C’est un document précieux qui dort dans les cartons des Archives Nationales Algériennes (ANA) réputée parmi les chercheurs du monde entier être un sanctuaire quasi-inviolable dès qu’il s’agit d’archives issues de la guerre de libération. Titrée « Résumé des efforts d’armement pendant le Révolution de 1954 », cette note de huit pages retrace pour la première fois les efforts logistiques et financiers mis en œuvre par les insurgés algériens pour s’approvisionner en armes et en matériel pendant la guerre d’Algérie.
Une enquête d’Olivier Toscer
Nourrie par les souvenirs d’un petit groupe d’anciens combattants, le document a été rédigé par l’un d’entre eux, Abdelkader Bouzid plus connu sous son nom de guerre d’Abou El Feth. Cet ancien instituteur de l’Education nationale française, né à Oudja au Maroc en 1930 et qui avait rejoint les insurgés dès 1956 est l’auteur de « cette modeste recherche et tentative de reconstitution effectuée sans accès aux archives et statistiques précises », comme il le précise, en préambule. Son témoignage est pourtant d’autant plus important qu’il est rare. L’histoire militaire de la guerre d’indépendance reste en effet à écrire. Jusqu’ici, les gouvernements successifs algériens ont en effet toujours refusé de déclassifier les archives militaires du FLN.
Témoin capital, Abdelkader Bouzid fait partie de ceux que l’on appelle à Alger, « les malgaches », non pas parce qu’ils seraient originaires de Madagascar mais parce qu’ils ont participé à la mise sur pied en septembre 1958, du ministère de l’armement et du ravitaillement général (MALG).
Plus précisément, Bouzid officiait, avec le rang de capitaine, comme adjoint au directeur de « la vigilance et du contre-renseignement », Abderahmane Berrouane dit Safar. Cet organe de renseignement du MALG est l’ancêtre de ce qui est devenu la redoutable direction du renseignement et de la sécurité (DRS), qui fut jusqu’en l2015 ’organe qui a détenu jusqu’en 2015 l’essentiel du pouvoir en Algérie.
Abdelkader Bouzid occupera après la guerre diverses fonctions dans la sphère culturelle du pays comme directeur du Touring Club d’Algérie, attaché culturel à l’ambassade d’Algérie à Washington puis patron de l’Entreprise National du Livre (ENAL), une maison d’édition publique aujourd’hui dissoute. Contrairement au pouvoir en place, Bouzid, a toujours été partisan de raconter l’histoire de la guerre de libération (1).
« Entre 1948 et 1950, d’importantes quantités d’armes récupérées en Libye et datant de la seconde guerre mondiale avaient été enterrées dans des caches secrètes dans les Aurès », raconte Abdelkader Bouzid
Bouzid rappelle que, dès 1947, une organisation spéciale (OS) avait été crée pour se préparer à la lutte armée. « Entre 1948 et 1950, d’importantes quantités d’armes récupérées en Lybie et datant de la seconde guerre mondiale avaient été enterrées dans des caches secrètes dans les Aurès », raconte-t-il. L’OS sera certes démantelée par les autorités françaises en 1950. Mais les caches d’armes étaient toujours opérationnelles le 1er novembre 1954 quand la réunion des « 21 responsables » tenue au domicile algérois de Derridj Elias décide de lancer la guerre de libération nationale.
Il faut alors évidemment sécuriser de nouveaux armements. « La famille royale saoudienne a offert en cash le premier cadeau conséquent à la Révolution algérienne » révèle Bouzid. La famille régnante en Irak et d’autres leaders arabes se joignent à leur tour au soutien de la cause dès les premiers temps de l’insurrection. Des armes saisies sur les militaires français complètent l’arsenal des premiers mois.
L’ancien combattant liste les principaux ports utilisés au départ des livraisons : l’essentiel transitait par Alexandrie en Egypte. Mais les Chinois utilisaient parfois Tunis pour acheminer des armes
Mais c’est l’Egypte de Nasser qui apparaît vite comme le premier pourvoyeur d’armes à l’ALN. Bouzid détaille un des premiers chargements significatifs d’armes provenant d’Egypte et transitant par la Tunisie le 20 novembre 1956 : près de 2 000 fusils à répétition Lee-Anfield, une vieille arme de l’empire britannique et des fusils mitrailleurs Bren de fabrication britannique également. « Le transport d’Egypte s’était fait en poids-lords Bedford avec l’aide du frère Salem Chelbek, un transporteur libyen qui avait mis à disposition de l’Algérie des relais sur le parcours Marsa Matrouh – Benghazi – Tripoli – Tunis – frontière Est algérienne ».
