Avec l’interdiction de la sous-traitance et la limitation des contrats à durée déterminée, Kaïs Saïed veut s’attaquer à la précarité sociale. De façon à reconquérir la base populaire qui le porta au pouvoir en 2019 avec un score remarquable mais qui, depuis, a déchanté. Malgré ces effets d’annonce, les conditions ne semblent guère réunies pour que cette révolution du droit du travail porte ses fruits.
Selim Jaziri
Les superlatifs ne manquent pas pour évoquer la réforme du Code du travail adoptée le 21 mai dernier par l’Assemblée, fruit de la volonté présidentielle. Dès octobre dernier, Kaïs Saïed évoquait « une révolution législative » visant à « rompre avec les législations désuètes qui entravent la concrétisation des objectifs de la Révolution, en premier lieu l’emploi des jeunes ». Le député Fawzi Daas, commentait lui, au moment du vote : « Aujourd’hui, nous ne discutons pas d’une loi ordinaire, mais nous sommes au devant d’une étape législative aux dimensions morales, sociales et économiques qui nous place face à nos responsabilités historiques pour corriger une législation qui a été utilisée pendant des années pour démanteler les droits fondamentaux des travailleurs sous le couvert de la flexibilité et de l’adaptation au marché. »
Dans un communiqué publié à l’aube du 22 mai, Kaïs Saïed proclamait : « l’avenir sera lumineux, éclairé par la justice, la liberté et la dignité nationale, dans le cadre de cette harmonie et de cette complémentarité entre les fonctions législative et exécutive, toutes deux issues de la même volonté populaire. Cet avenir radieux est désormais proche. » Rien que ça !
L’interdiction de la sous-traitance
Ce qui justifie un tel enthousiasme semble a priori pourtant très prosaïque : la loi limite désormais le recours aux contrats à durée déterminée à trois cas précis : une hausse temporaire de l’activité nécessitant un renfort de personnel, le remplacement provisoire d’un salarié absent, et les emplois saisonniers ou spécifiques à certains secteurs ; elle interdit dans les secteurs privé et public, le recours à la « sous-traitance », c’est-à-dire à l’externalisation de certaines tâches annexes au cœur de métier de l’entreprise confiées à des sociétés privées, la « mounawala » dans le langage courant. Les périodes d’essai seront limitées à six mois renouvelables une fois. Le contrat à durée indéterminée doit être désormais la norme, et non plus l’exception.
La traduction dans les faits sera radicale puisque les travailleurs employés par des sociétés de sous-traitance seront titularisés au sein de l’entreprise bénéficiaire du service à partir de la date d’adoption de la loi ; les CDD en cours seront convertis en CDI sans période d’essai, et toute résiliation avant l’entrée en vigueur de la loi d’un CDD enregistré depuis le 6 mars 2024, entraînera la titularisation automatique de l’employé si la relation de travail dépasse quatre ans (certains employeurs avaient en effet anticipé l’adoption de la loi et mis fin à des CDD en cours pour éviter d’avoir à les convertir en CDI). Une arsenal de sanctions accompagne ces interdictions, jusqu’à la prison en cas de récidive.
Le virage libéral des années 1970
Le terme de « rupture » n’a effectivement rien d’excessif pour qualifier cette nouvelle orientation. Depuis la fin des années 1970, la Tunisie s’était engagée dans la voie d’une industrialisation portée par l’investissement étranger. Dès lors, l’attractivité du marché tunisien était devenue la clé de cette stratégie, et la précarisation et les bas salaires, une condition de la compétitivité. Ce virage libéral avait été à l’origine de la révolte de janvier 1978 et n’avait pu se poursuivre qu’une fois la centrale syndicale UGTT domestiquée.
Dans cette optique, la Tunisie avait adopté dans les années 1990, une série de réformes axées sur la flexibilité du marché du travail et la diminution de la masse salariale de l’État. Le recours aux CDD, déjà ouvert à tous les secteurs par les lois de 1994 et de 1996, a été de facto quasiment généralisé par une réforme de 2006 qui permettait d’étendre leur durée jusqu’à quatre ans, « ce qui a ouvert la porte à toute sorte de manipulations, observait l’économiste Hamza Meddeb en 2012, […] le changement de la raison sociale de l’entreprise pour renouveler les contrats des salariés voire carrément leur licenciement juste avant la fin des quatre années, sans aucune indemnité ».
L’externalisation d’emplois tels que le ménage, le gardiennage, le jardinage, le transport, la maintenance a permis de sortir de effectifs des entreprises privées, des administrations et des grandes compagnies publiques (Tunisair, la Compagnie des Phosphates de Gafsa, la STEG (la société tunisienne d’électricité et de gaz, Tunisie telecom…) des dizaines de millier d’emplois, confiés à des travailleurs exclus du bénéfice des garanties de l’emploi salarié, sans couverture sociale, sans congés payés et nettement moins bien rémunérés. On évoque même un « esclavage moderne » pour qualifier ces conditions de travail. On estimait en 2011 à 150 000 le nombre d’emplois externalisés, dont 100 000 dans le secteur public. D’après certaines évaluations, on en comptait 72 000 en 2023 dont 45 % ne touchaient pas le salaire minimum.
