“Le président Idriss Déby veut faire de la Centrafrique son arrière-cour sécuritaire”

Guy Moskit, ex-ministre centrafricain de l’Intégration régionale et de la Francophonie, donne un éclairage sur l’imbroglio régional qui a abouti à la situation dans son pays

Il y a eu une réunion spéciale consacrée à la Centrafrique, en marge du Sommet. Désormais, les soldats français sont sur le terrain. S’agit-il d’une opération de police destinée à arrêter et désarmer des criminels, ou d’autre chose ?

Pour moi, la situation est beaucoup plus grave que cela. La Centrafrique a été transformée en théâtre d’ opération secondaire : ce sont tous les anciens protagonistes du Darfour qui sont aujourd’hui à Bangui. La communauté internationale a plus ou moins échoué dans sa mission pacificatrice de cette région à l’ouest du Soudan : ainsi les Toro Boro, des Subsahariens qui ont été les auxiliaires des janjawid, se sont en partie retirés chez leurs cousins de Centrafrique, du côté de Birao, où beaucoup sont pisteurs de chasse. Ils étaient sollicités régulièrement par la SPLA (l’ex-rébellion au sud du Soudan, devenue l’armée nationale à l’ indépendance du Soudan du Sud en 2011) pour fournir du gibier, des éléphants, etc. et nourrir ses éléments.

Puis les pisteurs de Centrafrique et leurs cousins soudanais se sont alliés et sont montés sur Bangui. Mais le schéma a été défini depuis Khartoum, qui n’a jamais apprécié la partition du Soudan. Le Soudan a donc encouragé la pénétration en Centrafrique pour contourner la SPLA et déstabiliser les velléités d’ indépendance du Sud-Soudan. Mais on ne peut pas dire qu’il ait la volonté d’ occuper la Centrafrique en tant que telle, non.

Quelle est la position du Tchad dans cette affaire ?

La dynamique tchadienne est différente : le président Idriss Déby veut faire de la Centrafrique son arrière-cour sécuritaire. Pour lui, il faut que la frontière avec ce pays soit sécurisée, car l’attaque de 2006 dirigée par le général Mahamat Nour contre N’ Djamena est partie de N’Délé, en Centrafrique. Des avions y atterrissaient la nuit pour déposer les véhicules qui ont servi à la rébellion pour aller jusqu’à N’ Djamena. Elle a recruté au passage des mercenaires centrafricains, souvent cousins des SaraKaba du Tchad.

Il y a donc bien des Tchadiens parmi les membres de la Séléka ?

Oui, notamment auprès des généraux Mahamat Nour et Mahamat Nouri dont les rébellions en 2006 et 2008 ont failli renverser le pouvoir d’Idriss Déby. Par la suite, il y a eu une médiation de Kadhafi, qui aurait financé et encouragé la réconciliation entre le général Nour et le pouvoir de N’Djamena. Nour est devenu ensuite ministre de la Défense de Déby, récupéré à coup de dollars libyens.

Mais la Séléka a aussi une composante « nationale »…

Il y a la rébellion ouverte des Peuls du général Baba Ladé. Ils sont environ 700. Baba Ladé, alors opposant tchadien, a été enlevé par Bozizé et livré à Déby. Puis sa rébellion l’a destitué parce qu’ il avait été nommé conseiller du pouvoir au Tchad. Mais environ 400 de ses éléments sont restés en Centrafrique et ont permis à la Séléka d’ aller de Bambari à Sibut.

Donc la Séléka, c’est une alliance triangulaire Soudan + Tchad + Centrafrique ?

Oui, mais le Tchad arrive en dernier, avec le souci de ne pas laisser les mains libres ni au Soudan, ni aux anciens membres des rébellions tchadiennes.

Qui est Michel Djotodia ?


Un fonctionnaire du ministère du Plan et des Affaires étrangères, ancien consul à Nyala. La rébellion locale existait avant lui : les gens de l’est du pays se sentaient isolés, oubliés par l’ administration centrale de Bangui. C’était une rébellion existentielle ; elle voulait juste qu’on la reconnaisse, qu’on lui envoie du pain, du sel et du riz. Les rebelles de la Séléka ont appelé Djotodia parce qu’ ils avaient besoin de quelqu’un sachant négocier, connaissant l’administration, bref un des leurs fréquentable, selon les critères discriminatoires de Bangui. Mais Djotodia n’est pas arrivé à asseoir son autorité sur les combattants, car seuls les chefs de guerre ont vraiment le pouvoir.

Pensez-vous qu’une intervention militaire puisse être efficace ?

On la veut de toutes nos forces. Je pense même que Djotodia est intéressé par cette intervention pour sa propre sécurité. Il fallait cette opération pour des raisons strictement humanitaires. Comme l’ Afrique centrale n’a pas vraiment de puissance militaire pour faire ce type de sécurisation, la France est la bienvenue. Elle seule n’est pas suffisante, il faut une force internationale de maintien de la paix sous mandat des Nations unies.

Vous pensez que les soldats français vont parvenir à désarmer complètement la Séléka ?

On attend plutôt des interventions ponctuelles, pour arrêter les assassinats. Puis nous passerons très vite au volet politique. C’ est politiquement qu’on va trouver une solution pour le désarmement. Il faut créer les conditions pour s’asseoir et discuter.

Qui va sera à la table des négociations ?