Cette année-là, une autre cargaison devait être acheminée d’Egypte vers les maquis algériens via la mer. Mais l’Athos, le navire affrété par l’ALN restera au port, stoppé par l’expédition de Suez, le déploiement des forces britanniques, françaises et israéliennes censés s’opposer à Nasser et à sa décision de nationaliser le canal de Suez. Un simple contretemps, en réalité. Rapidement, les opérations reprennent avec des chalutiers et autres bateaux de pêche. « Le plastic était envoyé à Alger comme cela », précise Bouzid. Dans une annexe de sa note, l’ancien combattant liste les principaux ports utilisés au départ des livraisons : l’essentiel transitait par Alexandrie en Egypte. Mais les Chinois utilisaient parfois Tunis pour acheminer des armes aux rebelles algériens. Une partie du matériel ayant transité par la Grèce arrivait également en Tunisie.
Le transport aérien était plus rare. Mais il a existé. « En 1957, révèle par exemple l’ancien moudjahid, l’Irak nous a envoyé trois gros porteurs Antonov remplis de mortiers de 50,60,80 et 81 millimètres, des obus d’artilleries des fusils mitrailleurs et des mitraillettes ». Le matériel saoudien arrivait lui aussi par les airs.
Un bureau central est installé au Caire avec trois centres opérationnels principaux au Maroc, en Tunisie et en Libye et également des relais en Europe
La Turquie est également un gros pourvoyeur d’armes lourdes, cette année-là. « Après la visite du président turc Celal Bayar à Tripoli, la Turquie nous a envoyé 5000 mitrailleuses lourdes MG34 et 42 (de fabrication allemande, ndlr) », précise-t-il.
Pour gérer cette logistique militaire de plus en plus imposante, les combattants algériens perfectionnent leur organisation. Un bureau central est installé au Caire avec trois centres opérationnels principaux au Maroc, en Tunisie et en Libye, avec deux sous-structures à Benghazi et à Marsa Matrouh. Une antenne en Europe est également mise sur pied. D’abord placées sous le commandement du colonel Amar Ouamrane, alias Bu Qqaru, un ancien sergent de l’armée française puis à partir de 1958 sous celui de Colonel Mahmoud Chérif, ces structures permettent l’approvisionnement en armes et en vivres de la rébellion depuis l’Egypte.
Il est assuré principalement par des poids lourds selon un protocole bien huilé. « Il y avait deux chauffeurs par véhicules, raconte Bouzid, pour traverser chaque pays, la Lybie et la Tunisie, en une nuit chacun. Nos poids-lourds avaient été modifiés par notre propre personnel pour augmenter de trois à quatre fois leur autonomie. Ainsi, nos camions pouvaient rejoindre la frontière Est de l’Algérie sans avoir à s’arrêter pour faire le plein ».
Entre 1957 et 1962, Abdelkader Bouzid estime que le matériel (armes et vivres pour les maquis) pris en charge en Egypte et transmis l’Algérie via la Libye et la Tunisie s’est élevé à 265 tonnes par mois en moyenne avec un record pendant toute l’année 1959 de 510 tonnes pas mois. Un calcul qui ne concerne que les livraisons à l’Est.
Mais la rébellion algérienne peut aussi compter sur des livraisons à la frontière Ouest du pays acheminées à partir de Conakry en Guinée. « Le transport se faisait en traversant le Mali pour arriver à Bordj Badji, Tamanrasset et Ain-Salah, note Bouzid. Tous les moyens de transports étaient possibles : camions, chameaux, chevaux,».
Plus étonnant encore, dans ce document historique, on apprend que le gouvernement provisoire de la république algérienne (GPRA) entretenait son propre service de douanes. « Cela a été rendu nécessaire vis-à-vis de l’augmentation des marchandises qui arrivait au port de Tunis et à la confidentialité que cela exigeait, explique Bouzid dans sa note. A tous les niveaux, notre priorité était de tout mettre à la disposition du commandement militaire dans les plus brefs délais et en totale sécurité ». Et l’ancien combattant de conclure son témoignage sur une note d’un patriotisme un brin désuet: « Nos frères combattants, malgré leur infériorité en nombre et en équipement, on été capables grâce à leur foi et à nos moyens logistiques d’accomplir des opérations militaires spectaculaires qui aujourd’hui figurent parmi les plus grands faits militaires de l’histoire avec ceux du Vietnam ».
(1) Deux ans avant sa mort, Abdelkader Bouzid avait transmis une copie de la note rédigée en juillet 1996, à la MacArthur Foundation aux Etats-Unis qui l’a récemment mis depuis à disposition des chercheurs.