Islam, “la France n’est pas une île”

Jeudi 12 février, le Premier Ministre Manuel Valls a annoncé le lancement d’une série de consultations sur l’avenir de l’organisation du culte musulman en France pour lutter contre l’influence des Frères musulmans et des salafistes. Dans un article publié par la revue « Esprit », Lucile Schmid, membre du bureau exécutif d’Europe écologie-Les Verts et Akram Belkaïd, journaliste et spécialiste du monde arabe, s’interrogent sur la nécessité de repenser la laïcité à la française dont l’invocation aujourd’hui empêche souvent de penser la question des religions dans la société contemporaine.

fresque-hijab-franceDix-sept personnes ont été tuées et plusieurs autres blessées, dont certaines grièvement, dans les attentats du 7 au 9 janvier 2015. C’est une onde de choc dans la société française, en Europe, dans le monde. Partout en France, des millions de personnes ont participé à des marches citoyennes pour dire leur émotion, et leur refus des massacres commis dans les locaux de la rédaction de Charlie Hebdo, puis à Montrouge avec la mort d’une policière et le lendemain encore dans un magasin kasher, par des terroristes se réclamant de l’islam. Passées la sidération, l’angoisse ou la colère des premières heures, ces mouvements exprimaient la condamnation de ces crimes contre la liberté d’expression dont le caractère antisémite ne fait aucun doute. Dans le même temps, ces attentats terroristes ont relancé le débat, déjà très présent depuis plusieurs années, à propos de la religion musulmane et plus particulièrement de sa nature et de sa place en France.

Attardons-nous d’abord sur une controverse qui naît à chaque fois que des actes infâmes sont commis au nom de l’islam. Au sein du personnel politique, mais aussi dans les médias ou sur les réseaux sociaux, on ne compte plus les appels aux musulmans à se désolidariser des criminels et à faire clairement entendre leur réprobation. Ces appels s’apparentent souvent à une forme de sommation à se justifier. Ils se multiplient sans que le fait que de nombreuses institutions musulmanes aient fait part de leur indignation stoppe l’interpellation.

Musulmans, excusez-vous !

C’est que celle-ci n’a pas forcément vocation à être satisfaite mais manifeste un malaise sous-jacent qui se révèle avec force à cette occasion. L’islam fait peur et cette peur touche toutes les couches sociales à commencer par les élites, particulièrement celles qui exercent le pouvoir politique. Lorsque les musulmans sont appelés à se désolidariser des assassins qui tuent au nom d’Allah ou de son prophète, c’est d’abord pour rassurer une opinion publique persuadée que l’islam et les musulmans sont fondamentalement dangereux. On peut aller plus loin et se demander si cette interpellation ne traduit pas le sentiment que les musulmans pourraient être porteurs d’une altérité hostile à la démocratie. Finalement, en chaque citoyen de confession ou de culture musulmane, ne pourrait-il se cacher un terroriste potentiel, ou au moins un complice passif de la barbarie ?

On comprend donc que face à cette injonction, nombre de musulmans soient sur la défensive, ou restent silencieux ; l’injonction accentue le malaise. Et ce d’autant plus que dans un pays qui refuse le communautarisme et met en avant la citoyenneté, il est paradoxal que des individus soient ainsi essentialisés et ramenés à leur confession. En temps normal, quand l’actualité n’est pas tragique, le français de confession musulmane est appelé à respecter la laïcité et à ne pas formuler d’exigences ou de revendications spécifiques qui iraient à l’encontre du pacte républicain. On l’a vu avec la question du voile à l’école ou dans les institutions publiques ou bien encore lors des polémiques liées à la viande halal ou à la pratique du jeûne du ramadan. Au musulman, il est donc demandé, de manière plus ou moins insistante, de ne pas être ou d’être selon les circonstances. Ajoutons à cela qu’il est difficile de définir ce qu’est un Français musulman sachant que l’expression communauté musulmane gagnerait à être explicitée. Il y a peu de points communs entre un dévot qui va à la mosquée tous les jours et le « musulman du ramadan », comprendre celui dont la pratique se résume au jeûne, sans oublier les athées, les agnostiques ou les « muslim light » dont le lien avec l’islam est plutôt culturel que cultuel.

