La question nucléaire iranienne: une diversion dans un monde déboussolé

Le monde entier regarde désormais les négociateurs de Vienne qui se retrouvent ce lundi 27 décembre pour sauver l’accord du 14 juillet 2015. Se pourrait-il que la France dans l’Europe et l’Europe dans le monde proposent « un autre point d’équilibre dégagé de la rivalité entre les États-Unis et la Chine ? » La France dans l’Europe est le véritable sujet et l’Europe dans le monde en est la suite logique. Pour l’auteur de l’article, Xavier Houzel, tout cela n’a rien à voir avec la question nucléaire iranienne, qui n’est qu’une diversion.

Une chronique de Xavier Houzel
Le 24 décembre, pendant les manœuvres « Grand Prophète 17 », un exercice de simulation d’attaque contre une installation nucléaire organisé par l’Iran. Reuters

Le président Ebrahim Raïssi l’avait lui-même annoncé au président Emmanuel Macron lors d’un entretien téléphonique de la fin de novembre. L’envoi à Vienne d’une équipe complète allait démontrer le sérieux de l’Iran dans les pourparlers : « Si les Américains lèvent les sanctions et que les Européens remplissent leurs engagementsl’Iran remplira ses obligations ».  La République Islamique se disait être prête à poursuivre sa « pleine coopération » avec l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), attitude qu’elle paraît observer depuis, en dépit de tous les dénigrements. Téhéran exigeait des garanties que les sanctions seraient levées et que les Américains ne pourraient plus se retirer du Traité. Les Occidentaux voulaient en contrepartie des assurances que l’Iran ne puisse pas se doter de l’arme atomique – pas plus qu’un loup n’attraperait la rage ! Et l’Iran les leur accorderait. Personne ne l’a cru. 

Qui a quitté, pourtant, l’Accord du 14 juillet 2015 (en Anglais, le Joint Comprehensive Plan of Action – JCPOA) ? En reniant sa signature ?  Alors même que l’Iran avait respecté la sienne. 

 L’Amérique de Donald Trump partage avec Israël la responsabilité de la rupture de l’Accord du 14juillet 2015. L’administration américaine tente de donner le change en s’amendant ; Israël est tourneboulé à l’idée que Washington puisse discuter avec l’Iran. Que l’Allemagne, la Chine, la France, le Royaume-Uni et la Russie (par ordre alphabétique) en soient réduits à jouer les amiables compositeurs entre des Américains et des Iraniens qui ne se parlent pas, c’est en revanche inique et inepte. Gageons que ce soit parce qu’il faut un conclave long et un nombre élevé de va et vient pour donner lieu à des tractations en coulisses – encore faudrait-il les organiser – dans l’espoir de revenir au statu quo ante !

Or les négociateurs français, britannique et allemand font la navette entre les deux délégations sous l’œil goguenard des Russes et des Chinois, qui les accompagnent, les écoutent et se délectent, sans piper, de la situation. Ce genre d’enfantillage est frivole. C’est oublier que, durant les vingt mois de négociations du JCPOA, messieurs Kerry et Zarif s’étaient vus ou téléphonés très fréquemment, grâce à quoi l’affaire avait abouti. Que se passe-t-il ?

Six ans plus tard, contrairement à ce qui est repris par la presse, ce n’est pas l’Iran qui querelle dans le marchandage, ce sont les autres. Les Anglais et les Américains s’accordent perfidement ; Paris et Berlin s’obstinent à faire preuve soit d’hypocrisie soit de balourdise ; la Chine et la Russie jouent, elles, sur du velours. Le fond du problème n’est plus l’atome – l’atome n’est qu’un alibi !

Et le statu quo ante est introuvable, parce qu’il n’existe plus. Parce que le monde a complètement changé. Il y a eu l’avant et l’après Trump.

Grâce au libéralisme et à la fluidité des communications, les territoires et les ethnies, les peuples et les civilisations, les langues et les religions ont repris leurs droits ; politique, économie et culture ont convergé sous l’emprise de ce phénomène. En un quart de siècle, les anciens empires de Russie, de Turquie et d’Iran, par exemple, se sont recomposés, face à l’Europe continentale, à l’Ouest, divisée en 27 bouts d’États, et à l’empire du Milieu, à l’Est, qui est à la fois un monde et un aimant.

