la Syrie. Avant la guerre la population kurde était d’environ 2 millions soit un dixième de la population syrienne et 6% de la population kurde globale. Elle a réduit en raison de la forte émigration que connaît la Syrie depuis le début du conflit. Pour leur part, l’Irak compte 7 millions de Kurdes (15% de la population) et l’Iran 9 millions (10% de la population).
[2] Le PKK (Partiya Karkerên Kurdistan) est le principal mouvement de guérilla impliqué dans le conflit turco-kurde depuis les années 1980. L’actuel gouvernement turc – dirigé par le Parti de la Justice et du Développement (AKP) du Président Recep Tayyip Erdogan – s’est initialement montré ouvert aux négociations avec le PKK vers la fin des années 2000, avant de se réengager militairement contre celui-ci à partir de 2015.
[3] Créé en 2003, le PYD (Partiya Yekîtiya Demokrat) est devenu le principal parti politique kurde de Syrie depuis 2011.
[4] Créé en 2011, le YPG (Yekîneyên Parastina Gel) est la principale composante des Forces démocratiques syriennes (FDS) – kurdes et arabes – qui gèrent la sécurité des territoires de l’AANES. La Turquie considère le YPG comme l’extension du PKK (terroriste). Pour leur part, les Etats-Unis et la plupart des pays occidentaux distinguent le YPG – qu’ils appuient – du PKK, communément considéré comme terroriste.
[5] Tandis que le régime syrien contrôlait 20% du territoire national en 2013, il a regagné 65% de celui-ci (en ce compris les six plus grandes villes de Syrie, où vit la majorité de la population). Ceci ne reflète toutefois pas le même ratio de souveraineté nationale, étant donné la stupéfiante perte subie par Damas en termes de contrôle des frontières.
[6] Au-delà du contexte transversal de réchauffement climatique, les années de guerre ont été témoins de nombreuses destructions sur les systèmes d’irrigation reliés à l’Euphrate, et de réductions du débit des eaux par la Turquie agissant sur ses barrages de l’Euphrate ou du Khabour.
[7] Al-Kanj, Sultan. “Islamic State regains momentum in Syria’s Kurdish areas”, Al-Monitor, 24 October 2022, https://www.al-monitor.com/originals/2022/10/islamic-state-regains-momentum-syrias-kurdish-areas.
[8] Le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) est le parti politique le plus important du Kurdistan irakien. Fondé en 1946, il est dominé par le clan Barzani et trouve sa place forte dans la ville septentrionale d’Erbil.
[9] L’Union patriotique du Kurdistan (UPK) est le deuxième parti politique le plus important du Kurdistan irakien. Fondé en 1975, il est dominé par le clan Talabani et trouve sa place forte dans la ville méridionale de Souleimaniye.
[10] Zaman, Amberin. “Syrian Kurdish commander says Kobani likely target of threatened Turkish ground offensive”, Al-Monitor, 22 November 2022, https://www.al-monitor.com/originals/2022/11/syrian-kurdish-commander-says-kobani-likely-target-threatened-turkish-ground.
[11] Zaman, Amberin. “French academic Fabrice Balanche says Turkish offensive against Syrian Kurds a matter of time”, Al-Monitor, 13 December 2022, https://www.al-monitor.com/podcasts/french-academic-fabrice-balanche-says-turkish-offensive-against-syrian-kurds-matter-time#ixzz7qmPni3zu