Le tabou de l’Islamophobie masque la banalisation des actes anti musulmans

L’assassinat d’un fidèle en pleine prière, le 25 avril 2025, dans la mosquée Khadidja de La Grand-Combe (Gard), a suscité des réactions politiques dissonantes. Tandis que le premier ministre dénonçait une « ignominie islamophobe », d’autres membres du gouvernement – dont le ministre de l’intérieur, critiqué pour sa réaction tardive – ont refusé cette qualification. La controverse sur les mots met en lumière un enjeu plus profond : pourquoi les violences visant des musulmans peinent-elles à être reconnues ?

Un article du site « The Conversation »


Le meurtre d’un fidèle en prière dans une mosquée ne relève pas seulement d’un fait divers tragique : il interroge les modalités de reconnaissance des violences visant des individus en raison de leur appartenance religieuse. En principe, de tels actes appellent une mobilisation équivalente de l’État, quelle que soit la communauté visée. Dans les faits, les réactions à l’attentat de La Grand-Combe (Gard) ont révélé un traitement différencié, marqué par une précaution terminologique et une implication politique inégale.

Le rapport parlementaire de mars 2025 s’appuyant sur la direction des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l’intérieur, rappelle que les actes antimusulmans souffrent d’une sous-déclaration massive, liée à la banalisation des faits, à la méfiance envers les institutions et à l’absence de qualification systématique du mobile discriminatoire. Ce traitement statistique contribue à minimiser l’ampleur réelle du phénomène, limitant ainsi les réactions politiques et médiatiques proportionnées.

Cette approche reflète une asymétrie de visibilité entre les violences antimusulmanes et d’autres formes de discriminations, telles que l’antisémitisme, qui bénéficient d’un suivi institutionnel plus soutenu et d’une reconnaissance publique accrue comme le relève un rapport de la commission des lois de l’Assemblée nationale.

La difficulté à qualifier les discriminations religieuses, notamment envers les musulmans, renforce une forme d’invisibilité structurelle que des chercheurs pointent par ailleurs dans leurs travaux. L’islam en France est perçu à travers le prisme de la sécurité et de la méfiance, ce qui contribue à renforcer cette marginalisation. Il est d’ailleurs rappelé que les responsables de l’Institut musulman de la Grande Mosquée de Paris avaient exprimé leur inquiétude face aux manifestations exclusivement consacrées à l’antisémitisme, estimant qu’elles reléguaient au second plan les actes antimusulmans, pourtant en expansion en France.

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Le rapport parlementaire, mentionné plus haut, invite l’État à mettre en place une stratégie plus active pour faciliter le signalement des contenus illicites en ligne. En ce qui concerne l’islamophobie, ce travail repose majoritairement sur les associations, un engagement qui devrait s’intensifier avec la mise en place des « signaleurs de confiance » à savoir des « organisations reconnues pour leur expertise dans la détection, l’identification et la notification de contenus illicites » désignées par l’Arcom.

Renforcer les dispositifs existants – par exemple, en s’appuyant sur le défenseur des droits ou la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah) – permettrait de lutter de manière plus efficace contre les incitations à la haine.

Nommer les actes de haine : pourquoi les mots comptent

La qualification des violences dirigées contre des personnes musulmanes demeure institutionnellement fluctuante. Par souci affiché de neutralité, les autorités françaises recourent aux expressions « haine antimusulmans » ou « actes antireligieux », tandis que le terme « islamophobie », qui désigne une hostilité envers l’islam et les musulmans, selon le dictionnaire Larousse, est l’objet de polémiques, certains considérant que son usage traduit une volonté d’empêcher les critiques relatives à l’islam, portant, par là même, atteinte à la liberté d’expression.

Cette prudence lexicale, relevée par le rapport parlementaire de mars 2025, produit plusieurs effets paradoxaux : elle singularise les faits, dissimule leur ancrage structurel et affaiblit la lisibilité publique des atteintes. Ainsi, une agression verbale dans les transports, des inscriptions hostiles sur un lieu de culte ou un refus d’embauche sont appréhendés comme des épisodes indépendants, alors qu’ils participent d’un même continuum discriminatoire.

Selon Kamel Kabtane, recteur de la Grande Mosquée de Lyon, « le fait que certains politiques refusent d’employer ce mot est une façon de nier la souffrance des musulmans et une partie de la réalité de ce qu’ils vivent ».

Jusqu’à sa dissolution en 2020, le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) répondait en partie à cette invisibilisation : il recensait les agressions, accompagnait les victimes et publiait des rapports annuels détaillés. Le décret du 2 décembre 2020 a prononcé sa dissolution, lui reprochant des déclarations accusant l’État de cibler les musulmans et des proximités avec un islamisme radical, jugées susceptibles d’alimenter la discrimination, la haine ou la violence.

