La crise économique qui sévit en Turquie, conjuguée aux pressions politiques exercées par le nationaliste Dawlat Bahçeli allié du parti d’Erdogan, et le contexte géopolitique régional au moyen orient contraint le Président turc à un large consensus et un compromis politique global. Ainsi, dans le sillage de renforcer son camp à l’intérieur du pays, le président turc a récemment engagé des négociations secrètes avec l’opposition armée Kurde du PKK.
Djaffar AMOKRANE
Les arguments de son ministre des affaires étrangères Hakan Fidan, dernier patron du MIT, le service secret turc et grand connaisseur de la géopolitique régionale, ont su convaincre le président turc des risques de débordements de la situation en cours au moyen orient, et de la nécessité de régler l’épineux problème du parti du peuple du Kurdistan (PKK). Ce dernier peut devenir un proxy des forces hostiles au pays si des moyens matériels étaient mis à la disposition du mouvement indépendantiste pour mener une lutte armée durable.
Des contacts discrets sont établis entre le chef historique de la rébellion Abdullah Öcalan dit Apo, condamné à vie et détenu dans la prison d’Imrali, et les autorités turques. La situation au nord-ouest de la Syrie, la Rojava, inquiète de plus en plus Ankara. Les kurdes syrien, soutenus par Washington et discrètement par Israël, représentent une menace permanente aux frontières sud du pays. Les forces hostiles à la Turquie pourraient utiliser les kurdes syriens comme carte de pression sur Erdogan qui a su développer une relation complexe mais pragmatique avec la Russie de Poutine.
Le Billard Kurde: Poutine, Erdogan, Assad
Une éventuelle frappe israélienne contre les sites stratégiques iraniens risque de provoquer un embrasement généralisé du Moyen Orient. Le Kurdistan occidental situé en territoire syrien, soutenu par les américains et subtilement par Israël, peut transformer le Rojava autonome en entité indépendante de la Syrie. Cette perspective serait perçue par la Turquie comme une menace existentielle pour l’unité de son territoire.
Les derniers développements dans la région ont amené Erdogan à des positions plus réalistes. Des contacts directs sont établis dans les montagnes de Kendil pour une réconciliation avec l’ennemi public numéro un, Abdellah Öcalan et son parti le PKK, pourtant classé organisation terroriste par l’Etat Turc, les USA et l’UE. Cette démarche, imposée par la real politique intérieure et la géopolitique régionale, briserait certainement l’alliance entre le parti d’Erdogan et le parti nationaliste MHP (parti d’action nationaliste) de Devlet Bahçeli, mais aussi du dissident de l’AKP et rival d’Erdogan Ali Babacan président du nouveau parti DEVA (parti pour la démocratie et le progrès)
Les récentes déclarations du président turc sur les menaces existentielles qui peuvent atteindre son pays semble prendre forme par la nécessité de renforcer le front intérieur dont les fissures sont apparues dans le débat politique. Une économie au bord de l’asphyxie, une inflation galopante, et une chute vertigineuse de la monnaie nationale, sont un triptyque qui met la Turquie dans une sérieuse crise économique, politique et un probable engagement militaire dans la région.
Le péril vient de Syrie
Les déclarations alarmantes d’Erdogan traduisent l’urgente nécessité de régler la question kurde dans le pays avant qu’elle ne soit imposée de l’autre côté de la frontière Syrienne dont la Turquie partage plus de 880 kilomètres. Ce prolongement territorial, notamment avec l’évolution de la situation kurde en Syrie, augure une menace de débordement au sud de l’Anatolie turc. En dépit de l’expédition de l’armée turque au nord de la Syrie et la création d’une zone tampon, la région n’est pas pacifiée pour autant. La probabilité d’un embrasement régional n’est pas entièrement écartée.
Le recours à la voie diplomatique, pour régler ensemble la question kurde avec le voisin syrien, n’a pas été exclue par le président turc. La médiation du président Russe, Vladimir Poutine, pour une normalisation turco-syrienne n’est pas arrivé encore à son terme. Erdogan a évoqué lors du sommet de Kazakhstan une rencontre à trois pour étudier une éventuelle désescalade dans la région. Le facteur temps et l’accélération de la guerre entre Israël et le Hizballah au sud Liban et à Gaza a pris de cours les protagonistes et retardé la démarche. Les deux attaques de l’Iran sur Israël ont redistribué les cartes et mettent l’ensemble des pays de la région sous pression permanente.
Le choix des autorités turques de prioriser la normalisation avec les kurdes du PKK à l’intérieure du pays avant d’entamer celle avec l’état Syrien, pour contenir les ambitions indépendantistes du Rojava, est plus que audacieuse. Cette option offre à la Turquie une opportunité de stabilité qui l’épargnerait des secousses d’une éventuelle crise régionale globalisée. Le règlement de la question kurde peut s’étendre aux pays limitrophes notamment les voisins syriens et iraniens. un scénario plausible dans ce contexte d’une guerre imminente. Les trois pays partagent un facteur commun le peuple kurde exclu des enjeux régionaux.