Le supercontinent eurasien d’une superficie de 55 millions de km2 est devenu un gigantesque marché d’environ 5,2 milliards d’habitants répartis dans 92 pays. La perspective de l’Eurasie terrifie les États-Unis d’Amérique et l’Angleterre ! Dès 2015, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, n’avait pas hésité à déclarer, lors du forum international Terra Scientia, que la domination politique et économique de l’Occident sur le monde touchait à sa fin : « Nous observons, disait-il, la fin d’une très longue époque, celle de la domination économique, financière et politique de l’Occident historique[i]. »

Des banquises se détachent et d’autres se reconstituent. L’Iran a intégré, le 18 septembre 2021, l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS)[ii] (menée par Moscou et Pékin), qu’il avait demandé à rejoindre dès 2008 : sa candidature avait été ralentie par les sanctions imposées contre le pays par les Nations Unies et Washington pour son programme nucléaire, ceci expliquant cela ! La Chine, devenue entretemps le premier partenaire économique de l’Iran a signé avec lui un accord de coopération stratégique de 25 ans : 400 milliards de Dollars contre du Pétrole. La future adhésion de l’Iran à l’Alliance OCS, qui inclut également l’Inde, le Pakistan et plusieurs pays d’Asie centrale, se veut être un pendant à l’influence américaine.

Nous sommes carrément loin de l’atome et des sueurs sécuritaires existentialistes d’Israël.

On comprend pourquoi la Chine est la première puissance intéressée[iii] par la réintégration de l’Amérique dans l’accord (JCPOA) sur le nucléaire iranien. Le chercheur Niu Song, professeur à l’institut des études sur le Moyen-Orient à l’université de Shanghaï, explique pourquoi dans un article publié par le China Daily et l’agence Chine nouvelle : «  La Chine, un des plus fervents avocats des pourparlers, va exhorter les Etats-Unis et l’Iran à résoudre leurs différends à travers la négociation et à gérer les conflits de façon effective tout en aidant l’Iran à protéger ses droits et ses intérêts légitimes. » Les membres de l’Union européenne « sans souveraineté » voient leurs anciennes zones d’influence dans le monde tout bonnement siphonnées par la Chine, à défaut d’être assujetties localement par la Russie, la Turquie ou même l’Iran sous son ombrelle protectrice. C’est le cas de l’Ukraine et des Balkans, de la partie Nord du Moyen-Orient et du Yémen, de l’Est du Maghreb, du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest, et désormais de l’Afghanistan, serrés par un double garrot de soie.

Ce cataclysme lent explique a posteriori le Brexit : le 23 juin 2016, les Britanniques disent « oui » au Brexit ; le 29 mars 2017 commence le processus de la désunion ; le·3 novembre 2018, un premier accord est conclu avec l’Union européenne. Après un demi-siècle d’intégration, le Royaume-Uni entame, le 31 décembre 2020, un vaste retour en arrière, id est la reprise en main de son ancien empire, dit le Commonwealth, contre l’Europe continentale, la Russie et la Turquie.

Le 15 septembre 2021, on apprend l’existence du pacte AUKUS, alliance de défense entre l’Australie, le Royaume-Uni et les Etats-Unis.

Le pacte AUKUS est salué à Manille, Taipei et Tokyo. Mais il suscite des appréhensions devant la perspective pour les États de la zone Indo-Pacifique d’avoir à se départir de leur « neutralité », comme c’est le cas de l’Inde, quoiqu’elle soit déjà membre de l’OCS.

L’AUKUS résulte d’une volonté de redéploiement militaire et politique en Indo-Pacifique amorcé par la présidence Obama[iv] : ce virage vers le « tout militaire » ne manquera pas de faire réagir, voire surréagir la Chine mais aussi l’Iran ou la Russie. Il est vraisemblable qu’Israël, les pays Arabes de l’Accord d’Abraham, plus l’Arabie saoudite et l’Égypte, afficheront leur prédilection pour le bloc américain.

