Les Américains n’ont pas vu venir le coup. D’abord, le 5 octobre, les Émirats – avec l’Arabie saoudite – décident de réduire la production de pétrole brut. Ensuite le 11, en « mission de paix », Mohammed Ben Zahed est reçu par Vladimir Poutine à Saint-Pétersbourg. La bipolarisation de la scène internationale vient d’en prendre un sale coup.
Un article signé Ian Hamel
En juin 2019, The New York Times consacre un long portrait à Mohammed Ben Zahed intitulé : « Le dirigeant le plus puissant du monde arabe ». A cette époque, il n’est pourtant que le prince héritier d’Abou Dhabi. Que pèse ce petit émirat à côté de l’Arabie saoudite, de l’Égypte ou de l’Irak ? Mais pour The New York Times, il a l’oreille de Washington depuis sa première visite en 1991, peu après l’invasion du Koweït par l’Irak. Le jeune prince de 29 ans, pilote d’hélicoptère, à la tête des modestes forces armées des Émirats arabes unis (EAU), impressionne le Congrès pour sa détermination à commander une aussi grande quantité de matériel militaire. Autre bon point : Mohammed Ben Zahed avait persuadé son père de verser 4 milliards de dollars au Trésor américain pour payer la guerre contre l’Irak.
Aujourd’hui, Joe Biden doit poser un regard un peu moins bienveillant sur le président des EAU. Le 5 octobre, réunis au siège de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) à Vienne (pour la première fois depuis le début de la pandémie de Covid-19 en mars 2020), les 13 membres de l’OPEP, et leurs dix partenaires, dont la Russie, ont décidé de réduire la production quotidienne d’or noir de deux millions de barils. « Riyad et Moscou veulent un pétrole cher », titre sombrement Le Monde. Pour le président américain s’est une sacrée claque. Il demandait au contraire d’ouvrir les vannes afin de faire baisser les prix et de « saigner » ainsi les Russes en les privant de l’une de leur principale ressource financière. Pour Roland Lombardi, spécialiste du Moyen-Orient, auteur de « Poutine d’Arabie », Riyad et Abou Dhabi « refusent une nouvelle logique de bloc et préfèrent plutôt un rééquilibrage des forces. Ils n’ont ni intérêt ni la volonté de durcir leurs positions à l’égard de Moscou qui est devenu depuis quelques années un partenaire de poids de l’Entente Égypte-Arabie saoudite-EAU » (1). Le temps du suivisme systématique derrière Washington est terminé.
Échange de prisonniers de guerre
Presque une semaine plus tard, la visite du président des EAU en Russie n’a guère étonné ceux qui connaissent les liens qu’a su nouer le maître du Kremlin avec les dirigeants du Golfe. L’essayiste Hamid Zanaz parle de « Poutinomania » dans le monde arabo-islamique. « Dans des éditoriaux, des commentaires sur les réseaux sociaux et les plateaux de télévisions, Poutine est présenté à demi-mot, parfois même ouvertement, comme un héros qui défie l’Occident colonialiste », écrit-il (2). D’une part, Moscou et Abou Dhabi ont signé un « accord de partenariat stratégique » en 2018. Depuis, les Émirats ont doublé le volume de leurs échanges commerciaux avec la Russie. D’autre part, Vladimir Poutine et Mohammed Ben Zayed (MBZ) entretiennent de très bonnes relations. vraisemblablement meilleures que celles d’Emmanuel Macron avec le président russe. En fait, Poutine n’a guère confiance dans les Européens qu’il imagine à la botte de leur parrain américain. Le 25 février dernier, au Conseil de sécurité des Nations unies, Abou Dhabi, membre non permanent du conseil, s’est abstenu de voter en faveur de la résolution déposée par les Américains demandant de condamner l’agression russe.
En revanche, le président émirati endosse un tout nouveau rôle : celui de médiateur international. Sa « mission de paix », proposée au maître du Kremlin, est particulièrement ambitieuse. Elle se présente en trois volets :
- Un plan de sécurisation de la centrale nucléaire de Zaporijjia
- Une proposition d’échange de prisonniers de guerre
- Un projet de dialogue entre Moscou et Kiev en vue d’une désescalade pouvant aboutir à terme à des pourparlers de paix.
Selon une source proche de MBZ, le président émirati a « transmis à Poutine les points de vue des autorités ukrainiennes sur ces trois sujets ». Ce qui signifie qu’Abou Dhabi et Kiev se sont concertées avant la rencontre de Saint-Pétersbourg. Et que l’Ukraine accepte également que les EAU puisse endosser ce rôle de médiateur.
Alors que le président français est dorénavant plutôt mal placé pour réduire l’escalade militaire, Mohammed Ben Zayed n’entend pas laisser toute la place dans la médiation au président turc Recp Tayyip Erdogan, et à l’émir du Qatar, Tamin Ben Hamad Al Thani. Ankara surtout a pris de l’avance en permettant l’exportation de céréales ukrainiennes via la mer Noire et le Bosphore.
Entre Joe Biden et le prince héritier séoudien MBS, rien ne va plus
- « Guerre en Ukraine : les Émirats arabes unis choisissent la prudence et la diplomatie ».