Il faut s’interroger sur la persistance de cette peur malgré des années d’efforts pédagogiques destinés à la modifier. La responsabilité du personnel politique est évidente, ne serait-ce qu’en raison d’une ignorance trop répandue quant à la question de l’histoire des religions : islam, islamisme, intégrisme, sunnisme, chiisme… Les confusions dans le discours public sont nombreuses et rendent incantatoires les appels à refuser la stigmatisation et les amalgames. Par ailleurs, l’image de l’islam en France est aussi le reflet de l’actualité internationale et du chaos qui règne dans certains pays musulmans (Irak, Syrie, Libye…), où la France intervient militairement dans certains cas. La question est donc de savoir si l’on peut découpler ces deux représentations, ou plutôt comment penser l’islam en France en prenant en compte les réalités de l’ouverture à la mondialisation et les nécessités du respect des principes de notre démocratie. La France n’est pas une île et l’islam est, comme l’ensemble des religions, mondialisé. Loin d’être uniforme, il est traversé par plusieurs courants antagonistes où le conservatisme issu des pays du Golfe demeure le plus prégnant. Dans de nombreux cas, la réislamisation – dans le sens d’une entrée dans la pratique – ou la conversion sont le fait de la fréquentation de sites internet localisés au-delà des frontières de l’Hexagone. À cela s’ajoute le fait que la société française est en Europe celle où les musulmans sont les plus nombreux. Alors que les premières générations étaient discrètes, les plus jeunes entendent être visibles, au risque de paraître s’opposer aux principes de la laïcité.

Depuis quelques années, l’expression « islam de France » est fréquemment utilisée pour prendre de la distance vis-à-vis d’un vaste ensemble géographique dont on ne dit pas assez qu’il possède quelques zones de stabilité, voire de démocratie (Turquie, Indonésie, Malaisie et, plus récemment, Tunisie). Mais cette formule rassurante est totalement floue. Elle n’est fondée sur aucune doctrine politique, pas plus qu’elle ne recoupe un corpus théologique précis. Certes, les autorités françaises ont déployé des efforts, parfois de manière autoritaire, pour obliger les instances religieuses musulmanes à s’organiser. De même, des mesures ont été consenties pour que des imams puissent être formés en France (formation dévolue entre autres à des établissements catholiques, l’État ne pouvant assurer ce genre de mission en raison de son caractère laïc). Mais le problème est que l’encadrement de l’islam en France – et donc sa perception par effet miroir – demeure largement influencé par l’extérieur. Une instance comme le Conseil français du culte musulman (CFCM) ne se fait entendre que lorsque des problèmes interviennent. Elle n’a pas de plan d’action contre l’extrémisme et ne joue pas le rôle d’un moteur théologique qui pourrait pratiquer une exégèse modernisatrice (ijtihad) des textes coraniques. Ses rares avis et prises de position ne pèsent guère face à l’influence de prédicateurs étrangers, notamment ceux du Golfe, très présents sur les réseaux sociaux. Plus important encore, cette organisation fait l’objet d’une lutte d’influence entre pays étrangers (Maroc, Algérie, pays du Golfe) pour garder un contrôle sur les fidèles. On notera enfin que les porte-parole des différentes instances cultuelles musulmanes ont souvent du mal à s’exprimer en langue française, ce qui renforce l’image d’altérité de cette religion dans un pays où, pourtant, une grande majorité de personnes de confession ou de culture musulmane sont parfaitement intégrées.

