Le procés du leader islamiste tunisien Rached Ghannouchi a été remis une nouvelle fois

Une deuxième affaire de complot contre la sûreté de l’État n’aura pas lieu le mardi 27 mai mais remis en juin. Elle implique en particulier des hauts responsables d’Ennahdha et des cadres sécuritaires accusés d’avoir noyauté l’État pour renverser le régime. Mais rien ne permet d’étayer l’existence d’un plan concerté.

Selim Jaziri

L’affaire dite du « complot n°2 » revient ce lundi 27 mai devant la chambre spécialisée dans les affaires de terrorisme du Tribunal de Tunis après une première audience le 6 mai conclue par un report. On la qualifie de « N°2 » pour la distinguer de l’affaire du « complot » dont le jugement a été rendu le 18 avril dernier, avec la condamnation de 42 personnes à des peines allant de 4 à 66 ans de prison et dont les principales figures sont Kamel Eltaïef, Khayam Turki et Noureddine Bhiri.

A vrai dire, on ne compte plus les « complots » dans l’actualité judiciaire sous la présidence de Kaïs Saïed, mais celui-ci, selon les conclusions de l’instruction, viserait lui aussi à renverser le régime en place.

Saper le régime de l’intérieur

L’affaire implique au total 42 co-accusés (selon le rapport, 21 selon d’autres sources), en majorité des membres d’Ennahdha et des cadres sécuritaires, en particulier Rached Ghannouchi, président du parti, et Kamel Bedoui, ancien militaire, ainsi que l’ancien Premier ministre Youssef Chahed (de 2016 à 2019) et l’ancienne conseillère du Président Kaïs Saïed, Nadia Akacha, tous deux à l’étranger. L’instruction a été ouverte le 8 mai 2023 suite aux déclarations d’un témoin dont l’identité n’est pas rendue publique, auprès du pôle anti-terroriste.

D’après les éléments du rapport de clôture d’instruction (l’ordonnance de renvoi, en droit français) dont nous avons pu avoir connaissance, ce « complot » aurait commencé dès à l’époque où Ennahdha participait au pouvoir (entre 2012 et 2019). Rached Ghannouchi et Kamel Bedoui seraient les instigateurs d’une « une entente » en vue « d’infiltrer le ministère de l’Intérieur » avec l’appui de cadres sécuritaires dans le but de pérenniser « la domination du parti Ennahdha sur la vie politique et économique », en utilisant éventuellement la violence pour « terroriser leurs adversaires ». Cette entente se serait « métamorphosée après les mesures exceptionnelles mises en œuvre par le Président Kaïs Saïed le 25 juillet 2021 afin de saper le régime de l’intérieur et de permettre la reconquête du pouvoir par Ennahdha, grâce à la pénétration des rouages de l’État, et à l’usage de la violence de de la terreur ».

Un catalogue décousu

Pour étayer l’existence d’un plan d’ensemble, l’acte d’accusation mentionne pêle-mêle, une série d’éléments et de noms, sans chronologie, ni description d’une organisation.

Des cadres sécuritaires haut placés — notamment Abdelkader Farhat, directeur de la police judiciaire jusqu’en septembre 2020, Kamel Guizani, ancien directeur général des services spéciaux du Ministère de l’Intérieur (2016-2019), puis directeur général de la sûreté nationale (2019-2020) et déjà condamné par contumace à 33 ans de prison dans l’affaire du « complot » – auraient transmis des informations à Kamel Bedoui à l’attention de Rached Ghannouchi.

Le rôle de Mustapha Khedher dans la collecte d’informations est également mentionné bien qu’il n’ait pu jouer aucun rôle depuis décembre 2013. Mustapha Khedher était en effet le principal protagoniste de l’affaire dite de « l’appareil secret » : des documents contenant des informations sécuritaires avaient été découverts chez lui en décembre 2013, révélant l’existence d’un service de renseignements parallèle au profit d’Ennahda. Les documents avaient été alors exfiltrés au ministère de l’Intérieur où ils avaient été dissimulés jusqu’en 2018. Il avait été condamné ans à huit de prison. Il a quitté le pays dès sa libération, en janvier 2022.

Rayan Hamzaoui, ancien député de Nidaa Tounes et maire (le plus jeune de Tunisie) de la municipalité d’Ezzahra, aurait collecté lui aussi des informations sur la présidence auprès de Nadia Akacha et les transmettait à Maher Zid (ancien blogueur condamné en 2018 pour des propos insultants à l’égard de Béji Caïd Essebsi) devenu député de la coalition islamiste Al Karama, qui les transmettait à son tour à Rached Ghannouchi. C’est ainsi, toujours selon le rapport d’instruction, qu’Ennahda aurait été informé du passage de Kaïs Saïed à la mosquée de la cité Tadhamon, en février 2021, et dépêché un de ses militants pour interpeller le Chef de l’État.

