Les armées régionales dans le bassin du lac Tchad utilisent des groupes d’autodéfense pour renforcer les campagnes militaires contre les insurgés de Boko Haram. Mais recourir à ces milices n’est pas sans risque, alors que les combattants se tournent vers la violence communautaire et le crime organisé. A long terme, ces groupes doivent être dissous ou réglementés.
par Crisis Group
Les groupes d’autodéfense au Nigéria, au Cameroun, au Niger et au Tchad jouent un rôle majeur dans la lutte contre Boko Haram, mais leur présence suscite des inquiétudes. Ils rendent les opérations militaires moins brutales et plus efficaces et ont dans une certaine mesure recréé du lien entre ces Etats et bon nombre de leurs communautés locales, mais ils ont également commis des abus et participé à l’économie de guerre. Au Nigéria en particulier, le recours au « vigilantisme » a largement contribué à transformer une insurrection contre l’Etat en une guerre civile plus sanglante, opposant Boko Haram aux communautés et conduisant à une augmentation drastique de la violence.
Comme le conflit, les groupes d’autodéfense continuent d’évoluer. Ils se mêlent aux hautes sphères politiques, en particulier au Nigéria, mais également aux dynamiques intercommunautaires locales, aux opérations commerciales et aux chefferies. Leur désir de voir leurs actions récompensées devra être pris en compte, tout comme la nécessité pour les Etats du bassin du lac Tchad de combler le manque de police de proximité, principalement dans les zones rurales. Pour que les groupes d’autodéfense ne deviennent pas une source d’insécurité, chacun de ces Etats devra trouver son propre équilibre entre dissolution lente des groupes, officialisation et réglementation.
Le vigilantisme, le recours à des acteurs non étatiques pour faire respecter l’ordre public (ou tout au moins une forme d’ordre) s’inscrit dans l’histoire de la région du lac Tchad. Les puissances coloniales comptaient, dans une large mesure, sur les chefs traditionnels locaux et leur entourage. La crise aux multiples facettes de la gouvernance et le déclin des services publics dans les Etats du lac Tchad depuis les années 1980 ont ouvert la voie à de nouveaux groupes d’autodéfense. Les problèmes d’ordre public auxquels ils ont tenté de répondre ont contribué à l’émergence et l’expansion de Boko Haram, mouvement qui cherche à fixer des règles et une orientation.
La lutte des groupes d’autodéfense contre Boko Haram a commencé en 2013, à Maiduguri, capitale de l’état du Borno et épicentre de l’insurrection, sous la double pression d’une violence jihadiste croissante et des actions des forces de sécurité. La Force d’intervention conjointe (Joint Task Force, JTF), dirigée par l’armée nigériane, s’est rapidement rendu compte du potentiel des groupes d’autodéfense comme source de connaissance, de renseignements et de main d’œuvre au niveau local et a entrepris de les coordonner avec l’aide des autorités locales et traditionnelles. Opérant sous le nom officieux mais révélateur de Force d’intervention civile conjointe (Civilian Joint Task Force, CJTF), les groupes d’autodéfense ont été essentiels pour chasser Boko Haram de la ville, puis lancer des opérations dans tout l’état du Borno. L’utilisation officielle des groupes d’autodéfense pour lutter contre Boko Haram s’est étendue plus largement au Nigéria, puis au Cameroun en 2014 et enfin au Tchad en 2015, où ils sont appelés « comités de vigilance ». Le Niger a été plus réticent, en partie du fait des luttes passées avec des groupes armés et parce qu’il n’en a pas eu autant besoin.
Les groupes d’autodéfense ont joué de nombreux rôles : réseaux de surveillance plutôt discrets au Niger, auxiliaires militaires ou forces combattantes semi-autonomes au Nigéria. Pour les forces armées de la région, surmenées et sous pression, ils ont dans une certaine mesure comblé les lacunes en matière de sécurité et fourni des connaissances locales. Ils ont rendu la réponse militaire plus ciblée et plus efficace, mais leur mobilisation a aussi provoqué des représailles de Boko Haram contre leurs communautés et contribué aux niveaux élevés de victimes civiles en 2014 et 2015. Paradoxalement, cela a également favorisé la stratégie des gouvernements régionaux d’éloigner les civils des jihadistes.
Alors que l’insurrection se divise et se rabat sur des opérations de guérilla plus discrètes et des attaques terroristes, néanmoins, le moment est venu d’évaluer les risques posés par une mobilisation aussi importante des groupes d’autodéfense (leurs membres prétendent être environ 26 000 dans le seul état du Borno). Leurs demandes de rémunération vont devoir être prises en compte, en particulier si les autorités envisagent de négocier avec les militants de Boko Haram pour qu’ils déposent leurs armes. À plus long terme, les membres des groupes d’autodéfense pourraient devenir des bras armés politisés, se tournant vers le crime organisé ou nourrissant la violence communautaire. Le vigilantisme peut être un puissant outil de contre-insurrection, mais il est impératif de faire face aux préoccupations immédiates qu’il suscite, notamment en matière d’impunité, et de commencer à prévoir sa transformation post-conflit sur le long terme.