Tout l’Est du Burkina Faso est désormais en proie à l’insécurité. Le marché de bétail de Pama, chef-lieu de la province de la Kompienga, vient de subir, le 30 mai, une attaque meurtrière (25 civils tués). Entre les assauts des groupes terroristes, l’inertie des forces de sécurité, voire les exécutions extrajudiciaires qu’elles commettent, les populations sont prises au piège. La zone des parcs et réserves naturelles, est en effet, convoitée, et, de plus en plus, contrôlée, par les groupes djihadistes.
Mondafrique a interviewé Alexis Kabore, docteur en études du développement et enseignant-chercheur à l’université Joseph KI-ZERBO à Ouagadougou, pour comprendre comment les groupes terroristes ont pris le contrôle du complexe naturel transfrontalier qui s’étend au Niger, au Burkina Faso et au Bénin. Pour le chercheur, le sentiment d’injustice des populations spoliées de l’accès aux ressources a joué un rôle fondamental.
Le professeur Kaboré est l’auteur d’une thèse soutenue en 2010 à l’Institut de Hautes Etudes Internationales et du Développement, à Genève, intitulée « Brousse des uns, aire protégée des autres, Histoire du peuplement, perceptions de la nature et politique des aires protégées dans le Gourma burkinabè : l’exemple de la Réserve partielle de faune de Pama ».
Mondafrique: de quand date l’implantation des groupes djihadistes dans les aires protégées ?
Alexis Kaboré : L’implantation de ces groupes date véritablement de 2018 dans le complexe du WAP (complexe naturel transfrontalier qui regroupe les parcs du W., d’Arly et de la Pendjari, respectivement au Niger, Burkina Faso et Bénin). Les aires protégées sont au cœur de la dynamique parce que ce sont les aires protégées qui les abritent, qui les nourrissent. Il y a du gibier, de l’eau, des fruits. De Pama à la fin du W., on peut traverser au moins 300 km de brousse. Au niveau de la région Est du Burkina Faso, sur 13 aires protégées, 4 seulement ne sont pas encore investies. Le parc W a été l’une des dernières aires protégées à être investies, en mars, après le parc d’Arly et les réserves de Pama qui étaient déjà sous leur contrôle.
Mondafrique: Comment s’organisent les groupes djihadistes à l’intérieur des parcs ?
A.K.: Ils s’installent à l’intérieur, détruisent les infrastructures – campements de chasse et de tourisme – kidnappent les pisteurs, tuent des forestiers et deviennent les maîtres du lieu. Puis, ils accueillent les pasteurs avec leur bétail, les braconniers, les orpailleurs. C’est extrêmement grave parce qu’on ne sait pas dans quel état on va retrouver les ressources de ces aires protégées, si on arrive un jour à déloger ces gens. Dans les villages tout autour, on croise des tricycles qui transportent de la viande de gibier à vendre. S’ils acceptent que des agriculteurs s’installent, un jour prochain, ce sera la fin.
M: Comment les djihadistes ont-ils exploité la frustration des populations ?
A.K.: Les populations autochtones ont perçu négativement les aires protégées du fait de leur marginalisation, sur leurs propres terres, les terres de leurs ancêtres, dont elles ont estimé qu’on les avait expropriées, niant leurs droits d’usage autant que leurs droits de contrôle. Ces terres remplissaient trois fonctions : elles étaient sous leur contrôle, généraient des ressources et abritaient des sites sacrificiels. Les chefs ont perdu leur autorité sur les terres ainsi que l’accès aux sites sacrificiels qui faisaient partie de leur système religieux.
On les a exclues des ressources et ce qu’elles ont reçu, ce sont des exactions, des emprisonnements, quand elles violaient les interdictions. Tandis que les privés généraient des millions, la population ne recevait que la poussière soulevée par les jeeps de passage. En interdisant l’accès, les forestiers ont installé la contrepartie de la corruption pour permettre cet accès et les pénalités dès qu’une faute est commise. On a vu des forestiers s’acheter des véhicules sur le dos des éleveurs en un an, en prélevant une dîme de 5000 ou 10 000 francs par tête de bétail. Tout cela s’est passé dans une opacité totale, puisque les forestiers étaient libres sur le terrain de faire ce qu’ils voulaient, avec ou sans reçu.