D’abord les premiers belligérants, qui sont Djotodia et Bozizé. Ce sont les hommes de Bozizé, qui viennent du Cameroun et de la RDC, qui attaquent la Séléka à Bangui. Bozizé a été dix ans président, il a des partisans et encore une garde présidentielle de 1 800 personnes, payée sur fonds propres. C’ est très important dans un pays où la force active de l’armée ne dépasse pas 1 500 hommes. Plus généralement, le paysage politique a été faussé par les élections truquées. Mais si les discussions s’ engagent, de nouveaux acteurs émergeront : certains sont déjà connus, comme Martin Ziguélé pour le MLPC. Il y aura aussi Henri Pouzer (Association Londo), les enfants Kolingba, Émile Nakombo pour l’ouest du pays, ou encore moi-même, qui représente le sud du pays. Aujourd’hui, il faut hélas représenter une région ou une ethnie pour avoir une visibilité politique. Cela ne nous grandit pas, mais il faut recommencer à zéro dans un pays où nous devons reconstituer les fondamentaux.

Comment remettre la Centrafrique en ordre de marche politiquement ? Quel est son avenir ?

Il faut un grand débat, une sorte de conférence nationale, afin d’apurer toute la contestation centrafricaine. Une élite émergera et le paysage sera différent. Nous n’avons jamais pu nous exprimer, la parole politique nous a été confisquée. Les pratiques iniques et les violences ont rendu les intellectuels apeurés. Soit ils se met- tent à servir un pouvoir pour des rai- sons alimentaires, soit ils partent en exil.

Il y a donc une élite politique, dont vous faites partie, susceptible de diriger le pays ?

Bien sûr, et il y a avec nous beaucoup de femmes, comme Béatrice Epaye et Léa Koyassoum Doumtha, ou Catherine Samba Panza. La présence de l’ armée française va pousser beaucoup de gens à sortir de leur « hibernation ». Ceux qui ont eu la force des armes n’ ont pas forcément de connexions avec l’ intelligence politique. Je pense que les élections auront du mal à être transparentes. On va choisir quelqu’un, mais le plus impor- tant sera le partage du pouvoir. Il faut que cela se passe de façon institutionnelle. Tout le monde doit se sentir concerné par le pouvoir. Depuis trente ans, ce n’ est plus le cas. La nécessité est d’avoir la paix et la concorde sociale. Il faut rétablir la confiance. T ant que ce n’est pas le cas rien ne peut se faire.

Est-ce que ça implique que l’agenda donné par le président François Hollande est intenable ?

Je comprends la raison pour laquelle le président Hollande veut que ça se passe vite : sans élections, aucun bailleur de fonds ne va nous donner un dollar. Pourtant, c’est impossible en pleine saison des pluies. Et les fichiers et l’ état civil sont détruits, l’ administration est inexistante, Bangui est mise à sac. Nous ne sommes pas le Mali : Bamako n’a pas été touchée et seul 10 % de son territoire était hors contrôle. En six mois, c’ est surréaliste de vouloir faire une élection.

On risque donc d’aller encore à la catastrophe. On a l’impression que la France ne comprend toujours pas ce pays…

Parce qu’on est trop pressé. Les accords de Libreville, qui auraient dû régler la transition, n’ ont pas abouti parce qu’on n’a pas tenu compte de l’évolution de la situation. Dès que Bozizé est parti, on aurait dû les réajuster. En appelant à voter pour Martin Ziguélé, le premier ministre viole sa propre neutralité.

Il faudrait donc, dès le début de la sécurisation, désigner d’autres autorités de transition pour organiser une conférence nationale, laquelle devra mener à l’élection. C’est beaucoup de préalables…

Non. Il faut absolument des explica- tions entre Centrafricains pour rétablir la confiance. Cela fait vingt ans que pèsent des risques de guerre civile entre le Nord et le Sud. Quand on a décidé de soutenir Bozizé, c’ était pour amener un militaire du Nord à fédérer les gens du Nord et à organiser les élections sous deux ans. Malheureusement, il a accaparé le pouvoir. Plus que jamais, c’ est un préalable nécessaire, absolu.

Comment se greffe la question religieuse ? Est-elle plaquée sur la situation politique ou réellement sous-jacente ?

Les leaders combattants et les acteurs militants politiques actuellement engagés en Centrafrique ne sont pas des religieux. Tout ça, ce sont des surenchères parce que c’est dans l’ air du temps.

Mais l’antagonisme chrétiens-musulmans existe, désormais…

Il existe parce qu’on l’a créé. Maintenant, il faut y faire face. Il faut s’asseoir pour parler. Les musulmans de Centrafrique ne dépassent pas 5 %. A vec les étrangers, cela va jusqu’ à 15 à 20 %. Mais en réalité, tous sont animistes. On a une base commune sur laquelle nous regrouper et discuter réellement. On n’a pas besoin du label de telle ou telle religion. D’ailleurs la majorité est protestante, on n’ en parle même pas. Les anti-balaka sont protestants. C’est une milice qu’avait créée Bozizé pour lutter contre les coupeurs de route. Ce sont des gens de sa tribu, des Gbaya, il n’a pas eu de mal à les armer. Qu’il y ait des émules qui les imitent, c’est possible.

PAR VALÉRIE THORIN

Valérie Thorin est journaliste pour Afrique-Asie