Sans jamais intervenir directement militairement en Angola, les Etats-Unis, sous l’impulsion du « faucon » Henry Kissinger, ont mené à partir de 1975 une guerre souterraine aux Soviétiques et aux Cubains en nombre sur les champs de bataille angolais. Livraisons d’armes, financement de mercenaires, opérations de déstabilisation : l’engagement de la CIA explique la durée d’un conflit qui aura duré plus de quinze ans
Une enquête d’Olivier Toscer
Le 27 juin 1975, la Maison-Blanche réunit un conseil national de sécurité. Autour du président Gérald Ford et du Secrétaire d’Etat Henry Kissinger, siègent notamment le Secrétaire à la Défense James Schlesinger et le patron de la CIA, Bill Colby. Un seul sujet à l’ordre du jour : la situation en Angola. Elle est désastreuse du point de vue américain.
Depuis plus d’un an, après l’annonce de son retrait par le Portugal, la puissance coloniale, le pays est à feu et à sang. Trois mouvements rivaux se disputent le futur pouvoir, les armes à la main : d’un côté, les communistes du MPLA d’Agostinho Neto ; de l’autre, deux mouvements pro-occidentaux, le FNLA de Roberto Holden et l’UNITA de Jonas Savimbi.
Massivement soutenu par l’Union soviétique et le bloc de l’Est, ainsi que par des forces cubaines, encore peu nombreuses[1], le MPLA est aux portes de Luanda la capitale. Un situation qui inquiète Henry Kissinger au plus haut point : « L’histoire de l’Afrique a montré que le point essentiel est le contrôle de la capitale, professe-t-il ce jour-là. Par exemple dans la guerre civile au Congo, la raison pour laquelle nous avons pu sortir par le haut a été que nous n’avons jamais perdu le contrôle de la capitale Léopoldville. En Angola, si Neto (le leader de la rébellion pro-communiste, ndlr) gagne Luanda, il aura une base de pouvoir et petit à petit gagnera les faveurs des Africains »[2].
Et le Secrétaire d’Etat, faucon anticommuniste par excellence, de peindre devant le Président Ford, le tableau angolais en noir : « Les cargaisons d’armes soviétiques ont renversé la situation. (…) Le Portugal vacille face à Neto et les Soviétiques ont confiés des équipements importants, comme des transports de troupe, entre les mains de Neto », s’alarme-t-il.
Plusieurs options sur la table.
La première est la neutralité, « laisser la nature suivre son cours », comme il dit. Et de lister les avantages d’une telle position attentiste : « Echapper à une implication militaire coûteuse, nous protéger contre les critiques de la communauté internationale et nous éviter d’être dans une confrontation plus dure avec le MPLA ». Mais Kissinger tient aussi à mettre le président Ford devant les inconvénients d’un tel détachement américain. « Le résultat probable sera que Neto sera en position de force, l’Angola prendra une direction progressiste. Et le cerveau de la politique étrangère américaine de pointer également le risque de s’aliéner son allié, voisin de l’Angola, Le Zaïre. Mobutu aura la tentation de s’allier avec Savimbi (le leader de l’UNITA, groupe de rebelles pro-occidentaux, ndlr) et le Zaïre pourrait également conclure que nous nous désintéressons du sort de cette partie du monde et devenir devienne anti-américain ». Une hypothèse, en réalité peu réaliste, vu le soutien financier sans faille de la CIA dont Mobutu a bénéficié depuis le début de son règne il y a quinze ans…
Lors de cette réunion cruciale du Conseil de Sécurité, Kissinger écarte également d’un revers de main, la voie diplomatique. « Mon ministère y est favorable mais je ne le suis personnellement pas. Si nous appelons les Soviétiques à la modération, cela sera vu comme un signe de faiblesse et on arrivera à rien », explique-t-il.
En réalité, deux mois seulement après la chute de Saigon et le retrait des troupes américaines du Vietnam, Henry Kissinger est chaud partisan de repartir sur le sentier de la guerre, du côté de Luanda. Il penche clairement pour la livraison d’armes
« Le comité ad-hoc pour l’Angola a d’abord envisagé d’envoyer des fonds puis a étudié l’envoi d’armement. Je recommande qu’un groupe de travail étudie cette dernière option en détail », annonce-t-il au président. « En tous les cas, ne rien faire est inacceptable », répond ce dernier.
Engagement américain en Afrique Australe.
Les archives de la CIA récemment déclassifiées montrent en effet que le conflit angolais ne se résume pas à l’engagement historique de près de 20 000 soldats cubains sur le terrain et de l’implication massive des conseillers militaires soviétiques. L’action secrète des Américains, une gigantesque offensive basée sur les opérations clandestines, permet d’expliquer, la durée record du conflit angolais qui va durer vingt-sept longues années.
