L’écriture d’Aimé Césaire belle comme l’oxygène naissante

Paris. Jeudi, 17 avril 2025. La Rhumerie. Boulevard Saint-Germain. Hommage à Aimé Césaire, organisé par la poétesse Suzanne Dracius et l’éditeur Jean-Benoît Desnel, avec la participation des comédiens Amadou Gaye et Greg Germain.

Une chronique de Mustapha Saha

La part d’Aimé Césaire est toujours prégnante. Il prend en charge, dès ses premiers écrits, la part refoulée des noirs caraïbéens à l’époque des luttes anticoloniales, au moment où la conscience aigüe de l’esclavagisme suscite des traumatismes mortifères. L’écriture est taillée dans la pierre, éruptive, volcanique, irrévocable. Le rythme est percussif, impulsif, collusif.  Se transgresse les conventions du langage. S’ouvre la sémantique sur l’imprévisible, l’imprédictible, l’insoupçonnable.

« L’écriture césairienne se savoure en poésie belle comme l’oxygène naissant 

André Breton

Suzanne Dracius lit un extrait du poème d’Aimé Césaire Le Verbe maronner. À René Depestre, poète Haïtien. Le texte d’origine, intitulé Réponse à René Depestre. Éléments d’un art poétique, est  publié dans la revue Présence Africaine dans le numéro d’avril-juillet 1955, dont Aimé Césaire est cofondateur.

« Fous-t-en Depestre fous-t-en laisse dire Aragon

Quittez Aragon bouler

La faiblesse de Depestre, dirais-je l’erreur, est d’avoir une vue a priori du problème 

Mais où est Depestre ?

Quel est cet éblouissement, quelle est cette contemplation extatique devant l’héritage prosodique français ? »

Paroles agissantes.

Les échauffourées rhétoriques galvanisent les luttes anticoloniales. Maronner, c’est pratiquer la spécificité nègre dans tous les domaines. Cette singularité passe par la poésie, qui installe l’intellectuel au cœur du monde et de lui-même. L’engagement politique n’altère pas la réflexion philosophique, l’invention littéraire, la subversion poétique. Le contraire d’un militantisme suiveur. Louis Aragon, particulièrement, attire les foudres d’Aimé Césaire. L’auteur de La Diane française, éditions Pierre Seghers, 1944, qualifie l’alexandrin de grand tracteur, de terrible maître du tambour. Il préconise le retour au sonnet. Il amalgame le mouvement révolutionnaire avec la Pléiade. Cf. Journal d’une poésie nationale, 1954. Aimé Césaire refuse l’instrumentalisation de la poésie à quelque fin que ce soit. Il récuse « le champ culturel structuré par la dégradation symbolique ». Il s’investit dans la décolonisation des formes et des contenus, la désaliénation de l’intellect, du percept, de l’affect. Il conseille à René Depestre un voyage « sans rimes, toute une saison, loin des mares ». Il l’exhorte à la rébellion prosodique, à la révolte contre les diktats de l’actualité parisienne. « Crois-m’en comme jadis bats-nous le bon tam-tam » (Aimé Césaire). La négritude est incessamment clamée comme indémontable matrice. « Ma négritude n’est pas une taie d’eau morte ruée contre la clameur du jour » (Cahier d’un retour au pays natal). Rejet des enrôlements, des enrégimentements, des encadrements. Impératif préalable, se dégager, de la bourbe, de la fange, de la bouillasse. Reprendre, en toute chose, l’initiative. Ainsi, Aimé Césaire s’institue comme le sémaphore de la métissité, de la créolité, de l’hybridité, de la forêt natale, du chant profond du jamais refermé.

 

Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, Aimé Césaire est célèbre. Son Discours sur le colonialisme, éditions Réclame, 1950, est un tournant historique, dans la lutte des damnés de la terre et dans la littérature. L’impérialisme occidental se dénonce comme mécanique de déculturation. L’argumentaire est marxiste. Le style est explosif. Le combat est intrinsèquement culturel. Dès 1945, le poète est maire de Fort-de-France,  jusqu’en 2001, et député de la Martinique, jusqu’en 1993. Il est membre du parti communiste dont il démissionne en 1956. Lettre à Maurice Thorez : « Ce n’est ni le marxisme, ni le communisme que je renie. Je dis qu’il n’y a pas de variante africaine, ou malgache, ou antillaise du communisme, parce que le communisme français trouve plus commode de nous imposer la sienne. L’anticolonialisme même des communistes français porte les stigmates de ce colonialisme qu’il combat ».

En Mai 68, j’applique, avec Omar Blondin Diop, ce même constat au gauchisme. Nous sommes alors, tous les deux, les exceptions africaines qui confirment la règle. « Tiraillé entre son appartenance au parti communiste et ses amitiés surréalistes, entre la liberté de création et le caporalisme partidaire, entre les cultures nègres et les assimilations européennes, Aimé Césaire n’a jamais réussi à concilier ses aspirations fondamentales » (David Alliot, Le Communisme est à l’ordre du jour. Aimé Césaire et le PCF, de l’engagement à la rupture, 1935 – 1956, éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2013). Le poète détracte l’assimilationnisme des communistes, leur chauvinisme, leur suprémacisme.

Les Mots Nus

Je dis mon poème Les Mots nus, dédié à Aimé Césaire, lutinerie post-mortem en alexandrins.

« Que peuvent les mots nus quand sonnent les clairons

Quand s’éclipse la lune au rythme des alarmes

Quand s’endeuillent les clowns et les joyeux lurons

Quand s’abreuve l’amour aux collecteurs de larmes

Que peuvent les mots nus quand s’embrasent les tours

Quand voltigent les corps comme fétus de paille

Quand s’invite la bourse au festin des vautours

Quand s’unit la canaille aux funestes ripailles

Que peuvent les mots nus quand rodent les vampires

Quand traînent dans la boue les âmes sans ressort

Quand s’écroule d’un coup l’invulnérable empire

Quand s’arment les enfants pour conjurer le sort

Que peuvent les mots nus quand s’extirpent les lombes

Quand germe la guerre dans les mares d’or noir

Quand tombe au petit jour la dernière colombe

Quand spéculent sur l’art les affreux tamanoirs

Que peuvent les mots nus quand meurent les sirènes

Quand flambent les cités pour un bout d’oriflamme

Quand s’écrit la gloire dans le sang des arènes

Quand s’enfuient les serpents des ziggourats en flammes

Que peuvent les mots nus quand pleuvent les missiles

Quand s’ébattent les chiens dans les maisons sans porte

Quand crache la terre ses ténébreux fossiles

Que peuvent les mots nus que vent de sable emporte

(Mustapha Saha, Le Calligraphe des sables, éditions Orion, 2021).

« Bordélise ta poésie »

J’ai fréquenté Aimé Césaire pendant trente ans, de 1968 jusqu’à quelques mois avant sa mort en 2008. Il abhorrait la métrique classique. Je le taquinais avec mes octosyllabes, mes décasyllabes, mes alexandrins. Il faisait semblant d’être agacé. Un jour, il me dit : « Bordélise un peu ta poésie, elle sera plus vivante. Moi, je n’écris pas dans la mélodie. J’écris dans la discordance, dans la dissonance, dans la dissidence ».

La dernière fois que je vois Aimé Césaire, il a un verre de lunettes cassé. Je lui propose de contacter un opticien. Il me dit : « Pas la peine. Je n’en ai plus besoin ». J’esquisse au crayon son portrait. J’en tire plus tard une peinture sur toile. Cette image s’impose dans mon esprit chaque que je pense à lui.