La diaspora turque traditionnellement en retrait se mobilise contre Erdogan

Le régime d’Erdogan s’attaque désormais à Ekrem İmamoğlu, le maire d’Istanbul, en le plaçant en garde à vue aux côtés de plus d’une centaine de ses collaborateurs, d’élus et de membres de son parti, le CHP (Parti républicain du peuple).

Depuis plusieurs mois, alors qu’il menait en parallèle des pourparlers avec Abdullah Öcalan, leader kurde emprisonné sur l’île d’İmralı qui a fait une déclaration historique pour la paix le 27 février 2025, le régime d’Erdogan a intensifié sa répression contre les journalistes et les élus de l’opposition (CHP et kurdes), intensifiant le climat de peur.

Les communautés turques et kurdes de France s’organisent à travers l’Hexagone. Ces derniers jours, des manifestations et des rassemblements ont eu lieu à Strasbourg, Bordeaux, Lyon et Paris pour afficher un soutien à l’opposition.

C’était dans un Paris ensoleillé qu’ont défilé ce samedi 29 mars des centaines de personnes depuis la place de la République, en soutien aux manifestations qui ont éclaté depuis maintenant plus d’une semaine en Turquie. Le 19 mars, Ekrem İmamoğlu, maire d’Istanbul et principal opposant à Erdoğan, a été arrêté pour soupçon de corruption et soutien à une organisation criminelle. Alors qu’il devait être désigné le 23 mars comme candidat officiel de son parti pour les présidentielles de 2028, celui-ci s’est vu invalider son diplôme à l’université d’Istanbul, condition pourtant nécessaire, selon la loi turque, à une future investiture. Son arrestation a suscité l’indignation dans le monde entier, et en France la diaspora turque n’a pas tardé à réagir.

“Tayyip démission”, “Erdoğan, dictateur, dégage !” scandent en chœur les manifestantsnen marche vers la Bastille. En tête du cortège, on peut lire des pancartes telles que “La voix d’Istanbul résonne à Paris” ou “Hak, Hukuk, Adalet” (le droit, les droits, la justice). Des éclats de joie résonnent dans les rues parisiennes, partout, des drapeaux turcs sont brandis et on peut apercevoir des groupes danser, en rappel aux pas exécutés lors des rassemblements à Istanbul. “ Je suis là parce que je veux essayer de sauver la démocratie turque avant que ce soit trop tard” se confie Ahmet*, l’un des nombreux étudiants venus soutenir le mouvement. Le rassemblement fait suite à l’appel de l’ACORT (Assemblée Citoyenne des Originaires de Turquie), une association de défense des droits des immigrés turcs.

En marge des manifestations à Istanbul

Ce samedi, il s’agissait de la deuxième manifestation organisée dans la capitale depuis le début des événements. Le CHP (Parti Républicain du Peuple), parti d’opposition en Turquie, dispose d’une antenne à Paris et avait déjà été à l’origine d’un rassemblement similaire la semaine précédente. “Les étudiants de la diaspora turque ont réagi très rapidement. Il y avait tout type de gens, et majoritairement des personnes qui avaient moins de 30 ans”, explique Tarik Aslanhan, directeur de la section jeune de l’antenne.En écho aux manifestations d’Istanbul, les soutiens de la diaspora semblent majoritairement être portés par la jeunesse. L’antenne parisienne du parti d’İmamoğlu aurait ainsi gagné 150 jeunes adhérents depuis de début des événements, là où ils ne représentaient jusqu’alors qu’un petit quart de leur base militante. Le CHP avait organisé le 23 mars des élections dans toute la France, pour investir İmamoğlu comme candidat officiel du parti aux prochaines élections.

Celles-ci, coordonnées avec le CHP de Turquie, n’étaient pas ouvertes aux seuls adhérents, mais à tous les citoyens turcs nationaux ou binationaux. Les bureaux de vote ont enregistré de fortes participations avec 1 100 votes à Strasbourg, 1 343 à Lyon, 624 à Bordeaux et 3 952 à Paris, villes pourtant largement acquises à Erdoğan lors des dernières élections présidentielles. “On a ouvert les locaux à 12h, on voulait fermer à 18h30, mais les gens venaient très nombreux et on n’a pu fermer qu’à 19h30”, déclare de nouveau Tarik Aslanhan.

Pour certaines personnes, tout juste âgées de 18 ou 19 ans, c’était la première fois qu’elles votaient ou participaient à une action militante. Le virage autoritaire du président Erdoğan semblerait avoir atteint un nouveau type de jeunes auparavant peu politisés ou peu concernés par les actualités turques, pour qui les événements ont été un puissant vecteur de mobilisation.

