Dans le contexte actuel de l’offensive lancée par Tsahal à Gaza, en quoi les affrontements urbains des années 2000 nous permettent-ils d’anticiper les doctrines et tactiques que le Hamas pourrait mettre en œuvre à Gaza City ? Pour répondre à cette interrogation, osée par l’excellent site « The Conversation » qui nous autorise à reprendre ses travaux, il semble pertinent d’analyser ce laboratoire de guerre asymétrique qu’a été la deuxième bataille de Falloujah pour Al-Qaida en Irak en novembre 2004, et d’examiner sous ce prisme le visage que pourrait prendre la bataille naissante à Gaza City.
Lorsqu’on envisage la guerre urbaine, plusieurs images viennent spontanément à l’esprit : soldats américains prisonniers du tissu urbain à Mogadiscio (1993), tireurs tchétchènes tirant au lance-roquette sur des colonnes de chars russes en plein Grozny (1994-1996), IED (engins explosifs improvisés) explosant dans les rues de Falloujah (2004)…
Au cours des années 1990 et 2000, les guerres asymétriques se sont de plus en plus déroulées dans les villes. Durant ces deux décennies, les tactiques des groupes non étatiques, voire terroristes, ont considérablement évolué. Ces groupes ont su de mieux en mieux employer le pouvoir égalisateur de la ville dans leurs affrontements avec des armées conventionnelles.
Le parallèle entre Gaza et Falloujah s’impose comme une évidence puisque les deux affrontements mettent en scène une armée conventionnelle moderne confrontée au défi d’occuper et de sécuriser un environnement urbain contrôlé par une organisation terroriste (Al-Qaida en Irak pour Falloujah, le Hamas à Gaza).
Falloujah 2004 : une bataille maison par maison
Les sources relatives à la seconde bataille de Falloujah (la première, de moindre ampleur, avait eu lieu quelques mois plus tôt), recueillis dans « Eyewitness to war », une compilation de témoignages de vétérans de Falloujah, font clairement ressortir une concentration systématique des affrontements urbains vers de micro-espaces confinés.
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Le lieutenant-colonel James Rainey, alors commandant de l’une des unités en tête de l’attaque de Falloujah (le deuxième bataillon du 7e régiment de cavalerie) (ici et plus bas, toutes les citations sont de militaires américains ayant pris part à la bataille, et issues de « Eyewitness to war »), insiste particulièrement sur cet aspect de la bataille de Falloujah :
« La stratégie fondamentale de l’ennemi consistait à installer des poches de trois ou quatre hommes dans les bâtiments et à attendre que nous y entrions afin de nous priver de tous les avantages que nous avions sur eux. »
L’abandon à l’armée américaine des voies de circulation et des espaces ouverts de la ville s’explique par la volonté de l’insurrection irakienne organisée par Al-Qaida de réduire l’asymétrie entre sa puissance de feu limitée et celle, très supérieure, de son adversaire. En maintenant le combat en zone confinée, les troupes insurgées espèrent échapper au soutien blindé dont disposent les troupes américaines engagées dans l’attaque de Falloujah.
Ce confinement du champ de bataille permet aussi de se prémunir contre l’arme aérienne et la capacité américaine à observer l’ennemi via ses satellites et ses drones – ce qu’on peut appeler son « omniscience zénithale ». En effet, l’offensive sur Falloujah de novembre 2004 fait suite à un véritable siège aérien entamé depuis le retrait des troupes américaines de la ville en avril.
Au cours de ce siège, l’aviation américaine a pu systématiquement frapper les positions insurgées visibles depuis le ciel, ainsi que les djihadistes empruntant les principaux axes de la ville. Cette campagne de bombardements s’est accompagnée d’un exode massif des populations civiles, privant ainsi Al-Qaida de boucliers humains potentiels.
L’omniscience zénithale de l’armée américaine, la régularité des frappes aériennes et la puissance des appuis blindés ont certainement persuadé les insurgés d’Al-Qaida d’abandonner leurs positions fortifiées mais exposées situées au nord-est de la ville, dans le quartier d’Askari notamment, pour se replier à l’intérieur des habitations. Privés de mobilité, empêchés de combattre sur les grandes artères de la ville, les insurgés se sont donc vus contraints de se cantonner à un combat confiné, dans de micro-espaces.
De même, à Gaza, l’absence de résistance significative à la progression rapide des blindés de Tsahal le long des grandes artères, et notamment le long de la route Salaheddine et de la N10, semble confirmer que le Hamas entend reproduire la doctrine d’Al-Qaida en Irak : délaisser les points d’embuscade en zone ouverte pour se concentrer sur les kill zones, ces micro-espaces conçus et aménagés pour tuer les militaires ennemis et non pour conserver un territoire.