Le vide ainsi créé est aujourd’hui partiellement comblé par l’Association de défense contre les discriminations et les actes antimusulmans (Addam), issue du Forum de l’islam de France (Forif). Mais, faute de ressources stables, l’association peine toutefois à couvrir l’ensemble du territoire. Son projet de plateforme numérique de signalement, annoncé pour mai 2025, vise à centraliser les données et à fournir des indicateurs fiables aux décideurs publics.

L’objectif affiché : combler la sous-déclaration des faits, apporter des données aux législateurs et des solutions. Ces revendications traduisent une demande explicite de visibilité portée par une partie des citoyens de confession musulmane, qui aspirent à voir les atteintes dont ils sont l’objet traitées avec la même rigueur que celles visant d’autres communautés.

Le Conseil de l’Europe et le Haut Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme recommandent des politiques intégrées contre le racisme antimusulman : formation des agents publics, observation indépendante et reconnaissance explicite de la spécificité de ces violences.

En France, le Forif n’a pas encore chiffré les besoins humains et financiers requis pour atteindre ces standards. Une feuille de route dotée de moyens pérennes permettrait de consolider le maillage associatif, d’assurer une couverture territoriale complète et de produire des statistiques robustes, conditions d’un pilotage fondé sur l’évidence.

Il est toutefois à noter que, dans sa version publiée en 2023, le Plan national de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations liées à l’origine ne comporte pas, à ce stade, de référence explicite aux actes antimusulmans ni aux travaux académiques qui les analysent, inscrivant de facto cette problématique dans la catégorie plus large des discriminations « liées à l’origine ».

Cette absence nourrit le constat de déficit de reconnaissance évoqué plus haut et renforce, selon le rapport parlementaire, la nécessité de créer un observatoire indépendant spécifiquement voué à la haine antimusulmane.

Ce que la recherche éclaire : pistes pour une reconnaissance effective

Depuis plusieurs décennies, les sciences sociales s’attachent à décrypter les mécanismes d’invisibilisation et de marginalisation de certains groupes minoritaires, parmi lesquels les personnes musulmanes.

Ces recherches montrent que l’absence de catégories explicites pour désigner les violences qui les ciblent empêche de mesurer l’ampleur réelle du phénomène. Cette logique repose sur un pouvoir symbolique exercé par la capacité à nommer, classifier et structurer le débat public (Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, 1979). L’absence de désignation claire des violences antimusulmanes dans les discours politiques et juridiques contribue à leur dilution dans des catégories larges telles que la « haine antimusulmans » ou les « actes antireligieux », rendant complexe une lecture cohérente de leur occurrence.

L’effacement de ces faits sociaux ne s’opère donc pas seulement au niveau statistique, mais également dans les représentations collectives.

L’histoire récente montre que le sexisme, l’homophobie et l’antisémitisme n’ont pu être pris en compte de manière efficace qu’après avoir été identifiés, définis et intégrés dans les discours politiques et juridiques. Le refus de nommer explicitement les violences antimusulmanes limite cette structuration symbolique et sociale, freinant les capacités de mobilisation et d’action publique.

Dans ce contexte, l’islamophobie peut être analysée comme un processus de racialisation spécifique. Loin de se réduire à une hostilité religieuse, les discriminations à l’encontre des personnes musulmanes s’inscrivent dans une dynamique plus large, où des marqueurs culturels et physiques sont perçus comme des éléments distinctifs. L’usage du terme « islamophobie » se justifie alors par sa capacité à désigner non seulement un rejet des pratiques religieuses, mais surtout une stigmatisation sociale fondée sur des caractéristiques perçues, qu’elles soient culturelles, ethniques ou religieuses. En ce sens, le terme « islamophobie » répond à une nécessité analytique, celle de saisir les mécanismes systémiques qui produisent l’exclusion.

Toutefois, cette reconnaissance ne doit en aucun cas dériver vers une forme de censure du débat public, ni tracer des frontières artificielles entre ce qui serait considéré comme « convenable » ou « inconvenable ».

L’objectif n’est pas de restreindre l’expression critique, mais de structurer le débat public autour de termes appropriés permettant de rendre compte des réalités sociales sans masquer les discriminations spécifiques. Il s’agit ici de redéfinir le cadre discursif par l’analyse scientifique, afin de désigner avec précision les actes de violence et de stigmatisation, tout en préservant l’espace nécessaire à une approche critique et raisonnée du fait religieux.

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Nicolas Beau
Ancien du Monde, de Libération et du Canard Enchainé, Nicolas Beau a été directeur de la rédaction de Bakchich. Il est professeur associé à l'Institut Maghreb (Paris 8) et l'auteur de plusieurs livres: "Les beurgeois de la République" (Le Seuil) "La maison Pasqua"(Plon), "BHL, une imposture française" (Les Arènes), "Le vilain petit Qatar" (Fayard avec Jacques Marie Bourget), "La régente de Carthage" (La Découverte, avec Catherine Graciet) et "Notre ami Ben Ali" (La Découverte, avec Jean Pierre Tuquoi)