Rappelons qu’environ 50 % des électeurs d’origine turque s’étaient abstenus lors des dernières élections opposant le parti d’İmamoğlu à celui d’Erdoğan. “Il y a eu une grande spontanéité chez les jeunes, à l’image de ce qu’il se passe en Turquie, on peut remarquer la présence d’une jeunesse instruite et éduquée, qui semblait jusque-là désabusée par une situation politique immuable. Ce qui se passe est porteur d’espoir, je n’ai pas senti les jeunes résignés, au  contraire”, confie Pascal Torre, professeur à Sciences Po et président de l’association France Kurdistan.

Les citadins éduqués majoritaires

Pourtant, au-delà de l’illusion d’unité que peuvent laisser les manifestations de ces derniers jours, les mouvements de protestation en France sont majoritairement portés par une jeunesse turque citadine et étudiante. Dans un pays où Erdoğan est encore majoritaire, les associations peinent à mobiliser la jeunesse française issue de l’immigration turque. La plupart des jeunes impliqués sont en réalité issus de familles aisées, ont grandi en Turquie, et résident en France dans le cadre de leurs études supérieures. Ayant émigré en France il y a quelques années ou parfois depuis quelques semaines, ceux-ci disposent encore de forts liens avec la Turquie.

“J’ai croisé beaucoup d’étudiants qui étaient avec moi au lycée français d’Istanbul, ça faisait du bien de revoir du monde” s’exclame Deniz*, qui a grandi entre la Turquie et les Etats-Unis et qui vit actuellement en France pour ses études de journalisme.Esrin* a grandi à Istanbul et fait des études de droit à Paris. Elle s’est rendue aux deux manifestations et explique avoir principalement vu des jeunes arrivés tout droit de Turquie, souvent des mêmes lycées ou universités que les manifestants à Istanbul. Il n’existe en réalité que très peu de lien entre la jeunesse turque en France et la jeunesse originaire de Turquie. Esrin explique ne jamais en avoir fréquenté ou rencontré dans son université. Un important fossé social et culturel sépare ces deux jeunesses. Selon une étude de l’INSEE datée de 2023, les personnes issues de l’immigration turque feraient partie des origines qui feraient le moins d’étude supérieures en France.

Une diaspora très fragmentée

En 1965, la France signait une convention bilatérale de libre circulation de la main d’œuvre avec Ankara. Des travailleurs turcs sont alors recrutés par l’Office National de l’Immigration pour être dirigés dans les secteurs du bois, de la métallurgie, du bâtiment, de la confection etdu cuir.

Le premier flux migratoire de Turquie vers la France s’étend ainsi jusque dans les années 70 et se caractérise par la venue d’ouvriers pas ou peu qualifiés de milieux modestes originaires des zones rurales du centre de la Turquie. À partir de 1973 et du premier choc pétrolier, la crise économique retarde leur retour. Elle se soldera par un second flux migratoire caractérisé par le regroupement familial et l’immigration clandestine.

Depuis les années 80 et le coup d’Etat militaire qui frappe la Turquie, de nombreux opposants civils font le choix derejoindre l’Europe, en grande partie des réfugiés politiques kurdes. Depuis les années 90, les Turcs qui font le choix de s’installer en France sont bien souvent issus de classes plus élevées, proches des milieux intellectuels et universitaires.

Les Turcs et les Kurdes originaires de Turquie représentent donc un agrégat de communautés hétéroclites, tant sur le plan religieux (Alévis, Sunnites), culturel (Kurdes, Turcs, Assyriens, Arméniens, Grecs), que dans leurs origines sociales. Les mouvements de soutien au maire d’Istanbul sont loin de représenter une diaspora turque soudée et homogène. Lors des dernières élections en 2023, le parti présidentiel avait d’ailleurs remporté 64,8 % des voix dans l’hexagone contre 33,6 % pour la coalition de l’opposition, faisant de la France, l’un des pays européens rassemblant le plus de soutiens pour Erdoğan.

Ces votes pouvaient en partie s’expliquer par l’origine sociale et géographique des Turcs de France. Provenant majoritairement de milieux ruraux et ouvriers, où aujourd’hui le parti d’Erdoğan est fortement implanté localement, ils forment des communautés plus attachées aux valeurs conservatrices.

Ekrem İmamoğlu contesté

Malgré la coalition des différents partis de gauche représentée par İmamoğlu lors du dernier scrutin, celui-ci est bien loin de faire l’unanimité chez les opposants d’Erdoğan en France.Ava* , une jeune femme d’origine kurde, confie ne pas s’être rendue aux manifestations. “Ils ne nous soutiennent jamais…Pourquoi on irait…”. Ces dernières années les revendications du CHP, parti d’İmamoğlu, étaient, en effet, séparées des partis de la gauche kurde. Le président de l’association France-Kurdistan justifie ainsi la déception de certains Kurdes face à l’absence des forces démocratiques turques dans leurs luttes.

