Le Maroc, la France et le Sahel: une équation à trois inconnues 

La réception solennelle par Mohammed VI des ministres des Affaires étrangères de l’Alliance des États du Sahel marque l’émergence d’un nouvel ordre régional. Entre pragmatisme économique et calcul géostratégique, le Royaume chérifien redessine la carte des influences en Afrique de l’Ouest.

Mohammed EL ABBOUCH, Président de l’Alliance Panafricaine pourl a Citoyenneté 

La dimension sahélienne de cette recomposition révèle l’émergence d’un modèle alternatif aux relations euro-africaines traditionnelles. La réception par le roi Mohammed VI, le 28 avril 2025, des ministres des affaires étrangères du Mali, du Burkina Faso et du Niger – les trois États de l’Alliance des États du Sahel (AES) – a officialisé une nouvelle donne géopolitique qui transcende les anciens cadres néocoloniaux. L’offre marocaine d’un « corridor atlantique » à ces pays enclavés traduit une ambition stratégique claire : s’imposer comme interface économique et sécuritaire pour des États qui ont tourné le dos à leurs anciens tuteurs européens.

Cette initiative s’inscrit dans une analyse lucide de l’échec des modèles d’intervention européens en Afrique. Comme l’observe le général Langley, ancien chef de l’AFRICOM, le Sahel est devenu « moins sûr qu’hier, et prêt à déstabiliser l’Afrique de l’Ouest côtière ». Pour Washington, l’axe Maroc-Sahel constitue une alternative crédible au dispositif français défaillant, offrant une voie de stabilisation qui évite les écueils du néocolonialisme. Pour Rabat, cette coopération Sud-Sud renforce la légitimité de sa position sur le Sahara occidental en élargissant le cercle des soutiens africains. Cette convergence transforme une coopération économique régionale en instrument de reconfiguration des relations afro-atlantiques.

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Une diplomatie du portefeuille au service d’un soft power assumé

L’arsenal du soft power marocain déploie une panoplie d’instruments rodés par deux décennies d’expansion africaine. Premier investisseur africain en Afrique de l’Ouest, le Maroc a méthodiquement tissé sa toile d’influence par les télécommunications (Maroc Telecom), la banque (Attijariwafa Bank, BMCE Bank of Africa) et les liaisons aériennes (Royal Air Maroc). Cette « diplomatie du portefeuille » trouve aujourd’hui son aboutissement dans l’Initiative atlantique, projet pharaonique qui promet aux pays sahéliens un accès maritime via le Maroc et ses infrastructures portuaires de rang mondial.

Au-delà des investissements directs étrangers – plus de 60% des IDE marocains ciblent l’Afrique subsaharienne –, Rabat cultive les élites sahéliennes par l’éducation et la formation militaire. Des centaines de jeunes cadres maliens, burkinabè et nigériens transitent chaque année par les universités et académies marocaines, créant un vivier de dirigeants acquis à la vision marocaine du développement. Cette stratégie de « nation branding » s’appuie sur un récit attractif : celui d’un Maroc moderne, stable et prospère, modèle de réussite pour l’Afrique émergente.

Le royaume se maintient ainsi dans le top 50 mondial du Global Soft Power Index, première position en Afrique du Nord. Cette influence structurelle lui permet aujourd’hui de proposer aux États de l’AES une alternative crédible aux partenariats occidentaux défaillants. L’offre de désenclavement commercial via l’Atlantique transforme une contrainte géographique majeure – l’isolement continental de ces pays – en opportunité d’émancipation économique.

L’AES face au dilemme de la diversification

Pour les États de l’Alliance des États du Sahel, l’offre marocaine répond à des nécessités stratégiques urgentes. Exclus de la CEDEAO, en rupture avec les partenaires occidentaux traditionnels, le Mali, le Burkina Faso et le Niger cherchent désespérément de nouveaux débouchés commerciaux et de nouveaux soutiens diplomatiques. Le corridor atlantique marocain promet de révolutionner leurs économies en réduisant drastiquement les coûts de transport vers les marchés mondiaux.

Mais cette coopération révèle aussi les contradictions d’une diplomatie opportuniste assumée. Ces mêmes États qui ont chassé les forces françaises et européennes de leurs territoires cultivent simultanément leurs liens avec Moscou, courtisent Pékin et désormais s’appuient sur Rabat. Cette stratégie multivectorielle témoigne d’une maturité géopolitique nouvelle : celle de régimes militaires qui transforment leur isolement initial en levier de négociation avec des partenaires multiples.

Cette « diplomatie du grand écart » leur permet de maximiser leurs bénéfices sans exclusivité. Soutien russe pour la sécurité, investissements chinois pour les infrastructures, désenclavement marocain pour le commerce : chaque partenaire apporte sa contribution spécialisée. Cette approche pragmatique reflète une vision désidéologisée des relations internationales, où l’efficacité prime sur la fidélité historique.