L’administration Biden relance simultanément le QUAD[v], créé en 2007, qui rassemble autour des États-Unis les trois puissances maritimes indopacifiques que sont l’Australie, le Japon et l’Inde ! En septembre 2021, le président américain a défini la feuille de route d’une alternative au projet chinois de Ceinture et de Route de la Soie – en Anglais, Belt and Road Initiative (BRI). L’Inde est coincée entre les deux carcans.

C’est pourquoi la Diplomatie Anglaise s’emploie à se rapprocher de l’Inde. Pas plus que la Diplomatie américaine, elle ne tient à voir le pays le plus peuplé du monde rejoindre définitivement l’autre bloc. Des pourparlers sont en cours pour inciter l’Inde à rallier l’AUKUS. L’AUKUS ne peut pas non plus laisser l’Iran se jeter dans les bras de Pékin. La France et l’Union européenne pourraient être les grandes perdantes de la réintégration des États-Unis dans le JCPOA, facilitée en sous-main par les Anglais !

L’Inde est en conflit ouvert avec la Chine dans l’Est du Ladakh et dans l’Himalaya, où elle accuse la seconde de grignoter son territoire.

En dépit de sa participation à l’Alliance de Shanghai au même titre que l’Iran – pays avec lequel elle entretient des relations complexes parce qu’il prend à revers le Pakistan, son ennemi traditionnel – l’Inde affirme son statut de puissance mondiale. Elle ne semble pas pour autant préoccupée par les travaux de l’Iran dans le domaine nucléaire. Alors ?

New Delhi a construit sa stratégie économique et militaire à travers la « Look West Policy » et son dispositif de « collier de perles » dans une zone allant du Canal de Suez (porte d’entrée sur la Méditerranée) à l’Asie du Sud-Est (porte d’entrée sur le Pacifique). L’Inde a tissé un réseau d’alliances militaires avec le Qatar et Oman autour du Détroit d’Ormuz : elle réprouve les manœuvres navales de l’Iran avec la Chine et la Russie dans l’Océan indien. Paris – qui entretient deux bases militaires, l’une à Djibouti et l’autre à Abu Dhabi – n’a pas intérêt non plus à abandonner l’Iran dans le giron de la Chine et de la Russie.

L’Union européenne devrait vivement inciter l’Inde et l’Iran à rejoindre son propre bloc – si tant est qu’elle ait la force de les y regrouper ! En invitant d’abord l’Inde à participer au renouveau de l’Iran dans le cadre d’un vaste plan commun de relance économique du pays (pour concurrencer la Chine). En réunissant ensuite les Allemands, les Suédois et les Espagnols dans une Europe de la Défense souveraine pour répondre aux besoins de fournitures militaires de l’Inde (et demain de celles de l’Iran) dans le cadre d’une politique triangulaire d’offsets industriels… au lieu de s’empoigner avec eux sur ce marché. L’affaire du Nucléaire iranien fait le bonheur de la Chine et de la Russie et le malheur de l’Inde dans la région. Israël, c’est tout de même un comble, y met son grain de sel en perturbant l’ordre normal des choses.

Bref, Israël devrait se résoudre à devenir un État banal.

Le pays n’a pas à craindre que le ciel lui tombe sur la tête dès lors qu’il ne sera plus un État apartheid et qu’il respectera ses voisins. La moitié du travail étant déjà fait avec les Accords d’Abraham, la Palestine donnera alors le signal et le leurre du Nucléaire iranien se fondra dans la nature. Est-ce la peine de poursuivre à Vienne un comique de répétition qui finit par lasser, alors qu’il suffirait que le Guide Suprême prononce une fatwa en faveur d’Israël pour que l’on découvre, intacts, les harmoniques pacifiques d’un monde que l’on croyait englouti, sachant que la domination d’Israël sur l’Amérique[vi] peut expliquer à elle seule l’arlequinade des pourparlers de Vienne.Le président Raïssi désirait que les Européens remplissent leurs engagements, mais lesquels ?

