La propagande djihadiste à portée des jeunes sur Tik Tok

Dix ans après les attentats de 2015, la menace terroriste, toujours vive, s’est transformée : elle émane d’individus de plus en plus jeunes, présents sur le territoire français, sans lien avec des organisations structurées. La propagande djihadiste sur les réseaux sociaux, très facile d’accès, permettrait un « auto-endoctrinement » rapide. Entretien avec Laurène Renaut, spécialiste des cercles djihadistes en ligne.

Laurène Renaut pour le site « The Conversation »


The Conversation : Dix ans après les attentats de 2015, comment évolue la menace terroriste en France ?

Laurène Renaut : Le procureur national antiterroriste [Olivier Christen] a souligné que la menace djihadiste reste élevée et qu’elle a même tendance à croître au regard du nombre de procédures pour des contentieux djihadistes ces dernières années. Mais cette menace a muté. Elle est aujourd’hui endogène, moins commandée de l’étranger et plutôt liée à des individus inspirés par la propagande djihadiste, sans contact avec des organisations terroristes. Par ailleurs, il y a une évolution des profils depuis fin 2023 avec un rajeunissement des candidats au djihad armé. En 2023, 15 jeunes de moins de 21 ans étaient impliqués dans des projets d’attentats, 19 en 2024 et 17 en 2025. Ce phénomène de rajeunissement est européen, et pas seulement français. La seconde mutation réside dans une forme d’autoradicalisation de ces jeunes qui ne vont pas forcément avoir besoin de contacts avec les organisations terroristes pour exprimer des velléités de passage à l’acte au contact de la propagande djihadiste en ligne.

Enfin, ce qui semble se dessiner, ce sont des formes de basculement très rapides, que l’on n’observait pas il y a quelques années. Lorsque j’ai commencé mon travail de thèse, fin 2017, la radicalisation s’inscrivait sur du long terme, avec de nombreuses étapes, un environnement familial, des rencontres, des échanges en ligne. Or là, depuis fin 2023 début 2024, le délai entre le moment où ces jeunes commencent à consommer de la propagande en ligne et le moment où certains décident de participer à des actions violentes semble de plus en plus court.

Comment arrivez-vous à ces conclusions ?

L. R. : Je m’appuie ici sur les données fournies par le parquet national antiterroriste ainsi que sur des échanges avec des acteurs de terrain et professionnels de la radicalisation. Mon travail, depuis huit ans, consiste à analyser l’évolution des djihadosphères (espaces numériques où y est promu le djihad armé), sur des réseaux comme Facebook, X ou TikTok. En enquêtant sur ces communautés numériques djihadistes, j’essaie de comprendre comment les partisans de l’Organisation de l’État islamique parviennent à communiquer ensemble, malgré la surveillance des plateformes. Comment ils et elles se reconnaissent et interagissent ? Quels moyens ils déploient pour mener le « djihad médiatique » qu’ils considèrent comme essentiel pour défendre leur cause ?

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Quels sont les profils des jeunes radicalisés dont on parle ?

L. R. : On sait que la radicalisation, quelle qu’elle soit, est un phénomène multifactoriel. Il n’y pas donc pas de profil type, mais des individus aux parcours variés, des jeunes scolarisés comme en décrochage scolaire, d’autres qui ont des problématiques familiales, traumatiques, identitaires ou de santé mentale. On retrouve néanmoins un dénominateur commun : une connexion aux réseaux sociaux. Et il est possible de faire un lien entre cette hyperconnexion aux réseaux, où circulent les messages djihadistes, et la forme d’autoradicalisation observée. On n’a plus besoin de rencontrer un ami qui va nous orienter vers un prêche ou un recruteur : il est aujourd’hui relativement facile d’accéder à des contenus djihadistes en ligne, voire d’en être submergé.

Peut-on faire un lien entre le rajeunissement et la présence des jeunes sur les réseaux sociaux ?