Kamel Bedoui  aurait mis à profit ses relations avec les responsables de la sécurité du du stade Radès, pour organiser les incidents violents survenus lors d’un match, le 29 avril 2023, entre l’Espérance de Tunis et la Jeunesse sportive de Kabylie. Il aurait ainsi organisé la mobilisation et le transport des supporters pour provoquer des troubles.

Kamel Bedoui aurait, par ailleurs, transféré des messages de Rached Ghannouchi à la journaliste Cheherazade Akecha, « où il évoque le scénario pour mettre fin au coup d’état de Said et les positions des États étrangers », et où il estime que « Kais Said doit partir avec n’importe quel moyen ».

Le rapport d’instruction mentionne la participation de Samir Hannachi, ancien conseiller de Hamadi Jebali lorsqu’il était Chef du gouvernement (2011-2013), qui avait été chargé de faire parvenir des armes aux rebelles libyens qui ont renversé Mouammar Kadhafi en 2011 (la présence de livres sur la Libye est retenu comme élément à charge ! ). Habib Ellouze, ancien député et représentant de l’aile « dure » d’Ennahdha, aurait été chargé de recruter des membres du groupe Ansar Charia, classé comme terroriste en août 2013, « pour les besoins de l’entente », sans autre précision sur la période de ces recrutements et leur implication dans un éventuel complot.

Le rapport d’instruction mentionne également le rôle de Ridha Ayari, gérant d’une société de confection exportatrice en Italie qui aurait « rallié l’entente » avec « pour mission de coopérer avec les renseignements italiens ». 

Youssef Chahed, Moedh Kherriji, fils de Rached Ghannouchi dont il était le directeur de cabinet à la présidence du parti, Rafik Abdessalem Bouchleka, son gendre et ancien ministre des Affaires étrangères (2011-2013), son conseiller, Lotfi Zitoun, auraient également, « rejoint l’entente », sans autre précision sur leur rôle.

En revanche, Ali Laarayedh, ancien ministre de l’Intérieur et Premier ministre, condamné par ailleurs le 5 mai, à une peine de 34 ans de prison pour son rôle dans le « transfert » des combattants vers la Syrie et la Libye, et Sadok Chourou, ancien cadre d’Ennahdha, ont été mis hors de cause, « pour insuffisance de preuves ». Une remarque qui ne manque pas de piquant au vu de la faiblesse des éléments retenus à charge contre certains accusés, dans cette affaire et dans d’autres.

Une justice sous la coupe de l’exécutif

Kais Saied, le président tunisien, surnomm » ZABAIED par l’excellent dessinateur « Z »

Même si certains des faits évoqués sont plus ou moins avérés et relèvent des intrigues qui ont agité les coulisses du pouvoir depuis 2012, leur addition ne suffit pas à établir de lien entre eux. En dehors d’échanges téléphoniques, dont on ne connaît pas le contenu, entre certains des protagonistes, rien ne permet d’étayer l’existence d’un plan structuré et concerté visant à renverser le régime par la force.

La faiblesse du dossier ne risque pas d’être un obstacle à de lourdes condamnation. La Justice est en effet sous la coupe du pouvoir exécutif. La Cour sera présidée, comme dans le procès de l’affaire du complot, par le juge Lassaad Chamakhi, que l’avocat et ancien juge administratif Ahmed Souab avait accusé le 18 avril d’être « tenu » par ses nombreux dossiers de corruption. Cette accusation lui a valu d’être arrêté dès le 20 avril et d’être poursuivi pour « menaces de commettre des actes terroristes ».

Depuis le 1er juin 2022, Kaïs Saïed s’est arrogé par décret-loi le pouvoir de révoquer les juges,  avec interdiction de contester cette révocation devant les tribunaux, alors que le Conseil supérieur de la magistrature provisoire, nommé en février 2022, est de facto dans l’impossibilité de jouer son rôle. Les mutations et la désignation des magistrats sont assurées par note de service du Ministère de la Justices, en violation des règles de procédure.

Les prévenus risque de très lourdes peines néanmoins, puisqu’il sont poursuivis, entre autres, au titre de l’article 72 du Code pénal qui « punit de mort, l’attentat ayant pour but de changer la forme du gouvernement ou d’exciter les habitants à s’armer les uns contre les autres ». Rached Ghannouchi, aujourd’hui âge de 83 ans, avait déjà été condamné le 5 février dernier à 22 ans de réclusion criminelle dans l’affaire dite « Instalingo ». Il risque de voir encore sa peine s’alourdir de plusieurs décennies.