Reste la question de la viabilité à long terme de ces équilibres précaires. Car si le Maroc offre l’accès à l’Atlantique, il exige en retour un alignement diplomatique, notamment sur la question du Sahara occidental. Les États de l’AES devront arbitrer entre leurs intérêts économiques immédiats et leurs marges de manœuvre futures.

France et Europe : l’effacement d’un modèle

Le retrait français du Sahel, consacré par les expulsions successives du Mali, du Burkina Faso et du Niger, symbolise l’effondrement d’un système néocolonial vieux de six décennies. La France découvre amèrement que la « Françafrique » ne résiste pas à l’émergence d’alternatives crédibles proposées par des puissances moyennes africaines.

Cette débâcle ne relève pas seulement de l’échec militaire face aux djihadistes, mais d’une obsolescence plus profonde du modèle français en Afrique. Verticalité des relations, paternalisme assumé, priorité accordée aux élites corrompues : tout ce système s’effrite face aux nouvelles générations africaines qui aspirent à des partenariats horizontaux et mutuellement bénéfiques.

L’Europe tente de redéfinir sa stratégie africaine par des partenariats « moins visibles, plus transversaux », privilégiant l’aide humanitaire et le soutien aux organisations régionales comme la CEDEAO. Mais cette approche indirecte peine à masquer une perte d’influence structurelle face à des concurrents qui proposent du concret : investissements russes, infrastructures chinoises, désenclavement marocain.

La recomposition en cours révèle les limites d’une diplomatie européenne encore marquée par ses réflexes coloniaux. Pendant que Bruxelles multiplie les conditionnalités démocratiques et les leçons de gouvernance, Rabat propose des solutions immédiates aux défis concrets du développement sahélien. Cette asymétrie explique largement le succès de l’offensive diplomatique marocaine.

Alger face à l’encerclement marocain

L’Initiative atlantique constitue pour l’Algérie un camouflet géopolitique majeur. Puissance régionale affaiblie par sa crise énergétique et ses turbulences intérieures, Alger voit son influence sahélienne s’éroder au profit de son rival marocain. La diplomatie algérienne, longtemps dominante dans la région grâce à ses ressources gazières et à sa légitimité révolutionnaire, peine à s’adapter aux nouvelles règles du jeu géopolitique africain.

Cette évolution traduit un renversement historique des équilibres maghrébins. Le Maroc, longtemps considéré comme le « petit royaume » face à la « grande Algérie », s’impose désormais comme le leader régional par sa capacité d’innovation diplomatique et son dynamisme économique. L’encerclement progressif de l’Algérie – entre un Maroc influent à l’ouest et un Sahel acquis à Rabat au sud – redessine profondément la géographie des pouvoirs maghrébins.

Cette reconfiguration annonce peut-être l’émergence d’un axe géopolitique inédit reliant l’Atlantique marocain au cœur sahélien, marginalisant durablement l’Algérie dans les équilibres régionaux. Pour Alger, le défi consiste désormais à reconquérir une influence perdue, mission d’autant plus ardue que les ressources du pays s’amenuisent et que ses partenaires traditionnels (Russie, Chine) privilégient désormais d’autres interlocuteurs africains.

Vers un nouveau multilatéralisme africain ?

Au-delà des enjeux bilatéraux, l’axe Maroc-Sahel préfigure peut-être l’émergence d’un multilatéralisme africain renouvelé. Celui-ci se caractériserait par des coopérations horizontales entre puissances moyennes du continent, s’affranchissant des tutelles extérieures traditionnelles. Cette évolution s’inscrit dans la logique de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf), qui privilégie l’intégration Sud-Sud aux relations Nord-Sud.

Mais cette recomposition soulève des interrogations sur la cohérence à long terme d’un système multipolaire africain. Les rivalités entre puissances moyennes (Maroc-Algérie, Nigeria-Afrique du Sud, Égypte-Éthiopie) ne risquent-elles pas de fragmenter le continent en zones d’influence concurrentes ? Comment concilier l’aspiration légitime des États à diversifier leurs partenariats avec l’exigence d’une intégration continentale cohérente ?

L’Initiative atlantique marocaine, au-delà de ses enjeux immédiats, constitue un test révélateur de la capacité africaine à inventer ses propres modèles de coopération. Son succès ou son échec déterminera largement l’avenir des relations intra-africaines et la viabilité d’un développement endogène du continent.

Dans cette perspective, l’expérience sahélienne pourrait faire école et inspirer d’autres recompositions géopolitiques africaines, marquant définitivement la fin de l’ère néocoloniale et l’avènement d’un ordre continental authentiquement africain.