« Ces terroristes » devenus fréquentables
Une soudaine prise de conscience s’empare de la classe politique turque. Lors de la dernière séance parlementaire, certains députés nationalistes du MHP ont salué leurs collègues du parti de gauche pro kurdes HDP (Parti démocratique des peuples). Du jamais vu, des députés, pourtant placés géographiquement aux extrémités de l’hémicycle du parlement turc, et diamétralement opposés idéologiquement, opèrent un rapprochement et échanges des discussions dans un cadre national. Cette démarche au niveau parlementaire brise un tabou dans l’activité politique turque et envoie un message fort à l’opinion nationale et internationale. D’habitude intransigeant envers la question kurde, les nationalistes opèrent un virage radical dicté par une géopolitique régionale qui varie de manière aléatoire et dangereuse.
Les choses ne se sont pas arrêtées qu’au niveau du parlement, une autre institution du pays s’est mêlée à la démarche. La haute cour constitutionnelle a décidé, de manière surprenante et sans explications, de lever les interdictions d’usage des slogans, logos et photos relatives au parti du PKK dans les réseaux sociaux et dans l’espace public. Ce revirement est traduit par l’institution de promouvoir la liberté d’expression pour tous les turcs. Or, il n’y a pas si longtemps, de telles usages était passible de prison pour soutien à une organisation terroriste pour tout citoyen du pays.
Si les deux parties convergent vers des positions réalistes, tournant ainsi la page ensanglantée de trois décennies d’activités subversives du PKK en Turquie, reste néanmoins les modalités de la mise en place d’un processus politique et juridique ouvrant le chemin d’une véritable réconciliation. Le débat prend forme au sein de la classe politique turque que la société civile craint le capotage de la démarche, comme fut le cas dans le passé où les nationaliste « Ergonekon », les loups brins, au sein des partis d’extrême droite et de l’armée ont fait échouer tout rapprochement.
Abdellah Öcalan, la figure centrale du PKK
Rien ne destiner le jeune Abdellah à une activité politique et subversive. Natif de la région d’Amara, de père Kurde et de mère Turque, il était un homme pieux et proche des thèses de l’idéologue islamiste et conservateur Necip Fazil KISAKUREK. Son grand virage idéologique s’est affirmé après le massacre de MARAS survenu entre le 19 et 26 décembre 1978, opéré par le département des opérations spéciales (Özel Harp Dairisi), une structure des service secret Turcs engagée dans lutte anti marxiste, dépendant directement du gouvernement BÖLANT Ecevit, et intégrée au sein des forces du Stay-Behind dirigée par les états majors de l’OTAN.
Ce drame qu’a subi le milieu rural de sa région bouleverse ses certitudes idéologiques naissantes opérant un virage radical de cap vers un socialisme engagé de type marxiste-léniniste. Il fonde à la même période du massacre du Maras, en 1978, le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Après huit années de clandestinité, il lance son organisation dans une lutte armée, en 1984. Une guérilla qui dure encore, avec ses actions subversives qui ont défié la chronique dans toute la région avec son lot de victimes civiles.
Le 09 octobre 1998, Ocalan est lâché par la Syrie de Hafez Al Assad sous les pressions américaines. Dés lors, qu’il est pourchassé. Il entame un long périple d’arrestation et d’expulsion dans toutes les capitales européennes, Athènes, Rome, Moscou, Nicosie, et finit par être capturé à Nairobi au Kenya, par un stratagème monté conjointement par les services secrets américains et israéliens, et une fraction des services grecs. Cette opération concertée entre les services secrets des pays de l’OTAN a permis au MIT, service turc, de mettre hors d’état de nuire le fondateur du PKK sans pouvoir effacer l’existence de son organisation avec lequel il entame, en ce moment, des négociations.
Le dénouement de la question Kurde en Turquie ne peut s’effectuer sans l’aval de son fondateur. La conjoncture liée à la politique intérieure turque et le contexte régional brulant exigent une certaine raison d’Etat et un réalisme politique aigu. Après dix ans d’isolement total dans la prison d’Imrali, coupé de tout contact extérieur (avocats et familles), dont les organisations des droits de l’homme n’ont cessé de dénoncer, les autorités turques décident de lui ouvrir des canaux de communication avec les membres actifs de son organisation dans les montagnes de Kendil. Cet inattendu revirement mérite d’être suivi de prêt contenu des ramifications de la question kurde en Syrie, Iran, Irak où le grand échiquier géopolitique et stratégique est en train de se jouer.