Tout comme à Falloujah en 2004, le combat urbain à Gaza pourrait donc se confiner dans des espaces densément bâtis. À Falloujah, l’essentiel des kill zones aménagées par les défenseurs se situait dans le quartier du Jolan. Comme cela sera plus tard le cas de la vieille ville de Gaza pour le Hamas, ce quartier de Falloujah présentait plusieurs avantages pour les insurgés : particulièrement dense, le Jolan possédait une voirie extrêmement étroite qui l’enclavait, comme le souligne un vétéran américain :
« Le 3-1 (le 3e bataillon du 1er régiment de cavalerie) se situe à la jonction de la ligne Kathy, prêt à longer la rivière pour frapper le cœur du Jolan. Le 2-7 (le deuxième bataillon du 7e régiment de cavalerie) ne peut se diriger vers l’ouest de la ville parce que les rues sont trop étroites et denses, c’est donc un pur combat d’infanterie. »
La nature du tissu urbain, dense et étroit, privait les forces américaines de soutien blindé et réduisait les distances d’engagement, rendant ainsi difficiles les tirs indirects (aviation et artillerie). Ces atouts en faisaient un espace privilégié pour les kill zones, comme pourrait le devenir aujourd’hui Gaza City pour le Hamas.
Le Hamas pourrait aussi s’inspirer des micro-aménagements qu’Al-Qaida en Irak avait mis en place à Falloujah en 2004. Les kill zones conçues à Falloujah exploitaient au maximum les opportunités qu’offre l’habitat arabe, celui-ci étant utilisé comme un piège destiné à enfermer les soldats américains dans un micro-champ de bataille particulièrement favorable aux insurgés :
« Dans chacun de ces bâtiments, il y avait des “trous de souris” (Mouse Holes). Si vous entriez par la porte, vous étiez confronté à des trous percés dans les murs partout dans la pièce – au-dessus, à l’arrière, sur les côtés – tous concentrés dans la pièce centrale dans laquelle vous entriez. C’était une “kill zone” et il était impossible d’en sortir vivant. »
Les kill zones irakiennes reposaient ainsi sur un ensemble d’aménagements destinés à transformer les maisons d’habitation en véritables pièges. Tout d’abord, les insurgés condamnaient les portes secondaires et les fenêtres afin d’obliger les forces américaines à pénétrer dans la maison par la porte principale. Puis ils perçaient des « trous de souris », un ensemble d’ouvertures permettant de créer des angles de tir ad hoc à l’intérieur de la maison, souvent concentrées sur la pièce principale et l’entrée du bâtiment.
Ces trous de souris avaient trois fonctions : exposer les soldats américains sans couverture à des tirs directs, les empêcher de s’échapper de la kill zone et, enfin, rendre impossible l’acheminement de renforts. Ainsi refermé, le piège isolait complètement les soldats américains du reste du champ de bataille tout en les plaçant dans une situation désastreuse.
Après l’embuscade, les insurgés pouvaient enfin compter sur les « rat holes », ou trous de rats, un réseau de tunnels leur permettant de circuler de maison en maison :
« L’ennemi a également creusé des “trous de rats” reliant entre eux des bâtiments différents. N’oubliez pas que tous ces bâtiments sont entourés de murs ; les trous de rats permettaient à l’ennemi de se déplacer d’un bâtiment à l’autre […]. Quand nous entrions dans un bâtiment, ils passaient par ces “trous de rats” pour se réfugier dans le bâtiment voisin ; et ils revenaient une fois que nous avions nettoyé le bâtiment et l’avions quitté. »
En plus d’exposer les soldats américains, ces kill zones garantissaient donc des axes de repli aux insurgés qui pouvaient alors les utiliser pour se projeter sur les arrières de l’ennemi ou pour abandonner le combat et rejoindre la population civile.
La ville comme piège
Ces aménagements conçus pour transformer la ville en piège destinée à tuer pourraient être mis en œuvre à grand échelle par le Hamas dans Gaza City où le tissu urbain est propice à de telles kill zones. Ainsi n’est-il pas impossible que les « trous de rats » d’Al-Qaida puissent servir de modèle aux tunnels du « métro de Gaza » du Hamas.
Dès lors, la bataille de Falloujah en novembre 2004 constitue bien un précieux retour d’expérience (retex) pour les armées conventionnelles en proie à la guérilla urbaine, comme le montre la réalisation du camp israélien d’entraînement au combat urbain de Badalia, réplique parfaite d’une ville arabe conçue en 2005 en plein désert du Néguev avec l’aide de l’armée américaine et de ses enseignements tirés de Falloujah. D’ailleurs, fin octobre, le major général américain James Glynn, qui a combattu à Falloujah en 2004, s’est rendu en Israël pour apporter son expertise à Tsahal.
Mais Falloujah reste avant tout un laboratoire qui a permis de renouveler les stratégies des groupes terroristes en milieu urbain, ce qui ne sera pas sans influence sur les tactiques qu’utilisera le Hamas face à Tsahal. Le manuel de guérilla urbaine du Hamas saisi par Tsahal en 2014 à Gaza lors de l’opération « Bordure protectrice » comporte sans doute des enseignements tirés par le Hamas des doctrines et tactiques utilisées par Al-Qaida en Irak. Malheureusement, ce document n’est pas, à l’heure actuelle, entièrement mis à la disposition des chercheurs. Mais une chose est certaine : pour le Hamas à Gaza comme pour Al-Qaida à Falloujah en 2004, la ville n’est plus pensée comme un territoire, une forteresse à défendre, mais plutôt comme une arme destinée à tuer des soldats ennemis.