L’ouvrage récemment paru publié par Sabri Cigerli et Didier Le Saout- « Les Kurdes dans les archives diplomatiques françaises »- est le premier à rassembler des documents d’archives diplomatiques françaises sur l’émergence du nationalisme kurde (1874 – 1945)
Cet excellent ouvrage de référence sur les Kurdes reproduits 342 textes rédigés entre 1874 à 1945, pour leur quasi totalité inédits, émanant de la diplomatie française que les auteurs ont replacé dans leurs contextes. Le livre permet notamment de comprendre la formation d’un mouvement national kurde en soulignant le rôle important joué par la France dans la réorganisation d’un ordre régional au Moyen-Orient et la consolidation de ses relations avec les puissances qui se sont partagées les territoires où vivaient les Kurdes après la signature du traité de Lausanne en 1923.
Voici de courts extraits de ce livre que Mondafrique publie avec l’autorisation de l’éditeur.
De la diplomatie kurde à la résistance nationaliste
La politisation des revendications portées par les Kurdes qui avait pris cours dans le contexte diplomatique du règlement de la première guerre mondiale avait effectivement précédé la révolte de Koçgiri. La tenue de la Conférence de la paix de Paris en 1919 avait en effet conduit les activistes kurdes à préciser leurs revendications. L’unité des militants qui prévaut jusque-là dans le respect des sensibilités sur les objectifs politiques qui oscillent entre l’autonomie et l’indépendance du Kurdistan prend fin. En 1918, les Kurdes se distinguaient en effet par un sentiment national qui attisait les adversités politiques. S’ils se battaient pour les principes wilsoniens, deux options politiques émergeaient [Document 176, B.R. Syrie N° 103 du 31.12.27]. Certains demandaient que soit reconnue une autonomie kurde sous la protection du Gouvernement ottoman. D’autres défendaient une seconde option visant à la création d’un Kurdistan indépendant dégagé de toute tutelle. Des jeunes réclamaient le départ de toutes les forces étrangères du Kurdistan, y compris turques[1].
Dès lors, les différences de positions qui étaient apparues au sein des comités kurdes entre une aile autonomiste et une aile indépendantiste s’intensifient jusqu’à provoquer une fracture. Les deux lignes politiques se font face en 1920. D’un côté, Emin Ali Bederkhan rassemble les partisans de l’indépendance. D’un autre côté, Seyyid Abdulkadir considère que les Kurdes doivent dorénavant se placer dans le cadre du nouvel Etat turc-ottoman. Il défend l’idée d’autonomie de l’ensemble des « régions habitées par la majorité kurde » qu’il définit comme patrie ou nation kurde et dont il trace les frontières.
L’émergence du nationalisme kurde se comprend alors comme la transformation du discours des organisations kurdes fondées au début du XXème siècle dans lequel se diffusait un sentiment d’appartenance à une communauté qui dépassait les tribus. Les organisations qui se créeront ensuite vont construire un discours qui va progressivement s’affirmer comme nationaliste. L’horizon de la reconnaissance internationale de l’autonomie et de l’indépendance s’estompant, les affrontements qui éclatent au début des années 1920 prennent ainsi une tournure ouvertement nationaliste. Les bases de l’Etat turc sont posées entre 1921 et 1924. Une première constitution provisoire est établie par la loi organique du 20 janvier 1921. La signature du traité de Lausanne le 24 juillet 1923 ouvre une nouvelle ère. A la suite de la victoire des armées kémalistes en septembre 1922, la Grande Assemblée nationale (GAN) de Turquie abolit le sultanat le 1er novembre 1922. Le dernier souverain Mehmed VI quitte le pays le 17 novembre 1922 à bord d’un cuirassé britannique pour se réfugier à Malte. Le 24 juillet 1923, la Turquie accède à son indépendance. La République turque est proclamée le 29 octobre 1923 et le califat aboli le 3 mars 1924.(…)
Les Kurdes à l’épreuve du nouvel ordre régional
Force est de constater que depuis l’arrivée des Britanniques en Mésopotamie, toute révolte kurde se concluait par une victoire politique qui accordait une marge d’autonomie aux Kurdes. Cependant, cette dernière était immédiatement remise en cause par les Britanniques et les Irakiens. L’armée irakienne qui subissait de lourdes pertes ne parvenait à venir à bout de la résistance qu’en faisant appel à l’aviation anglaise de la RAF. La perte de ces conquêtes provoquait alors une nouvelle révolte jusqu’à former un cycle qui se reproduisit inlassablement durant les années 1920 et 1930.
En 1932, cet enchainement se rompt. L’Irak qui gagne une reconnaissance sur la scène internationale en adhérant à la SDN lui permet de s’affranchir de la stratégie des Britanniques jusque-là préoccupés à garder un contrôle sur les régions de Kirkouk et de Mossoul riches en pétrole. Faisant désormais directement face au gouvernement irakien, les Kurdes ne peuvent plus s’appuyer sur la fragile reconnaissance de leurs particularités culturelles telle qu’elle était consentie jusque-là par les Britanniques suivant les circonstances.
Ne s’embarrassant pas des engagements solennels qu’il avait pris lors de son admission à la SDN, le gouvernement irakien s’efforce d’absorber les zones kurdes dans une entité définie comme arabe. Les conditions posées par la SDN qui imposaient à l’Etat irakien « de reconnaître le Kurde comme langue officielle au même titre que l’Arabe et de ne nommer dans ces cazas que des fonctionnaires kurdes ou parlant kurde », à savoir à Mossoul, Erbil, Kirkouk et Suleymaniye, furent selon le Colonel anglais Elphinston respectées de 1932 au début de la deuxième guerre mondiale, « mais l’administration générale des districts kurdes fut négligée au point qu’il en résulta beaucoup de mécontentement, surtout en ce qui concerne l’entretien des routes, l’état des services sanitaires et scolaires qui ne supportait pas la comparaison avec la situation prévalant dans les cazas où domine l’élément arabe » [Document 161].
Citant un article paru en 1938 dans la Revue politique et parlementaire à propos de l’enseignement des Kurdes, dans la note de la diplomatie française que « d’après une statistique récente, 1304 garçons et 107 jeunes filles seulement ont à leur disposition des écoles enseignant le kurde qui sont d’ailleurs dans un état déplorable. Dans ces écoles théoriquement kurdes, sur 37 cours professés par semaine, 24 sont en langue arabe ». Dès lors, les revendications kurdes ne faiblissent pas. En décembre 1944, une nouvelle révolte portée par la tribu de Cheikh Mahmoud éclate. Les affrontements menés par les combattants kurdes contre des postes de police irakiens font de nombreux blessés dans les montagnes au nord-est de Mossoul.
Au-delà, les analyses produites par les autorités françaises des défaites subies par les Kurdes qui ont régulièrement subi les bombardements de l’aviation se distinguent de celles des autorités britanniques : « L’esprit national kurde que le rapport spécial anglais de 1920-1931 présentait comme inexistant dans les districts kurdes à l’exception du liwa de Suleymaniye demeurait malgré toutes les contraintes plus vivant et plus réel que jamais » [Document 161, Société des nations – Commission permanente des mandats – Irak – CPM 483 ].
© L’Harmattan, 2019
5-7, rue de l’École-Polytechnique, 75005 Paris
Sabri Cigerli,
Didier Le Saout, Les Kurdes dans les archives diplomatiques françaises.
L’émergence du nationalisme kurde (1874 – 1945), Paris, Montréal, Editions L’Harmattan,
2019. ISBN : 978-2-343-18194-3
[1] Ibid, p. 120.