Ezekiel Messou, l’art brut au fil de la machine

Du 3 au 26 avril 2025, la Galerie Vallois (41 rue de Seine, Paris VIe) présente pour la première fois en France les dessins d’Ezekiel Messou. Un hommage à la mécanique et à l’imaginaire, entre art brut, mémoire ouvrière et poésie graphique.

Dans l’effervescence printanière des galeries parisiennes, une exposition atypique attire l’attention au cœur de Saint-Germain-des-Prés. Qui sait l’avenir, présentée à la Galerie Vallois du 3 au 26 avril 2025, réunit les œuvres singulières d’Ezekiel Messou, artiste béninois autodidacte, dont les dessins de machines à coudre transforment l’outil de travail en objet d’art, de mémoire et d’émotion.

Ezekiel Messou n’a pas de formation artistique académique. Né en 1971 à Ganviè, cité lacustre béninoise, il quitte très tôt l’école, peu enclin aux bancs et au formalisme scolaire. À seize ans, fuyant un père autoritaire, il prend la route du Nigeria. Là-bas, à Lagos, il apprend durant cinq années le métier de réparateur de machines à coudre, un savoir-faire essentiel dans une économie où l’industrie textile repose sur la couture artisanale et le sur-mesure.

 

De retour au Bénin, il ouvre un atelier à Abomey-Calavi. Il y exerce avec passion, rigueur, conscience. Chaque machine est un univers, un défi technique, un assemblage de rouages à comprendre, démonter, soigner. Pour s’y retrouver, Ezekiel commence à dessiner ces mécanismes complexes, d’abord sur les murs de son atelier, puis sur des cahiers d’écolier au format A5, avant de passer à des feuilles A4 et A3. Avec un crayon taillé au cutter, il trace des lignes droites à l’aide de tournevis ou de clés anglaises, remplit les formes, appose des noms de marque — SINGER, DILOC, GABI — ou ses propres initiales, MJS. Enfin, il tamponne ses dessins à l’encre rouge ou bleue, tel un authentique chef d’atelier : « Ets qui sait l’Avenir — Réparation des Machines à Coudre — Le Machinistre ».

Des feuilles techniques aux objets graphiques

Ces feuilles techniques, censées guider la main du mécanicien, deviennent peu à peu des objets graphiques. Les schémas se densifient, les traits s’émancipent, la mine de plomb se double du stylo à bille, puis des couleurs apparaissent. Ce qui relevait du relevé utilitaire glisse vers l’invention plastique. Les machines s’habillent de courbes, les rouages se stylisent, les tampons s’intègrent à la composition. Sans s’en rendre compte, Ezekiel Messou devient artiste. Un artiste brut, au sens le plus noble du terme : sans école, sans intentionnalité artistique consciente, mais porté par une nécessité intérieure, une obsession créatrice.

Sa pratique reste longtemps confidentielle, jusqu’au jour où Lucienne Peiry, alors directrice de la Collection de l’Art Brut à Lausanne, découvre son travail. Elle est frappée par la cohérence, la rigueur, et surtout la force plastique de ses carnets. La Collection de l’Art Brut acquiert alors trois de ses cahiers contenant plus de 130 dessins de machines à coudre. Dès lors, Ezekiel Messou entre dans les collections majeures d’art brut, du musée Art et marges de Bruxelles au LaM de Villeneuve-d’Ascq, en passant par la collection Treger/Saint Silvestre (Portugal) et la collection Bruno Decharme. Cette dernière a d’ailleurs été partiellement intégrée au Centre Pompidou en 2021. Les dessins de Messou feront partie de l’exposition Art Brut. Dans l’intimité d’une collection au Grand Palais du 11 juin au 21 septembre 2025.

Là où la technique devient poésie

Mais ce printemps, c’est à Paris qu’Ezekiel Messou déploie sa mécanique du dessin. Qui sait l’avenir est une immersion dans un monde parallèle, où la technique devient poésie. La machine, motif central, y est magnifiée, démultipliée, parfois isolée, parfois enchâssée dans des compositions foisonnantes. Certaines feuilles se présentent comme de véritables tableaux-puzzles, où les pièces détachées, les courroies, les aiguilles, les leviers dessinent une cartographie baroque, presque cosmique. Les noms de marques se lisent comme des incantations : BOSS, ALYSSA, BIGO, BOY, BRUC, CIWI… chaque machine semble dotée d’une personnalité propre.

Au fil des années, Messou a élargi son répertoire. Aux machines à coudre s’ajoutent d’autres mécanismes — souvent anonymes, imaginés, réassemblés mentalement. Et puis il y a Ganviè. Plusieurs feuillets de la série présentée chez Vallois représentent sa ville natale ; maisons sur pilotis, barques, scènes lacustres stylisées. Là encore, il mêle la précision du regard à la stylisation. Les bateaux portent des noms tels que La Famille ou Madame Alain, et les maisons, dessinées avec la même rigueur que les machines, semblent flotter hors du temps.

Ce qui frappe chez Messou, c’est l’équilibre subtil entre fonction et fiction. L’objet dessiné n’est jamais purement réaliste. Il garde la mémoire d’un usage, mais s’en détache, gagne en autonomie visuelle. Dans ses dessins, la machine n’est plus seulement une chose, elle devient sujet, personnage, cosmos.

Qui sait l’avenir

Le titre de l’exposition, Qui sait l’avenir, est à lui seul une déclaration. C’est à la fois le nom de son atelier et une formule prophétique. Dans un monde en panne de certitudes, Ezekiel Messou trace ses propres lignes d’avenir. À rebours de la mondialisation industrielle, il affirme un lien charnel au geste, au travail, à l’outil et rappelle que l’invention peut naître d’un atelier de banlieue, d’un carnet d’écolier, d’un tournevis transformé en règle. Et que l’art n’est pas toujours là où on l’attend.

À la Galerie Vallois, ces dessins trouvent un écrin à leur mesure. Jusqu’au 26 avril 2025, Qui sait l’avenir offre l’occasion rare de plonger dans l’univers d’un créateur singulier, à la croisée du geste ouvrier et de l’invention plastique. Car Ezekiel Messou n’est pas un marginal de l’art, il en est aujourd’hui l’un des représentants les plus émouvants. Il dessine des machines, certes. Mais ce qu’il met en mouvement, c’est le regard lui-même. Une exposition à ne surtout pas manquer.