Plusieurs médias arabophones affirment que la caserne russe de Houmaïmim dans la région de Lattaquié, en Syrie, a accueilli, le mois dernier, une réunion israélo-syrienne à haut niveau sous l’égide de Moscou.
Une chronique de Michel Touma
Depuis quelques jours, des informations non confirmées sur une rencontre israélo-syrienne sont rapportées par plusieurs médias arabophones et par des réseaux sociaux, plus particulièrement au Liban. Les milieux officiels israéliens et russes ont observé le mutisme sur ce plan et ces informations sont donc restées au stade de la rumeur publique, laquelle revêt cependant en elle-même une importance certaine du fait de son impact au cas où elle s’avère fondée.
Selon un centre d’études syrien proche de l’opposition, la réunion aurait eu lieu en présence de deux anciens officiers supérieurs israéliens haut placés, du commandant des forces russes en Syrie, Alexander Chayko, et, côté syrien, du général Ali Mamlouk (l’un des chefs des Renseignements en Syrie) et du conseiller de Bachar el-Assad pour les affaires sécuritaires, Bassam Hassan. L’objectif aurait été de jeter les bases d’un accord de paix bilatérale qui s’inscrirait dans le prolongement du récent rapprochement entre Israël, d’une part, et certains Etats du Golfe, le Maroc et le Soudan, d’autre part.
Des sources séoudiennes
A en croire les indiscrétions rapportées par le quotidien arabophone al-Chark el-Awsat, édité à Londres et proche de l’Arabie Saoudite, Israël aurait réclamé au cours de cette réunion que l’Iran, le Hezbollah libanais et les autres milices chiites pro-iraniennes (irakiennes, afghanes, pakistanaises etc.) se retirent totalement de Syrie, parallèlement à une restructuration de l’armée et la formation d’un gouvernement au sein duquel serait représentée l’opposition syrienne. Reprenant les indications fournies par le centre syrien précité, le Chark el-Awsat précise que la Syrie aurait réclamé de son côté l’abolition des sanctions occidentales à son encontre ainsi que l’obtention d’une aide financière massive afin de couvrir la grosse dette due à l’Iran pour être en mesure d’obtenir le retrait iranien. La même source souligne que la réunion de Lattaquié n’a débouché sur aucun résultat immédiat palpable. Mais elle constitue le début d’un processus de pourparlers que la Russie devrait accélérer dans le courant de cette année afin d’aboutir à un accord de paix entre les deux pays.
Selon d’autres sources médiatiques citées par les réseaux sociaux à Beyrouth, la réunion de Lattaquié aurait été précédée d’une autre rencontre à Chypre, toujours sous l’égide de la Russie.
Pour Bachar el-Assad, un éventuel marché avec Tel Aviv se résumerait donc aux grandes lignes suivantes : réhabilitation et maintien de son régime, sa réintégration dans le giron arabe et au sein de la communauté internationale, avec l’octroi d’une importante aide financière afin de lancer le chantier de la reconstruction (estimé à des centaines de milliards de dollars), en contrepartie d’un accord de paix avec Israël et du retrait de l’Iran et de ses milices supplétives, dont notamment le Hezbollah libanais, de Syrie.
Le double enjeu
Dans quelle mesure ces informations sont plausibles et dans quelle mesure un tel marché serait-il réalisable ?
L’importance de la réunion de Lattaquié, si elle a eu effectivement lieu, réside non pas dans la tenue de cette rencontre, mais plutôt dans la teneur de l’éventuel marché que pourrait être tenté de négocier Bachar el-Assad, et cela indépendamment de l’aspect amoral que représente la réhabilitation d’un régime qui s’est rendu coupable ces dernières années d’une cascade de crimes contre l’humanité, de crimes de guerre, et d’opérations de tri démographique au niveau de sa population dont plus de la moitié a été forcée à l’exil.
Expansionnisme iranien
Obtenir le retrait de l’Iran et de ses diverses milices de Syrie représente un enjeu géostratégique de la plus haute importance. Cela revient en effet à contraindre le régime des mollahs iraniens à abandonner toute sa politique d’expansion au Moyen Orient et d’exportation de la Révolution islamique initiée par les Pasdarans (les Gardiens de la Révolution) Pour Téhéran la présence en Syrie et l’alliance stratégique avec le régime Assad constituent la pierre angulaire de cette expansion régionale mise en place méthodiquement par les Pasdarans depuis plusieurs décennies.
Un tel revers serait d’autant plus dur pour Téhéran qu’il s’accompagne de nouvelles donnes fondamentales : le rapprochement entre Israël et certains pays du Golfe, et une perte d’influence en Irak avec le cabinet Kazemi.
