La vie suspendue des journalistes de l’AFP à Gaza sur Arte

« Inside Gaza » est désormais disponible sur ARTE, jusqu’au 22 avril 2026. Ce documentaire bouleversant, réalisé par Hélène Lam Trong, nous place au cœur de l’enclave palestinienne en guerre. Il dévoile, sans artifice ni filtre, le quotidien de quatre journalistes locaux de l’AFP, dont Adel Zaanoun, soudain investis de la responsabilité de rapporter l’horreur dans un huis clos total. Un film sur le fil, qui explore l’effondrement d’un monde et le courage de témoigner quand tout s’effondre.

Gaza, 6 octobre 2023. La vie, encore, semblait tenir bon : des familles sur les plages, des commerçants dans les rues, la routine précaire d’une ville sous blocus mais animée d’une énergie de survie. Le lendemain, la violence surgit, fracassante : le Hamas attaque Israël, la riposte est immédiate et d’une intensité inédite. Enclavée, bombardée, Gaza se coupe du reste du monde. Dès lors, plus aucun journaliste étranger n’aura accès au territoire. Seuls restent ceux qui y vivent déjà, eux-mêmes pris au piège du siège et de la terreur.

C’est dans ce huis clos que « Inside Gaza » prend racine. La caméra d’Hélène Lam Trong accompagne quatre journalistes de l’AFP, tous Palestiniens, tous habitants de l’enclave. Dès les premières heures, le film plonge dans la sidération, l’urgence, l’instinct de survie. Adel Zaanoun, chef du bureau, Mai Yaghi, Mohammed Abed et Mahmud Hams, sont projetés au centre de la tragédie. Ils deviennent, par la force des événements, les seuls témoins du drame en cours, investis de la mission – mais aussi du fardeau – de documenter chaque minute d’une guerre impitoyable.

Gilet pare-balles, appareil photo ou caméra à la main, ils filment l’effondrement des immeubles, la fuite des familles, les enfants blessés, les visages hébétés, les alignements de corps. Dans la panique, ils continuent d’envoyer dépêches et images à Paris, à travers des réseaux téléphoniques intermittents. Mais, en réalité, chaque reportage peut être le dernier. Ils avancent dans les ruines avec la peur au ventre, traversés par l’angoisse de perdre, d’un instant à l’autre, leurs proches, leurs collègues, leur propre vie.

https://youtu.be/nH6frBewJHI?si=r0Ikw1Cje6VMYesP

Informer sous la menace

Informer, ici, n’est pas seulement un acte professionnel. C’est une question de survie, une lutte quotidienne contre l’incrédulité, le doute, le risque d’être pris pour cible par tous les belligérants. Les reporters de l’AFP subissent une double suspicion : Israël les accuse de complicité avec le Hamas, tandis que les autorités du Hamas se méfient de leur neutralité. Les pressions sont constantes, parfois directes, souvent insidieuses.

La défiance va plus loin. Sur les réseaux sociaux et dans certains médias internationaux, les images qu’ils envoient sont fréquemment mises en doute, accusées d’être mises en scène ou manipulées. Mohammed Abed évoque cette photo bouleversante d’un père portant son enfant sans vie, que des journaux américains ont, un temps, refusé de publier, suspectant un simulacre : « Ils pensaient que c’était une poupée. Mais c’était un enfant. » Cette remise en cause blesse, ajoute au sentiment d’impuissance : « Chaque regard racontait une histoire. Mais le monde n’était pas prêt à nous écouter. »

Les difficultés logistiques s’ajoutent à la détresse morale. Coupures d’électricité, manque d’eau, rationnement, impossibilité de se déplacer librement : les reporters de l’AFP travaillent dans des conditions extrêmes, souvent obligés d’alterner entre le reportage et la quête de nourriture, de médicaments, ou la recherche d’abri pour leurs familles.

