En 2016, par un fulgurant retour à l’envoyeur américain qui marchait sur ses plates-bandes, Vladimir Poutine a bouleversé l’équilibre mondial en matière d’énergie par la métamorphose de l’Organisation vieillissante des Pays Producteurs de Pétrole en une fringante OPEP Plus (+). Confronté depuis aux Occidentaux en Ukraine lors d’une guerre d’usure qui s’éternise, le maitre du Kremlin tente de contrôler les Routes du Gaz en Afrique, via les mercenaires du groupe Wagner, afin de bloquer l’approvisionnement énergétique des Européens.Les bruits de botte aux frontières du Niger venus de la CEDEAO mais encouragés par les Américains et les Français sont une conséquence directe de cette guerre des routes du gaz et du pétrole.
Le stratège qu’a toujours été Poutine a compris que l’arme de l’énergie est autrement plus dissuasive qu’une arme nucléaire à hauts risques pour l’intégrité du territoire russe. N Be
Une chronique de Xavier Houzel
Le territoire russe est le plus vaste du monde et probablement le plus riche en ressources naturelles, si l’on distingue l’eau, la terre arable (grâce au changement climatique), le gaz dont les réserves prouvées de 37,4 trillions de M2 sont les plus vastes du monde, le bois et les minerais de toutes sortes. Le gaz, le pétrole et certains métaux représentent plus de 80 % de ses exportations. Le gaz, en particulier, vendu et distribué en Europe par gazoduc, était devenu pour Moscou une source sûre de revenu. En 2016, le gaz de schiste américain est venu par la mer inonder le marché européen, sans préavis.
Les institutions de la Fédération sont affaiblies par les positions de rente des potentats publics et privés que la hausse du prix des hydrocarbures a consolidées, tout en freinant paradoxalement le développement industriel harmonieux de la nation. L’extrême concentration du pouvoir induit par ce phénomène, en particulier après l’élection triomphale du président Poutine de 2018, a provoqué un nouvel effondrement de l’État (et de l’état de droit). Le pays reste, en revanche, la deuxième puissance militaire du monde ; elle possède le plus important arsenal de têtes nucléaires ; le budget de son armée est le quatrième du monde derrière l’Inde, ce qui aurait pu ne lui servir à rien, face à une Europe pacifiée et devant une OTAN dont le président français osait dire hier qu’elle était réduite à l’état de mort cérébrale.
L’économie russe à la traine
On n’a d’ailleurs encore rien vu du déluge de feu possible de l’Armée Russe comme de de l’OTAN, ce qui est heureux. Mais le fait est que le blocage relatif de ses institutions, l’hypertrophie et la charge financière de son armée, le retard pris par son économie en matière d’innovation et d’infrastructure et la polarisation de son développement sur le gaz et le marché captif européen ont empêché la Russie de rattraper les pays plus avancés.
C’est entre la révolution orange de 2004 dans l’Ukraine voisine et le « Maïdan » de 2013-2014 que le maître du Kremlin a pris conscience du danger. C’est la raison pour laquelle en 2016, il a transformé l’OPEP au nez et à la barbe des pays occidentaux et de la Chine et pour la plus grande satisfaction des pays émergents producteurs d’hydrocarbures (gaz compris, bien entendu).
Les membres de l’OPEP initiale – royaume d’Arabie saoudite en tête – sont désormais associés à dix autres pays pour le contrôle commun de leur production globale ; il s’agit de la Russie, du Mexique, du Kazakhstan, de l’Azerbaïdjan, de Bahreïn, de Brunei, de la Malaisie, d’Oman, du Soudan et du Soudan du Sud – un véritable cartel, dont Washington n’est désormais plus le maître. Par un tour de passe-passe, le monde orthodoxe a fait la courte échelle au monde musulman (à commencer par la République Islamique d’Iran) : les caudataires ne seront plus serviles, pis, ils relèvent le gant ! Aujourd’hui, les ennemis d’hier pansent leurs plaies, et mieux, ils résolvent leurs malentendus et ressoudent leurs alliances.
En facilitant les Accords d’Abraham – en soi une bonne chose – Donald Trump a tiré une balle dans le pied de l’Amérique. Lui qui pensait enfoncer plus avant le coin dans le billot a fait éclater le bois.