Le Hezbollah au coeur du débat
Au niveau libanais, c’est l’impact sur la situation du Hezbollah qui attire l’attention de nombre d’observateurs. Le parti chiite pro-iranien a acquis ces dernières années une dimension régionale indéniable du fait qu’il est devenu, plus particulièrement après l’assassinat de Kassem Souleimani (l’un des principaux chefs des Pasdarans), l’élément moteur de la politique d’expansion iranienne au Moyen Orient.
Fort de cette mission le Hezbollah a réussi ces dernières années à imposer son tempo et son diktat sur la scène libanaise, se prévalant des impératifs (iraniens) de la confrontation avec les Etats-Unis et les pays du Golfe. Ce sont de tels impératifs qui lui permettaient de justifier aux yeux de sa base populaire son intervention militaire massive en Syrie pour défendre un régime présenté comme l’allié stratégique de l’Iran.
Un éventuel marché entre Damas et Tel Aviv, tel qu’évoqué par le Charq el-Awsat, impliquerait d’abord un repli du Hezbollah vers l’intérieur libanais et ensuite une perte de sa dimension régionale, donc forcément une réduction de son influence sur la scène interne libanaise. Parallèlement, le parti pro-iranien risquerait aussi d’être confronté à une certaine fronde parmi sa clientèle partisane qui pourrait lui reprocher d’avoir envoyé des milliers de jeunes chiites se faire tuer en Syrie pour sauver un régime (au départ très peu digne de confiance) qui, en définitive, a conclu un accord de paix avec Israël en poignardant l’Iran dans le dos et en « lâchant » le Hezbollah. Les milieux de l’opposition chiite libanaise hostile au Hezbollah n’ont pas manqué de soulever d’ores et déjà ce point délicat dans les réseaux sociaux à Beyrouth.
Force est de relever dans un tel contexte qu’une éventuelle réduction de l’influence du Hezbollah pourrait contribuer à débloquer quelque peu la crise politique aigu au Liban du fait que le parti chiite prenait l’ensemble du pays en otage pour servir précisément les desseins régionaux des Pasdarans.
Capacité de nuisance
Compte tenu de l’ensemble de ces enjeux stratégiques, la grande question qui se pose est de savoir si le pouvoir iranien et avec lui le Hezbollah ont objectivement les moyens de mettre en échec ces tentatives de leur rogner les ailes au niveau régional. Leur capacité de nuisance, en termes de fuite en avant à caractère sécuritaire, n’est certes pas à négliger sur ce plan, mais ont-ils la possibilité de maintenir le cap, contre vent et marées, au niveau de leur politique d’expansion ? La réponse dépendra du cours que prendra une relance du dialogue entre Téhéran et Washington avec l’administration Biden. D’une manière plus précise, la question est de savoir si le nouveau locataire de la Maison Blanche mettra sur le tapis, lors d’éventuelles négociations avec le pouvoir iranien, les dossiers explosifs des missiles balistiques iraniens et de l’action déstabilisatrice des Pasdarans au M.O. Les premiers indices laissent penser que le président Biden paraît déterminé à faire céder Téhéran sur ces deux dossiers. Mais c’est sans compter l’influence des hommes à Barack Obama qui ont fait un retour important au sein de la nouvelle administration US, l’ancien président démocrate US étant partisan d’une politique complaisante à l’égard du pouvoir iranien.
Au plan libanais, si la teneur du marché que Bachar el-Assad chercherait à conclure se confirme, le Hezbollah pourrait manifester dans un premier temps sa capacité de nuisance, mais le pays du Cèdre aurait à moyen terme l’opportunité tant attendue de mettre en pratique une politique de neutralité vis-à-vis des conflits et de la politique des axes dans la région.
Il reste qu’une inconnue de taille persiste à l’ombre de ce tableau. Bachar el-Assad serait-il tenté de relancer la stratégie de louvoiement qu’adoptait son père, Hafez el-Assad ? Celui-ci était en effet passé maître dans l’art de négocier pour négocier, d’engager des pourparlers jusqu’au bout avec Israël mais sans jamais conclure. Ce fut notamment le cas sous le mandat du président Bill Clinton qui avait négocié avec Hafez el-Assad les moindres petits détails d’un accord de paix avec Israël, mais au « finish », le président syrien s’était rétracté. Cependant, les circonstances ne sont plus, à l’évidence, les mêmes. La Syrie d’aujourd’hui est détruite et en faillite sur tous les plans. A-t-elle par voie de conséquence les moyens objectifs de rejeter des propositions qu’elle ne peut pas refuser ?