Mai Yaghi confie, dans le film et dans plusieurs entretiens : « Le plus dur, ce n’était pas seulement de documenter la guerre. C’était de tenir debout, de continuer à protéger mes enfants, tout en sachant que chaque jour pouvait être le dernier. » Adel Zaanoun décrit, lui, la difficulté de séparer vie privée et devoir d’informer. Sa propre fille, dit-il à L’Orient-Le Jour, en vient à redouter le mot même de “journaliste”, désormais associé à la mort, à la disparition, à la peur.

Les coulisses de l’information

« Inside Gaza » révèle aussi la dimension la plus douloureuse du métier : la confrontation permanente avec la mort, la difficulté de faire publier son travail, la tentation parfois de renoncer. Les journalistes filment les foules en fuite, les blessés, les morts, mais savent qu’une partie de ce qu’ils transmettent restera invisible, contesté, ou sera utilisé à d’autres fins dans la guerre des images. Ils interrogent sans relâche les victimes, alors qu’ils viennent eux-mêmes de perdre un parent, un voisin, un collègue. Le sentiment de solitude, d’impuissance, d’inutilité parfois, est palpable.

Le documentaire ne se contente pas de montrer la guerre. Il dévoile le prix humain du reportage. Zaanoun, Yaghi, Abed et Hams témoignent de leur épuisement, du poids de la culpabilité : celle d’informer quand tant de souffrances restent inaperçues, celle d’avoir survécu quand d’autres sont tombés, celle d’avoir dû quitter l’enclave lorsque l’AFP, début 2024, ordonne l’évacuation de ses équipes pour des raisons de sécurité.

Cette évacuation marque un basculement. Les journalistes quittent Gaza, souvent sans adieu, rongés par la peur et la honte d’abandonner ceux qui restent. Ils se retrouvent éparpillés entre Nicosie, Londres, Le Caire, Doha, Bruxelles : autant de villes-refuges où commence une nouvelle épreuve, celle de la reconstruction. Le documentaire suit leur errance, capte l’insomnie, le stress post-traumatique, le sentiment d’étrangeté : survivre à Gaza, c’est aussi ne plus jamais retrouver sa place ailleurs.

Mai Yaghi résume cette douleur : « Ce qui nous brise le cœur, à mes enfants et à moi, c’est que tout ça n’existe plus, tout est effacé, tout a disparu. » Le film montre ce qui ne se répare pas, ce qui reste, même quand la trêve survient : le manque, l’absence, la mémoire hantée par les bruits d’explosion, les images d’enfants perdus.

Témoigner malgré tout

« Inside Gaza » est un film sans commentaire, sans surplomb, sans voix off. Les images, les paroles, les silences appartiennent aux journalistes eux-mêmes. La réalisatrice a choisi de donner toute la place à l’expérience brute, à la force du regard, à la fragilité du témoignage. Le documentaire est conçu à partir de rushes, de photos, de séquences captées dans l’urgence et la sidération, sans reconstitution, sans artifices.

Ce parti pris donne au film une dimension rare : on ne regarde pas Gaza de l’extérieur, on y est projeté, à hauteur d’homme, avec la peur, la fatigue, la honte parfois de ne pas pouvoir faire plus. C’est un acte de résistance : dans une époque saturée d’images, alors que la guerre d’information brouille la perception du réel, ces journalistes rappellent que chaque dépêche envoyée coûte un deuil, une angoisse, une nuit sans sommeil.

« Inside Gaza » n’apporte pas de réponse. Il pose des questions, avec gravité et dignité. Plus de 67 000 morts, la plupart civils, ont été recensés à Gaza en deux ans. La presse locale, souvent la seule à documenter la violence, paie un prix très lourd, en vies, en santé mentale, en mémoire. Comment continuer à informer après cela ? Comment se reconstruire, quand la frontière entre le témoin et la victime s’est effacée ? Comment, surtout, convaincre le monde de ne pas détourner les yeux ?

La force du film est là : il nous oblige à regarder la guerre non plus comme une abstraction, mais comme une expérience intime, irréversible. Il donne à voir, et à entendre, le prix réel de la vérité, loin des discours convenus.

« Inside Gaza » est disponible sur ARTE.tv jusqu’au 22 avril 2026.