L’enjeu des routes du gaz vers l’Europe
On a vu qu’à l’Ouest, il y avait l’Amérique et son gaz de schiste. L’extraction de ce combustible est souple mais coûteuse pour l’environnement ; son transport nécessite une liquéfaction et la construction de méthaniers et, à leur arrivée au point de livraison, une dé-liquéfaction ; son prix de revient CIF est élevé. Lorsque les prix du marché chutent en deçà d’un minimum, sa production n’est plus rentable… et l’on arrête ! À la rigueur, le gaz russe en supportera la concurrence : les prix feront le yoyo jusqu’à épuisement. Mais qu’en sera-t-il du gaz conventionnel en provenance du reste du monde, où il est abondant ?
À l’Est, il y a les Gaz du Qatar et de l’Iran, et demain, il y aura ceux de la Mer Méditerranée Orientale et celui du Mozambique : Moscou devra coûte que coûte en empêcher l’arrivée par la terre comme par la mer. On sait que la Guerre de Syrie a permis le blocage d’un projet de gazoduc à travers la Syrie par des rebelles largement instrumentalisés. Depuis lors, les masques sont tombés ; la Russie est chez elle à Tartous et ses avions décollent à toute heure de Hmeimim, dans la province syrienne de Lattaquié : les projets d’extraction et de transport de Gaz par pipeline le long des côtes syriennes verront difficilement le jour.
L’empoignade entre l’Algérie et le Maroc
Au Sud, enfin, on assiste à une foire d’empoigne entre l’Algérie et le Maroc ! Deux projets de gazoducs se carambolent pour acheminer le gaz d’Afrique vers l’Europe via le Maghreb :
– Un projet du gazoduc transsaharien long de plus de 4.000 Km, qui devrait apporter des milliards de mètres cubes de gaz du Nigeria vers l’Algérie en traversant l’État du Niger – sachant que l’Algérie pourrait ensuite dispatcher ce gaz à sa guise vers l’Europe via l’Italie et l’Allemagne par le Transmed ;
– Un autre projet porté par le Maroc, sous la forme d’un gigantesque gazoduc côtier de 6.000 kilomètres passant par 15 pays ouest-africains – alimentés en gaz sur le chemin – à prolonger par la suite du Maroc vers l’Espagne et la France ; c’est plus long mais des tuyaux sont déjà posés, au moins jusqu’au Ghana. L’ennui est que le Sahara occidental (ex-Sahara Espagnol) est situé sur son trajet comme un caillot dans une artère.
Les deux projets sont incompatibles : c’est l’un ou l’autre. Et, pour Moscou, ils sont inacceptables. Au Maghreb, ils sont la cause d’une lutte acharnée, dont l’enjeu aiguise la brouille entre l’Algérie et le Maroc et se communique à l’Espagne.
Le président Tebboune a été l’hôte officiel pour trois jours en pleine Guerre d’Ukraine ! En fin politique, il a compris quelle était la stratégie russe non seulement par rapport au Maroc, mais aussi par rapport à la Libye, et pourquoi ! La Libye pourrait également héberger un gazoduc et le prolonger vers l’Italie, mais un concours de circonstances – est-ce parfaitement inopiné ? – veut que le maréchal Haftar accueille aussi les mercenaires de Wagner et qu’il reçoive opportunément de Moscou aide et assistance militaires – pour la bonne cause.
La République centrafricaine au coeur
Parce que l’Afrique subsaharienne est immensément riche en hydrocarbures et qu’il importe que ces ressources, aussi utiles y soient-elles, ne concurrencent jamais le gaz russe sur le marché européen. Le Nigeria, qui est la tête de pont des deux gazoducs évoqués pourrait en effet réceptionner dans le Golfe de Guinée les Gaz d’Afrique Centrale – ceux du Cameroun, du Tchad, de la Guinée équatoriale, du Gabon, d’Angola et plus à l’Est, ceux des pays des Grands Lacs qui regorgent de pétrole. Or c’est exactement au centre de ce quadrilatère formé par ces pays producteurs que se situe la République centrafricaine : CQFD !
C’est notamment pour cette raison que les Russes ont débarqué en force, il y a cinq ans, dans le pays de l’empereur Bokassa, en passant des accords de défense avec le pouvoir. Depuis 2018, Wagner a investi tous les secteurs de la société centrafricaine, des médias à la politique en passant évidemment par l’économie. L’Organisation de Wagner se paye sur la bête. Le Mali a suivi naturellement, puis le Burkina Faso, puis le Niger, tombé comme un fruit mûr, victime à son tour d’un coup d’état, dont l’issue n’est pas encore définitive.