En septembre 2018, à l’annonce du retrait unilatéral des États-Unis du JCPOA, les États-Unis  s’étaient vivement opposés au projet européen d’instaurer un troc avec l’Iran pour contourner les sanctions américaines : « Nous n’allons pas permettre que nos sanctions soient contournées par l’Europe ou qui que ce soit d’autre » avait prévenu, menaçant, le secrétaire d’État américain, Mike Pompeo, qui se disait dérangé et profondément déçu. Les Européens s’étaient couchés comme des chiens fidèles.

Quelque chose ne va pas. La France se couche comme les autres.

La France est la seule capitale de l’Union européenne à disposer d’un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies – ce dont elle fait bénéficier l’Union. La France est le seul membre de l’Union européenne à avoir conservé (à grand frais) des armées de Terre, de l’Air et de Mer dignes de ce nom, dotées de l’arme nucléaire, de surcroît. La France est la dernière nation du continent à avoir maintenu outre-mer des possessions qui la rendent présente sur tous les océans. Paris est la dernière métropole européenne à bénéficier d’une profondeur stratégique grâce à ses bases militaires à l’étranger ; elle tente, avec une aide minimale d’autres armées européennes (et un petit contingent anglais et un cyber- appoint américain), de contenir le terrorisme au Sahel. Mais, car il y a un mais, quelque chose ne va pas. La France se couche comme les autres.

Et quand elle ne le fait pas, comme en 2003, c’est comme si elle l’avait fait : l’Américain et l’Anglais s’en tapent. On ne peut pas dire encore que la France se noie dans l’Union Européenne, ce qu’elle n’a pas encore fait. On ne peut pas non plus dire qu’elle n’a pas les moyens de dire aux Américains et à Israël en particulier ce que tous les autres pays pensent tout bas – De Gaulle ne leur avait pas fait dire. Elle pourrait aussi se montrer plus imaginative.

En son temps, enfin, la France s’était montrée créative ; comme en 1973, sous le président Pompidou, en créant Eurodif SA, puis en 1974, sous le président Giscard d’Estaing, en prévoyant « la vente à l’Iran de cinq centrales atomiques américaines (licence Framatome), l’approvisionnement de l’Iran en uranium enrichi, la construction par Technicatome d’un centre nucléaire comportant trois réacteurs de recherche, l’exploitation en commun des gisements d’uranium qui pourraient être découverts en Iran et celle de gisements dans des pays tiers, la formation des scientifiques iraniens, ainsi que l’accès de l’Iran à l’industrie de l’enrichissement de l’uranium[viii]». L’Iran est toujours actionnaire, à travers Eurodif, de la centrale nucléaire française de Tricastin. Il serait intéressant de savoir ce qu’en pense l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), le centre mondial pour la coopération dans le domaine nucléaire, qui s’emploie à promouvoir l’utilisation sûre, sécurisée et pacifique des technologies de l’atome. Et si elle n’aurait pas, à son tour, quelque brillante idée.

C’est au président de la République Française que le président Raïssi a parlé en novembre. Pourquoi ne pas poursuivre cette conversation entre gens de bien ?

Le 1er janvier 2022, la France prendra la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne au nom de 27 États membres. Le président Macron sera assisté dans cette tâche par le président élu du Conseil européen, le Belge Charles Michel, et par l’Espagnol Josep Borrel, qui préside le Conseil des Affaires étrangères de l’Union. On ne peut pas souhaiter de triumvirat plus compétent ni d’attelage avec plus de caractère.

Espérons-le ! Ce serait tout de même un comble que ce trio ne nous étonnât pas..

[ii] https://www.rfi.fr › RFI › Moyen-Orient

[iii] https://www.lemonde.fr/international/article/2021/11/29/la-chine-negociatrice-tres-interessee-de-l-accord-sur-le-nucleaire-iranien_6103997_3210.html

[iv] https://theconversation.com/aukus-la-france-grande-perdante-du-duel-americano-chinois-168786

[v] https://www.lci.fr/international/qu-est-ce-que-le-quad-cette-alliance-que-joe-biden-veut-faire-revivre-face-a-la-chine-2197230.html

[vi] https://www.unz.com/pgiraldi/israels-dominance-of-washington/

[viii] Source Wikipédia