L. R. : Les organisations terroristes ont toujours eu tendance à cibler des jeunes pour leur énergie, leur combativité, parce qu’ils sont des proies manipulables aussi, en manque de repères, sensibles aux injustices et, bien sûr, aujourd’hui familiers des codes de la culture numérique. On sait aussi que les jeux vidéo sont devenus des portes d’entrée pour les recruteurs. Sur Roblox, par exemple, il est possible de harponner ces jeunes ou de les faire endosser des rôles de combattants en les faisant participer à des reconstitutions de batailles menées par l’État islamique en zone irako-syrienne.

Ce qu’on appelle l’enfermement algorithmique, c’est-à-dire le fait de ne recevoir qu’un type de contenu sélectionné par l’algorithme, joue-t-il un rôle dans ces évolutions ?

L. R. : Oui certainement. Sur TikTok, c’est assez spectaculaire. Aujourd’hui, si j’y tape quelques mots clés, que je regarde trois minutes d’une vidéo labellisée État islamique et que je réitère ce comportement, en quelques heures on ne me propose plus que du contenu djihadiste. Ce n’était pas du tout le cas lorsque je faisais ma thèse sur Facebook. Là, [sur TikTok,] je n’ai pas besoin de chercher, les contenus djihadistes viennent à moi.

Les réseaux sociaux sont censés lutter activement contre les contenus de propagande terroriste. Ce n’est donc pas le cas ?

L. R. : Ce que j’observe, c’est que la durée de vie de certains contenus violents sur TikTok reste importante et que des centaines de profils appelants au djihad armé et suivis par de larges communautés parviennent à maintenir une activité en ligne. Les spécialistes de la modération mettent en évidence que les contenus de nature pédocriminelle ou terroriste sont actuellement les mieux nettoyés et bénéficient d’une attention particulière des plateformes, mais celles-ci n’en demeurent pas moins submergées, ce qui explique que de nombreux contenus passent sous les radars. Sans compter que les partisans de l’État islamique déploient une certaine créativité, et même un savoir-faire, pour faire savoir qu’ils sont « là » sans se faire voir. Quand je tape « ma vengeance » par exemple (titre d’un chant djihadiste qui rend hommage aux terroristes du 13 novembre 2015), il est tout à fait possible, encore aujourd’hui, de retrouver des extraits de ce chant particulièrement violent. S’il est toujours présent en ligne, comme d’autres contenus de propagande, c’est parce que les militants djihadistes trouvent des astuces pour recycler d’anciens contenus et déjouer les stratégies de détection des plateformes (langage codé, brouillage du son et camouflage des images par exemple, afin d’éviter une reconnaissance automatique).

Le contenu de la propagande djihadiste sur les réseaux sociaux a-t-il évolué depuis 2015 ?

L. R. : En 2015, l’Organisation de l’État islamique avait encore une force de frappe importante en termes de propagande numérique. Puis elle est défaite militairement en Syrie et en Irak, en 2017, et on observe une nette baisse de la production de propagande. Mais il y a eu une certaine détermination chez ses partisans à rester en ligne, comme si les espaces numériques étaient des prolongements du champ de bataille militaire. Ont alors émergé des tactiques de camouflage et des incitations à une forme de résistance ou de patience avec une vision de long terme du combat pour « la cause ». L’objectif pour ces cybermilitants était d’être à la fois visibles pour leur réseau et invisible des « surveillants », tapis dans l’ombre mais prêts à agir le moment opportun.

Puis on note un pic d’activité de propagande qui coïncide aux massacres perpétrés par le Hamas, le 7 octobre 2023, en Israël. Il faut préciser que l’Organisation de l’État islamique est ennemie du Hamas qu’elle considère comme un groupe de faux musulmans (ou apostats). Néanmoins, le 7-Octobre a été un moment d’euphorie collective dans les djihadosphères, avec la volonté pour l’État islamique de promouvoir ses militants comme les seuls « vrais moudjahidine » (combattants pour la foi).

Aujourd’hui, dans les djihadosphères, cohabitent des contenus ultraviolents (formats courts) que certains jeunes consomment de manière frénétique et des contenus théoriques qui nécessitent une plus grande accoutumance à l’idéologie djihadiste.

