La lune de miel entre Rabat et Madrid

Depuis 2022, les relations entre l’Espagne et le Maroc ont pris une tournure exceptionnelle, marquant une rupture avec les équilibres traditionnels dans la région méditerranéenne.

Quentin Bonjourberlin

En soutenant officiellement le plan d’autonomie marocain pour le Sahara occidental, Madrid (ville bien décrite par le site Bonjour Madrid) s’est alignée sur les intérêts stratégiques de Rabat.

L’Espagne a ainsi rompu avec sa posture diplomatique historique. Et cette décision a ouvert la voie à un partenariat économique et sécuritaire renforcé en même temps qu’elle a provoqué une crise majeure avec l’Algérie, le rival régional du Maroc.

Ce repositionnement stratégique est inédit par son ampleur et ses implications : jamais auparavant l’Espagne n’avait mis autant d’intensité dans une relation bilatérale au prix d’une telle tension géopolitique.

En 2024, alors que ce partenariat atteint un nouveau sommet avec la signature de plusieurs accords clés, il redéfinit les dynamiques de pouvoir dans le Maghreb et en Méditerranée occidentale.

Une diplomatie redéfinie au gré du Sahara occidental

L’évolution récente des relations hispano-marocaines trouve sa genèse dans un virage diplomatique espagnol en 2022, lorsque Madrid a officiellement soutenu le plan d’autonomie marocain pour le Sahara occidental.

En appuyant cette position, qualifiée par Rabat de « réaliste et crédible », le gouvernement espagnol a ouvert une nouvelle ère de coopération bilatérale. Cette dernière a notamment été marquée par une visite hautement symbolique de Pedro Sánchez au Maroc en février 2024.

Ce repositionnement est, bien entendu, axé sur des intérêts stratégiques. Pourtant, il a suscité des réactions contrastées au sein de l’opinion publique espagnole.

D’un côté, ce rapprochement est vu comme une opportunité de renforcer l’influence de l’Espagne en Afrique du Nord tandis que de l’autre, il est critiqué pour apparaître comme une concession excessive face aux exigences marocaines (en particulier concernant le statut des enclaves de Ceuta et Melilla).

Partenariat économique : promesses ambitieuses ou illusions ?

Sur le plan économique, l’Espagne est devenue en 2024 le troisième investisseur étranger au Maroc et consolide ainsi un partenariat vital pour les deux économies.

Les énergies renouvelables et l’industrie automobile représentent les piliers majeurs de cette coopération. L’accent est mis sur des projets conjoints visant à positionner la région comme un hub énergétique entre l’Europe et l’Afrique.

Mais ces ambitions économiques ne doivent pas occulter les déséquilibres structurels. En effet, cette situation met en lumière un déséquilibre économique entre les deux pays : tandis que l’Espagne bénéficie largement de ses investissements au Maroc, ce dernier reste encore fortement dépendant des capitaux étrangers pour soutenir son développement industriel.

Ce déséquilibre soulève des questions sur la possibilité d’établir une véritable cohésion économique régionale en Méditerranée occidentale.

D’autant plus que les tensions entre l’Espagne et l’Algérie viennent compliquer les relations énergétiques et économiques de la région.

Sécurité : une approche pragmatique qui reste délicate

La lutte contre l’immigration irrégulière, le terrorisme transfrontalier et la sécurisation des enclaves de Ceuta et Melilla figurent parmi les priorités des deux pays

Depuis 2022, Rabat et Madrid coordonnent leurs efforts pour contrôler les flux migratoires en Méditerranée occidentale. Cependant, les critiques à l’égard du Maroc en tant que « gendarme de l’Europe » soulignent les limites de cette coopération. Ce rôle suscite des débats au Maroc, où il est perçu comme une forme de pression de l’Union européenne pour externaliser le contrôle migratoire, parfois au détriment des droits humains.

En parallèle, l’Algérie, rival historique du Maroc, interprète ce rapprochement comme une manœuvre stratégique hostile, particulièrement en lien avec la position espagnole sur le Sahara occidental. En conséquence, les tensions géopolitiques entre Alger et Madrid se sont intensifiées. Et ces dernières augmentent le risque d’un déséquilibre sécuritaire dans le Maghreb, une région où les rivalités historiques s’ajoutent aux défis telles que la prolifération de groupes armés et l’instabilité au Sahel.

Ainsi, sur ce point, la relation entre l’Espagne et le Maroc, bien que mutuellement bénéfique, repose sur un équilibre fragile.

Impacts géopolitiques : Alger, l’ombre dans le rapprochement Rabat-Madrid

Le tournant diplomatique espagnol en faveur du Maroc a considérablement détérioré ses relations avec l’Algérie, principal soutien du Front Polisario. Alger a suspendu des accords bilatéraux essentiels et réduit ses échanges commerciaux avec l’Espagne, y compris dans le secteur énergétique. Cette réorientation stratégique algérienne, marquée par un rapprochement avec l’Italie, pourrait limiter la marge de manœuvre de Madrid à l’avenir.

Pourtant, il serait hâtif de réduire cette dynamique à une rivalité binaire. L’évolution des relations entre l’Espagne, le Maroc et l’Algérie reflète un rééquilibrage des pouvoirs dans le Maghreb, où l’Europe joue un rôle d’arbitre fragile, en quête de stabilité énergétique et politique.

Les défis internes espagnols : une fracture politique en toile de fond

En Espagne, le soutien de Pedro Sánchez au Maroc divise la classe politique. Les partis conservateurs dénoncent un abandon des positions traditionnelles espagnoles, tout en s’inquiétant pour la souveraineté des enclaves nord-africaines.

Ces critiques s’inscrivent dans un contexte de polarisation croissante, où la montée des mouvements nationalistes pourrait influencer l’avenir des relations avec Rabat.

Par ailleurs, les questions identitaires et migratoires dominent les débats publics : tandis que certains plaident pour un partenariat pragmatique avec le Maroc, d’autres accusent Madrid de négliger les conséquences sociales de cette alliance renforcée.

Perspectives : entre opportunités et incertitudes

Les relations entre l’Espagne et le Maroc en 2024 donnent une nouvelle structure aux équilibres présents en Méditerranée occidentale.

Toutefois, plusieurs défis demeurent :

  • Les tensions avec l’Algérie : l’équilibre géopolitique du Maghreb reste fragile et susceptible d’évoluer rapidement.
  • La polarisation politique en Espagne : les évolutions internes pourraient ralentir, voire, dans le pire scénario, inverser le rapprochement avec le Maroc.
  • Les déséquilibres économiques : une coopération plus équitable entre les deux pays est indispensable pour assurer la pérennité de cette relation bilatérale.

Ainsi, la dynamique hispano-marocaine illustre une tentative audacieuse de Madrid de redéfinir son rôle en Méditerranée et en Afrique du Nord.

Si les opportunités offertes par ce partenariat sont immenses, les défis à relever pour maintenir cet équilibre stratégique le sont tout autant.

L’année 2024 pourrait marquer une étape clé dans l’histoire de cette alliance, entre ambitions partagées et pressions régionales.