Un contrat social perverti
Le « miracle économique » tunisien tant vanté alors par les institutions internationales et argument de légitimité du régime, avait un coût : une dégradation généralisée des conditions de travail et une précarisation de l’emploi. Cette fragilisation des statuts sociaux, régulée par un clientélisme systémique, affectait l’ensemble des classes populaires et des classes moyennes. Ce contrat social perverti était protégé de l’explosion par l’espoir d’une faveur (un emploi, une licence, un autorisation d’activité…) en contrepartie d’une allégeance ou d’un pot-de-vin, et par la perspective d’accéder au Graal, l’emploi public à vie pour les plus chanceux. Ce système instable a fini par craquer en décembre 2010.
Le chomage, tout autant qu’un violent sentiment d’injustice, ont été le carburant du soulèvement (comme il l’avait été d’ailleurs en 2008, dans le bassin minier de Gafsa). Ce n’est pas un hasard si l’une des premières mesures du gouvernement provisoire après la fin de la dictature de Ben Ali avait été d’interdire la « mounawala » par un décret du 18 février 2011 dans le secteur public, qui devait être consacré et étendu au secteur privé, par une loi… qui n’a jamais vu le jour.
La pression des organisations patronales, la focalisation sur les questions institutionnelles, les « recommandations » des bailleurs de fonds ont enfoui le dossier au fond d’un tiroir. Si la transition démocratique a manqué d’une base politique, c’est précisément en raison de ce genre de reniements.
Un impact incertain
Kaïs Saïed est porté dans l’opinion par ces frustrations et par sa capacité à s’affirmer comme celui qui passe outre les pressions extérieures et les lobbies intérieurs, et déjoue leurs manœuvres. Cette réforme du code du travail, présentée comme une étape dans la restauration de l’État social démantelé par plus de quarante ans de réformes libérales, s’inscrit dans cette logique, lui permettant de satisfaire sa base politique. Reste à savoir si elle produira les résultats escomptés.
On touche aux limites du volontarisme unilatéral qui caractérise la méthode de Kaïs Saïed. La plupart des réactions soulignent l’absence de concertations avec les acteurs concernés et d’une étude d’impact.
L’UGTT, dont la loi satisfait pourtant, aux moins dans ses objectifs, une revendication essentielle, déplore un « projet […] préparé sans consulter la partie sociale la plus représentative des travailleurs et sans consultation préalable du Conseil national du dialogue social ». A quoi le Ministre des Affaires sociales, Issam Lahmar, a répondu que « la composition du Conseil […] a expirée depuis 2024, et elle n’a pas été renouvelée car le ministère n’a reçu aucune demande officielle de la part de la partie syndicale concernée. » Au-delà d’une série d’objections de détail, l’UGTT estime qu’il s’agit d’un « traitement partiel et limité du phénomène de l’emploi précaire ».
« Comment la loi sera-t-elle appliquée dans un secteur privé faiblement syndicalisé ? », s’interroge le porte parole du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux, Romdhane Ben Amor. « L’État lui-même, n’applique pas ses propres lois », fait-il également observer. Zouhair Hamdi, secrétaire général du Courant populaire (Attayar Chaâbi) un parti pro-Saïed, a estimé que « certes, il s’agit d’une loi audacieuse et indiscutable, mais l’absence d’une concertation élargie avec les acteurs concernés aura nécessairement de nombreuses répercussions négatives. »
Quel sera l’impact sur le budget de l’État ? Comment les entreprises dont le fonctionnement actuel repose sur la flexibilité du marché du travail vont-elles pouvoir s’adapter ? Surtout dans un contexte où l’investissement continue de baisser (16 % pour la période 2020-2024). La baisse drastique de leur activité pourrait amener de nombreuses sociétés de services à mettre la clé sous la porte et compromettre ainsi de nombreux emplois. Les mesures destinées à consolider le statut social des « insiders ont souvent pour effet pervers de durcir la frontière qui exclut les plus marginalisés, rendant leur intégration plus coûteuse.
En fait, souligne l’économiste Abdeljalil Bedoui, dans un entretien au site Ultratunisia, « dans le modèle économique tunisien actuel, la croissance est tirée par les exportations et non plus par la consommation intérieure dépendante des salaires, et le coût du travail est une variable d’ajustement. Sans transformer ce modèle, il sera difficile de supprimer la sous-traitance et de limiter la possibilité de recourir aux CDD sans causer de graves déséquilibres. »
Kaïs Saïed annonce d’autres mesures : la relance des recrutements dans la fonction publique, la création d’un fonds d’assurance chômage, la mise en œuvre du système de protection sociale pour les ouvrières agricoles, créé en octobre dernier.
Le Chef de l’État s’attaque certes à la dimension sociale qui avait été reléguée au second plan durant la décennie 2010, mais sans revoir les modalités de l’insertion de l’économie tunisienne dans la mondialisation en bas de la chaîne de valeur, et sans les investissements nécessaires pour étoffer sa capacité à répondre aux besoins du marché intérieur, ces réformes risquent de ne pas réaliser « l’avenir radieux » promis par Kaïs Saïed.