Parallèlement, l’Etat a cédé ces aires protégées au privé, à travers des concessions privées, qui ont accentué les frustrations des populations. Une exploitation officielle a été autorisée, à travers la chasse et le tourisme, surtout la chasse. Pour la saison de chasse 2017-2018, on a estimé à 1,7 milliard de francs CFA les seuls recettes de chasse, sans parler des contraventions. Les populations ont touché 3,5% seulement de cette somme. Le reste a été partagé entre les privés (80%) et l’Etat.
M: Pourquoi les djihadistes ont-ils voulu s’installer dans les parcs ?
A.K: Les parcs offrent un abri, un couvert végétal, mais aussi un espace libre de circulation qui permet de rejoindre les différents pays voisins. C’est un espace qui fait la jonction pour aller vers la Côte du Golfe de Guinée, ainsi que vers les groupes liés à Boko Haram au Nigeria. S’ils doivent faire une jonction, ce sera par les parcs. Ils peuvent y organiser des rencontres, des trafics. C’est une zone tampon.
M: Certains estiment que les groupes djihadistes ont embrigadé les anciens coupeurs de route de l’Est.
A.K.: Oui, dans la région Est, ils ont fait alliance avec tous les illégaux, les braconniers et les coupeurs de route.
M: Ont-ils, comme lors de l’occupation du Nord du Mali, imposé la charia aux populations ?
A.K.: On a l’impression qu’il y a plusieurs groupes différents et même, parfois, qu’ils rivalisent entre eux. Certains jours, ils disent qu’ils ne veulent pas voir d’alcool, ou une femme sans voile. Ils ne parlent pas de charia mais disent qu’ils veulent un comportement musulman. Et le lendemain, d’autres viennent et disent qu’ils ne sont pas là pour imposer la religion mais qu’il faut seulement que les villageois comprennent qu’il ne faut pas composer avec l’Etat, qu’il est pourri. Ils ont quelquefois attaqué des églises, surtout protestantes, mais très rarement. Ils ont très peu ciblé les chrétiens. Ils ont surtout attaqué les écoles et les symboles de l’Etat. Ils insistent surtout sur le côté politique de leur action.
M: Quelles sont les solutions selon vous, à court et à moyen terme, pour reprendre le contrôle de ces espaces ?
A.K.: La seule solution, c’est de restaurer la confiance de la population vis-à-vis de l’Etat. Par exemple, les Peuls ne voient dans l’Etat que la prédation. Il faut travailler à cette mise en confiance ; il faut qu’on sente moins d’injustice en fonction des communautés, que les communautés soient traitées sur un même pied d’égalité.
A moyen terme, il faut réaliser des actions de développement. Actuellement, la région de l’Est est 4e dans la contribution au PIB national mais c’est la plus pauvre, la moins lotie en infrastructures sociales. Il faut aussi revoir carrément la politique de gestion des ressources naturelles, des aires protégées, des zones pastorales, des sites d’orpaillage, pour que les populations soient les premières bénéficiaires. Sans amélioration de leurs conditions de vie économiques, les populations seront tentées de continuer à rejoindre ces groupes.
Et à court terme, bien sûr, il faut reconquérir ces espaces. Personne ne sait pourquoi il n’y a pas d’interventions militaires dans ces zones. Il faut une grande opération militaire pour nettoyer et ensuite, développer le système de volontaires recrutés dans toutes les communautés, y compris chez les nomades. Ce qui va être déterminant, c’est la mise en œuvre de ce décret gouvernemental de volontariat. Le système de volontaires doit être absolument trans-communautaire, si l’on ne veut pas sombrer dans les règlements de comptes et la violence inter-communautaire.