Repenser la laïcité

La question qui se pose est ainsi de savoir si un « islam de France » que tout le monde appelle de ses vœux peut exister hormis comme une forme d’incantation dans les discours politiques. Ce vide devrait nous conduire à réfléchir sur les limites actuelles du discours sur la laïcité à la française. En effet, la « laïcité à la française » est aujourd’hui surtout invoquée pour poser un empêchement, voire une interdiction de penser la question des religions dans la société contemporaine. Cette attitude n’est plus adaptée dans un contexte d’imbrication entre pratiques religieuses, question sociale et ouverture à la mondialisation. S’il est essentiel de préserver, s’agissant de la religion, la distinction entre ce qui relève de l’espace public et ce qui appartient à la conscience privée et à l’intimité, la laïcité ne doit en aucune manière être une limite à la connaissance, au dialogue et à la réflexion sur des propositions concrètes concernant la place des religions dans la société. Aujourd’hui d’ailleurs à quoi assiste-t-on ? À un décalage net entre des discours symboliques sur la laïcité à la française très excluants sur les religions et la mise en œuvre pratique de cette laïcité dans les municipalités, au sein des établissements scolaires ou des lieux de travail où il existe un véritable débat sur la place des pratiques religieuses et les manières de les concilier avec les règles républicaines.

Deux options sont possibles pour avancer. La première est que, fidèle à sa ligne actuelle, l’État continue à considérer qu’il ne lui appartient pas de se mêler des questions religieuses et certainement pas de celles qui concernent l’islam. Dans cet ordre d’idée, il faudra admettre que la France devra gérer les soubresauts liés à une religion dont l’évolution théologique dépend de l’extérieur, notamment de l’activité des centres religieux aujourd’hui largement influencés par le wahhabisme saoudien. Et cela, dans un contexte social où la question de l’intégration des minorités sociales défavorisées, dont une bonne partie est de confession ou de culture musulmane, a du mal à atteindre ses objectifs. Sur ce point, plusieurs signaux dans l’actualité de ces derniers jours montrent d’ailleurs la nécessité d’une prise en charge politique qui ne se limite pas aux discours présidentiels ou ministériels. On pense notamment aux remontées des enseignants sur la contestation par certains élèves de la minute de silence observée dans les établissements scolaires après les attentats, ou aux polémiques autour de la garde à vue de Dieudonné après qu’il eut déclaré : « Je suis Charlie Coulibaly. » Les processus de victimisation et d’héroïsation malheureusement classiques lors de ce type d’attentat, sans oublier les dérives complotistes déjà observées au moment de l’attentat du 11 septembre 2001 à New York, sont déjà présents. Les enseignants, les élus locaux, sont en première ligne sur ce point. Et le traitement dans la durée par les médias de ces sujets fera aussi la différence.

La seconde option, qui a notre préférence, signifierait une implication plus forte de l’État français dans la manière dont s’organise et évolue l’islam en France. Bien entendu, il ne peut s’agir d’une mise sous tutelle – laquelle serait d’ailleurs contraire au principe de laïcité. Mais il est urgent d’ouvrir une réflexion sur la manière dont les pouvoirs publics peuvent contribuer à ce que la représentation que l’on se fait de l’islam en France change, et aussi à ce que cette religion devienne une part acceptée de l’identité française. Peut-être faut-il que le personnel politique prenne le temps d’améliorer ses connaissances sur cette question. Peut-être faut-il aussi que l’État encourage la mise en place de dialogues entre composantes de la société civile. De même, il est urgent de s’interroger sur la manière dont s’enseigne et se transmet la religion musulmane en France. La formation des imams est-elle suffisante ? Faut-il en exiger plus du CFCM en matière d’implication dans la lutte préventive contre le terrorisme et l’embrigadement des jeunes par les filières djihadistes ? Quelles que soient les réponses apportées à ces questions, il faudrait enfin sortir d’une invocation de la laïcité qui ne sert qu’à empêcher de comprendre et d’agir pour entrer dans une laïcité active où le dialogue entre religions et les liens entre pratique religieuse et respect des principes de la République soient pensés et mis en pratique. Défendre la République et lutter contre la barbarie, c’étaient les mots pour appeler à manifester contre les attentats des 7, 8 et 9 janvier. Pour donner une force durable à cette expression, la connaissance des réalités sociales et culturelles de notre pays est nécessaire comme la définition d’un contrat social qui accorde à tous une place dans le respect des principes d’égalité et de fraternité. À tous, aux personnes de confession musulmane comme aux autres.