Ekrem İmamoğlu, issu du parti historique et laïc d’Atatürk, le même qui avait organisé des campagnes d’extermination de villages kurdes dans les années 30, est en effet loin de plaire à tout le monde. Ses positions de plus en plus libérales et conservatrices, hostiles à l’égard de l’immigration syrienne, avaient fait du bruit pendant sa campagne, si bien que de nombreux partisans kurdes issus de partis de gauche s’étaient sentis trahis.

“J’aime bien le CHP, mais je trouve qu’ils ont une veille vision de la gauche qu’ils nerenouvellent pas. Je n’adhère pas totalement, mais si on me demande, évidemment que je voterai pour eux, ils sont un moindre mal”.

Deniz Ersin n’est pas non plus une fervente supportrice d’İmamoğlu pour qui elle exprime les mêmes réserves, “Je n’ai jamais vraiment soutenu le CHP, mais il est le seul qui peut détruire Erdoğan”.

Toutefois, leur présence aux manifestations symbolise les fortes convergences entre les différents mouvements de la gauche turque depuis l’arrestation du maire d’Istanbul. Ces protestations sont en réalité l’expression d’un élan général pour la démocratie dépassant le simple soutien à İmamoğlu.

Une diaspora sous influence

Si l’AKP, le parti d’Erdoğan, fait encore de si bons scores parmi les Turcs de France, c’est aussi par sa capacité à encadrer, à distance, les diasporas turques. Comme le reporte dans ses travaux Rémi Carcéles, chercheur à l’Institut Convergences Migrations, l’AKP dispose de nombreux relais d’influence en France. On peut citer le DITIB, une organisation rattachée au Ministère Turc des Affaires Religieuses, qui organise le culte musulman des ressortissants de Turquie en France, notamment par le financement de lieux de culte, la création de centres culturels, et l’envoi d’imams détachés de l’Etat turc, formés à Ankara.

L’AKP est notamment très présent par la publication de contenu sur les réseaux sociaux à destination de la jeunesse originaire de Turquie, mais également avec des réseaux militants trèsbien structurés en Europe. Lors des dernières élections turques, le parti avait fait affréter des bus pour que les familles les plus éloignées des bureaux de vote puissent aller voter aux consulats.

La population turque est également encadrée par des réseaux de surveillance, si bien que certains devront y réfléchir à deux fois avant d’aller manifester. Pascal Torre, président de France Kurdisan, lui-même arrêté puis emprisonné lors de sa dernière expédition en Turquie raconte : “L’accusation de terrorisme, elle peut très vite tomber. Il y a une source de pression réelle, notamment chez les universitaires. Ils savent très bien qui va manifester. Ils peuvent parfois menacer de couper l’assistance médicale de leur famille restée en Turquie, ou si leur famille est locataire, ils peuvent faire pression pour qu’elle quitte son logement”.

Les Loups Gris, groupe ultranationaliste et issu du MHP (parti d’action nationaliste turc), sont encore présents dans l’Hexagone, et également connus pour leurs affrontements, parfois physiques, avec les forces démocratiques turques et kurdes de France. “A Lyon, à Strasbourg et dans le Val-de-Marne, on a eu des échos par des militants proches de nous, que des personnes se réclamant des Loups Gris organisaient des tournées dans certaines cités pour empêcher les gens d’aller manifester”. 

Des mouvements soutenus par la gauche 

L’appel à manifester de ce samedi lancé par l’association de l’ACORT était en réalité sous l’égide de plusieurs partis et collectifs de gauche, avec environ plus d’une cinquantaine de signataires. Dans la marche, on pouvait apercevoir le Parti socialiste, le Mouvement pour une alternative de Gauche Écologiste et Solidaire, les Écologistes, La France Insoumise, La Jeune Garde, NPA l’Anticapitaliste, le PCF. Il était aussi possible de remarquer le soutien de comités locaux, comme celui du 10e arrondissement, ou encore des mouvements pour les travailleurs immigrés (l’Union des Travailleurs Immigrés Tunisiens, Association des Travailleurs Maghrébins). Plusieurs élus de la mairie de Paris ont également fait l’honneur de leur présence lors du rassemblement.

Le maire d’Istanbul a par ailleurs reçu le soutien de plus d’une trentaine de maires européens dans un appel lancé par Anne Hidalgo le 25 mars. Tous appellent à la mobilisation des institutions européennes pour “garantir le respect de l’Etat de droit”. Ils demandent l’arrêt des poursuites et la libération immédiate de leur homologue turc. Il est intéressant de noter que lamajorité écrasante de ces élus est issue de partis de la gauche écologiste, socialiste ou de partis libéraux démocrates. Force est de constater que la droite française mais, plus largement, européenne est pour l’instant absente des soutiens aux forces démocratiques turques. 

Notre revue de presse internationale analyse le séisme politique turc

 

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