Derrière l’écran de fumée qu’ils diffusent savamment, les Wagner exécutent la politique étrangère de la Fédération de Russie. Leur stratégie verrouille les routes possibles du gaz vers l’Europe ; elle permet à Moscou de confisquer à son profit de l’or, des diamants et certains métaux rares ; elle sème la panique chez les Européens médusés. La question finit par se poser de savoir si la Guerre d’Ukraine, où la Russie s’embourbe mais fixe l’attention, n’est pas, après tout, devenue un leurre !
Les BRICS, le grain de sable
La Guerre des ROUTES bat son plein. Ce conflit insidieux domine, dorénavant, l’affrontement de l’Est avec l’Ouest, celui de l’Occident contre les pays du Sud ! L’invasion russe de l’Ukraine accompagne, cachée derrière des arguments géopolitiques et des revendications culturelles et civilisationnelles, une sordide affaire de contrôle des marchés. Tout avait bien commencé entre voisins européens (avec la Russie de Saint-Pétersbourg) lorsque le premier gazoduc Nord Stream I avait été décidé, mais tout a basculé quand Nord Stream II, à peine achevé, a été mystérieusement détruit. On ne sait toujours pas avec une absolue certitude qui l’a immobilisé ni pourquoi !
Ceux qui se perdent en conjectures sur le coup d’état intervenu au Niger ne devraient pas s’en étonner ; ils devraient se demander où se produira le prochain ; si ce sera au Cameroun ou au Sénégal ? Au moment même où le ministre russe de la Défense, Sergueï Choïgou, fait cette son marché de missiles en Corée du Nord, un Comorien – Ahamada Madi, alias Boléro, conseiller diplomatique russophone de son Excellence Azali Assoumani, président de l’Union Africaine, négocie à Moscou un mystérieux accord !
Fondée sur la surprise et sur la ruse, la diversion (la dissimulation et l’intoxication) est un grand classique. Les chefs de Wagner en Centrafrique, Vitali Perfilev pour la partie sécuritaire et Dmitry Sityi pour la partie économique et informationnelle, l’ont préparée : ce sont « les Vikings des temps modernes » ; ils seront les administrateurs demain !
Un tapis se déroule devant eux. Les Forces Wagner sont déjà arrivées au Mozambique, où Dmitry Utkin, l’ancien parachutiste des forces spéciales russes, co-fondateur et commandant général du groupe Wagner, n’a nul besoin de Prigojine pour savoir ce qu’il lui reste à faire : continuer jusqu’à pouvoir disposer d’une majorité au sein de l’Union Africaine, au sein de la CEDEAO ou lors d’une assemblée générale de l’ONU.
L’Ukraine, une guerre d’usure!
Dans le bras de fer qui s’amorce entre les États-Unis et la Chine, dans celui qui se joue entre la Russie et l’Europe de l’Ouest, Wagner joue sa partition par un travail de sape. L’attention des pays européens est focalisée sur le Donbass ; la présidence américaine est obnubilée par les figures de cirque de Donald Trump. Et pendant ce temps-là, les BRICS, que plus de quarante pays tentent de rejoindre à la hâte, préparent l’avènement d’une monnaie capable de concurrencer le Dollar. Finie la suprématie du Dollar, finis les Accords du Quincy, finie la sacralité de l’ONU, finie la Françafrique,
La Guerre d’Ukraine ou plutôt la guerre contre l’Occident aura été gagnée par les Wagner sans le moindre recours à l’arme nucléaire ! Par grignotage et à l’usure.
La France, elle, est assise entre deux chaises. Elle risque de perdre sur tous les tableaux par simple inadvertance. « Au Niger… nous dit le général Gomart, ex-directeur du Renseignement militaire, la France joue son destin géostratégique. On n’a peut-être pas pris la mesure de ce qui pouvait se passer au Niger, à la fois au niveau politique comme au niveau du renseignement. Je pense que pour la France, c’est un vrai point de bascule… Soit la France montre une certaine force, soit elle montre une certaine faiblesse. Pour le président Macron et les décideurs français, c’est un moment difficile. » Il n’y a rien à ajouter.
Le tsar Poutine
Le président de la Fédération de Russie est – toutes choses étant indéniables par ailleurs : son approche impériale, sa férocité, sa rouerie – finalement beaucoup plus cartésien que d’autres. On le reconnaît à son principe, cher à Descartes : « Ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien » – il est déterminé. On le distingue par la règle qu’il observe, toujours celle du philosophe : « Ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle » – la rigueur lui est consubstantielle. Le but qu’il poursuit, enfin – « l’égalité stabilisée » – est contrasté. Mais Vladimir Poutine a une excuse : à l’époque de Descartes, il y avait des oligarques et il y avait un roi, et il se figure que cela n’a pas changé !