Au départ, les Etats-Unis avaient étudié la faisabilité d’un opérations aéronavale sur Luanda pour anéantir les forces pro-communistes. Mais ils y avaient finalement renoncé pour éviter un conflit armé direct et incertain avec le bloc de l’Est. « Le rapport de force est favorable au mouvement pro-soviétique du MPLA grâce à un afflux massif d’armes soviétiques »[3] avaient rapidement constaté les experts
La croisade angolaise est donc confiée à la CIA. Il s’agit de fournir les deux autres mouvements de libération non-communistes en armes et en moyens financiers, mais sans que cela ne s’ébruite.
Dès le 29 juillet 1975 un avion de transport C141 arrive de Kinshasa avec un premier chargement d’armes pour la rébellion anti-communiste. D’autres suivront. Mais selon les règles de l’action clandestine, ces armes ne doivent pas pouvoir être attribuées aux Etats-Unis. Ce sont donc essentiellement des armes de la Seconde guerre mondiale qui sont acheminés, ainsi que des missiles anti-aériens SA7 fourni par Israël. La CIA a convaincu l’Etat hébreu d’effectuer cette livraison en échange d’équipements américains modernes livrés à Tel Aviv.
Le 13 septembre 1975, les Américains accentuent encore leur aide « pour distribuer plus d’armes américaines modernes en Angola, entraîner des miliciens angolais hors du territoire angolais et recruter des conseillers militaires non-américains »[4]. Mais tout est fait pour garder cet engagement militaire américains le plus secret possible. Même son principal allié dans la région, le Zaïre, ne doit pas intervenir directement pour éviter d’alerter les Soviétiques. « Il faut éviter d’encourager Mobutu a envoyer ses propres troupes au Cabinda mais coopérer avec lui pour armer et entraîner des forces cabindaises », préconisent les experts de la CIA. Même si Bill Colby, le patron de l’Agence reconnaît que « si le renseignement montre que la situation en Angola se détériore, on ne pourra pas calmer Mobutu »[5]
Détour par l’Afrique du Sud
La CIA préfère jouer la carte de l’Afrique du Sud, un partenaire réputé plus fiable et moins soupçonnable d’agir sur ordre américain. Les troupes sud-africaines entrent ainsi en Angola le 14 octobre 1975 mais sans parvenir à empêcher la chute de la capitale Luanda aux mains des procommunistes. A partir de cette date, ce qui était une guerre civile africaine devient un conflit mondialisé, même en l’absence visible de l’US Army sur le terrain.
Pendant les 27 années que va durer le conflit angolais, l’armée américaine n’interviendra qu’une seule fois sous son pavillon, entre aout et octobre 1992, et de manière plutôt pacifique puisqu’il s’agissait de ramener par avion Hercules C-130 des rebelles pro-occidentaux chez eux, à la fin de la guerre. Mais pendant toutes la durée du conflit, des avions F27 affrétés par la CIA se chargeront de plusieurs opérations de transport. L’un d’eux sera même abattu par des MIG de l’armée de l’air cubaine en 1976.
La CIA n’est pas en reste non plus pour financer le recrutement de mercenaires à 300 dollars la semaine pour épauler les forces du FNLA de Roberto Holden. Budget total : 1,5 million de dollars. Plusieurs d’entre eux, tous arrivés via le Zaïre voisins, seront ainsi capturés par les hommes du MPLA et jugés publiquement. Certains seront condamnés à mort et exécutés.
Reagan élu, la CIA triomphe
En 1980, avec l’arrivée de Ronald Reagan à la Maison Blanche, les offensives clandestines de la CIA repartent de plus belle.
La CIA est chargé d’approvisionner la guérilla de Jonas Savimbi en armes et d’impliquer l’armée zaïroise, jusque là plutôt tenue à l’écart, dans le conflit. L’engagement américain devient de plus en plus massif. En 1987, Reagan donne même le feu vert pour livrer des missiles anti-aérien Stinger, le nec plus ultra de l’époque, à la guérilla anticommuniste. Il y en a pour 15 millions de dollars. Mais l’effort reste néanmoins dérisoire face aux milliards de dollars d’équipement fournis à ses alliés par l’Union Soviétique. L’équilibre des forces qui reste à l’avantage du bloc de l’Est, même si Washington ne cesse de mettre à contribution ses alliés dans le soutien à Savimbi. L’Arabie Saoudite par exemple paie la formation des rebelles de l’UNITA au Maroc pour cinquante millions de dollars. Même le Brésil est sommé d’envoyer des conseillers militaires sur le terrain.
La CIA attendra 1991 et le début du processus de paix pour mettre un point final à son opération secrète en Angola. Le bilan est maigre. Le MPLA, même si son vernis marxiste a disparu, est toujours au pouvoir à Luanda.
Le bilan humain du conflit est, lui, évalué à 500 000 morts.
[1] Selon un mémorandum titré « L’implication des Cubains en Angola », rédigé par la CIA le 22 juin 1977, ils ne sont que quelques centaines sur le terrain avant un engagement militaire beaucoup plus massif à partir de septembre 1975
[2] Minutes du Conseil de Sécurité Nationale du 27 juin 1975
[3] Extrait du récapitulatif des plans d’actions secrètes en Angola de janvier à octobre 1975, rédigé par la CIA, le 22 octobre 1975
[4] Ibid
[5] Ibid
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