Quels sont les principaux contenus des échanges de djihadistes sur les réseaux que vous étudiez ?

L. R. : On trouve des vidéos violentes, mais de nombreux contenus ne sont pas explicitement ou visuellement violents. Ils visent à enseigner le comportement du « vrai musulman » et à condamner les « faux musulmans » à travers le takfir (acte de langage qui consiste à déclarer mécréant une personne ou un groupe de personnes). Dans sa conception salafiste djihadiste, cette accusation de mécréance équivaut à la fois à une excommunication de l’islam et à un permis de tuer – puisque le sang du mécréant est considéré comme licite.

La grande question, que l’on retrouve de manière obsessionnelle, c’est « Comment être un vrai musulman ? Comment pratiquer le takfir ? Et comment éviter d’en être la cible ? » Pour l’État islamique et ses partisans, il y a les « vrais musulmans » d’un côté et les « faux musulmans » (apostats) ou les non-musulmans (mécréants) de l’autre. Il n’y a pas de zone grise ni de troisième voie. La plupart des débats dans les djihadosphères portent donc sur les frontières de l’islamité (l’identité musulmane) : à quelles actions est-elle conditionnée et qu’est-ce qui entraîne sa suspension ?

« Est-ce que je pratique l’islam comme il le faut ? Si je fais telle prière, si je parle à telle personne (à mes parents ou à mes amis qui ne sont pas musulmans, par exemple), est-ce que je suis encore musulman ? » Telles sont, parmi d’autres, les sources de préoccupation des acteurs de ces djihadosphères, la question identitaire étant centrale chez les jeunes concernés.

Dans cette propagande, il y a un lien très fort entre le fait de se sentir marginalisé et l’appartenance au « vrai islam »…

L. R. : Effectivement, un autre concept majeur, connecté au concept de takfir, c’est celui d’étrangeté (ghurba). Dans la propagande djihadiste, le « vrai musulman » est considéré comme un « étranger » et désigné comme tel.

Ce concept, qui n’est pas présent dans le Coran, renvoie à un hadith (recueil des actes et des déclarations du prophète Muhammad), qui attribue ces paroles au prophète Muhammed : « L’islam a commencé étranger et il redeviendra étranger, heureux soient les étrangers. » Pour l’expliquer brièvement, si l’islam a commencé étranger, c’est qu’il a d’abord été, tout comme ses premiers adeptes, incompris. En effet, ceux qui adhèrent à cette religion à l’époque et qui ont suivi le prophète lors de l’Hégire sont perçus comme des marginaux ou des fous et sont même réprimés.

Mais progressivement le message de Muhammed s’étend, et l’islam devient la norme dans une grande partie du monde ; les musulmans cessant d’y être perçus comme étranges ou anormaux. Selon la tradition prophétique, c’est à ce moment-là, quand la nation musulmane grandit, que les « vrais croyants » se diluent dans une masse de mécréants et de « faux musulmans » corrompus.

Aujourd’hui, l’État islamique s’appuie sur ce hadith pour dire que si on se sent étranger à cette terre de mécréance, à l’Occident, à sa propre famille, c’est qu’on est certainement sur le chemin du véritable islam. Leurs propagandistes se nourrissent d’une littérature apocalyptique qui met sur le même plan ces « étrangers » et « la secte sauvée » (al-firqah an-najiyah), le groupe de croyants qui combattra les mécréants jusqu’au Jugement dernier et qui, seul parmi les 73 factions de l’islam, gagnera le paradis.

Leur message est clair : aujourd’hui les « vrais musulmans » sont en minorité, marginalisés et mis à l’épreuve mais eux seuls accéderont au paradis. Cette rhétorique de l’étrangeté est centrale dans le discours djihadiste en ligne. Sur TikTok, on lit beaucoup de messages du type : « Si tu te sens seul ou rejeté, si personne ne te comprend, c’est peut-être parce que tu es un étranger, un “vrai musulman” appelé ici à combattre. »