Le peuple libanais a regretté dans l’ensemble l’annulation du voyage d’Emmanuel Macron, les 22 et 23 décembre, pour cause de Covid, même si la nouvelle a été accueille par des élites politiques impuissantes avec un lâche soulagement
Une chronique de Michel TOUMA
La légende populaire affirme que le Liban est le pays des paradoxes. Sans doute. Mais il est surtout aussi le pays des occasions manquées. Ce fut encore le cas avec l’annulation de la visite à Beyrouth, prévue les 22 et 23 décembre, du président Emmanuel Macron qui, testé positif à la Covid 19, a annulé le 17 décembre toutes ses activités et ses visites à l’étranger.
Le déplacement du chef de l’Elysée au Liban – qui aurait été le troisième depuis la double explosion apocalyptique, et mystérieuse, du 4 août au port de Beyrouth – était attendu avec un mélange d’angoisse et d’espoir, teinté de prudence extrême, voire de scepticisme. L’angoisse était manifeste au niveau d’une large faction des milieux officiels et politiques que le président français menaçait de boycotter en raison de leur incapacité – qui frôle l’irresponsabilité – à s’entendre sur la composition d’un nouveau gouvernement, en dépit de l’effondrement socio-économique et financier qui ébranle le pays du Cèdre depuis plus d’un an, plus particulièrement depuis le déclenchement le 17 octobre 2019 d’une vaste contestation populaire (d’une ampleur sans précédent dans l’histoire contemporaine du pays).
Deux jours après la double explosion – qui avait fait plus de 200 morts, 6500 blessés, et dévasté les vieux quartiers chrétiens historiques de la capitale, laissant des milliers de familles sans abris – le président Macron s’était rendu à Beyrouth et avait été à la rencontre de la population dans les quartiers sinistrés, ce que les responsables officiels libanais n’ont pas fait. Il s’était entretenu en outre avec les dirigeants du pays.
Le 1er septembre, il avait effectué une deuxième visite au cours de laquelle il avait reçu à la résidence de l’ambassadeur de France les chefs des principaux partis politiques avec lesquels il s’était entendu sur une feuille de route prévoyant la mise en place d’un « gouvernement de mission » non partisan ayant pour tâche prioritaire d’appliquer une série de réformes permettant de redresser la situation socio-économique et d’engager le pays sur la voie d’une sortie de crise.
Le « gouvernement de mission » prévu dans l’initiative du chef de l’Elysée heurte le conservatisme des clans au pouvoir,
Le pays était alors sans gouvernement, le cabinet présidé par Hassan Diab ayant démissionné le 10 août. Depuis, les tractations entreprises par le nouveau Premier ministre désigné Saad Hariri en vue de former ce « gouvernement de mission » prévu dans l’initiative du chef de l’Elysée continuent de se heurter aux conditions et contre-conditions posées par les parties prenantes au pouvoir, sur fond de tiraillements intercommunautaires et de petites guerres de prérogatives entre le président de la République chrétien et le Premier ministre sunnite.
Certains analystes soulignent toutefois qu’en réalité, le blocage est dû principalement à la volonté du Hezbollah – le parti chiite idéologiquement ancré à l’orbite iranienne – de ne pas faciliter la formation du nouveau gouvernement avant de connaître les orientations stratégiques de l’administration Biden, concernant notamment le dossier iranien.
Une bouée de sauvetage
Il reste que le non-respect par certaines factions libanaises des termes de l’initiative française de sortie de crise, convenue le 1er septembre, semble avoir provoqué l’ire du président Macron. Au cours d’une conférence de presse consacrée au Liban qu’il avait tenue à l’Elysée le 27 septembre, il avait tenu des propos particulièrement durs à l’égard de la classe politique libanaise, la stigmatisant sévèrement en raison de ses atermoiements et de ses manœuvres politiciennes, malgré la gravité de la situation.
Emmanuel Macron avait l’intention, lors de son troisième voyage au Liban, de boycotter les responsables politiques locaux
C’est donc dans un contexte d’impasse politique chronique que le chef de l’Elysée se proposait d’effectuer les 22 et 23 décembre une troisième visite au Liban qu’il devait toutefois consacrer à une veillée de Noël avec les Casques Bleus du contingent français de l’Onu en poste au Liban-Sud. Il était prévu qu’il se contente d’une simple visite protocolaire au président libanais Michel Aoun, boycottant ainsi les responsables politiques locaux pour bien marquer sa désapprobation face à leur attitude vis-à-vis de l’initiative française.
L’annulation du déplacement du président Macron est donc tombée en quelque sort à point nommé pour les dirigeants et responsables libanais qui ont évité ainsi de subir un nouveau désaveu public, voire un affront. Les sources françaises indiquent en effet que tout en s’abstenant d’avoir des entrevues formelles à caractère politique, le chef de l’Elysée envisageait d’accroître la pression pour amener la classe dirigeante à cesser ses manœuvres politiciennes afin de faciliter une sortie de crise.
L’un des moyens de pression qui aurait été envisagé était des rencontres avec des représentants de la société civile hostiles au pouvoir en place ainsi qu’avec les habitants des quartiers sinistrés de la capitale. Ces derniers attendaient d’ailleurs la visite du président Macron avec un sentiment mitigé, reflétant un mélange d’espoir prudent, de scepticisme et de résignation, tout en s’accrochant à toute démarche porteuse d’une quelconque éclairci.
Ayant perdu confiance dans la classe dirigeante, et se sentant impuissante face à la léthargie et au louvoiement de la plupart des responsables politiques, la population continue de percevoir l’initiative française comme une ultime bouée de sauvetage à laquelle elle s’accroche désespérément, faute d’un sursaut salvateur du pouvoir en place et des chefs de file des principaux partis et formations sur la scène locale.
Des relations ancestrales
La prompte réaction du président Macron à la suite de la mystérieuse explosion dévastatrice du 4 août, sa persévérance à aller jusqu’au bout de son initiative salvatrice pour engager le pays sur la voie d’une solution n’ont pas manqué d’attirer l’attention de nombre d’observateurs.
Mais c’est surtout son implication personnelle dans les détails de la crise interne, ses critiques acerbes et publiques à l’égard de la classe dirigeante ainsi que les propos très francs et peu diplomatiques qu’il a tenus à plusieurs reprises pour stigmatiser les pratiques politiques locales qui ont soulevé des interrogations, non pas au Liban, mais dans certains milieux français. Ces derniers ont contesté non pas l’aide de la France au Liban, mais plutôt le comportement du président Macron qu’ils ont jugé un peu trop « paternaliste » et « interventionniste » vis-à-vis des affaires intérieures d’un pays tiers.
Ces réserves exprimées par certains milieux (et médias) français sont-elles justifiées ? Abstraction faite du style propre au président Macron, une réponse négative peut aisément être apportée à cette interrogation si l’on se place d’emblée dans une perspective historique et dans un contexte géopolitique global.
Au XIIIe siècle, le roi Louis IX, alias Saint Louis, avait promis protection aux maronites du Liban
L’empressement de l’Elysée à venir en aide au Liban n’est pas nouveau dans les rapports entre le pays du Cèdre et la France et ne se limite nullement à l’époque contemporaine. La plupart des présidents et dirigeants français se sont tenus à diverses occasions et différentes périodes de l’Histoire aux côtés du Liban lorsqu’il était confronté à de graves crises.
Sans remonter au XIIIe siècle avec le roi Louis IX (appelé Saint Louis) qui aurait promis protection aux maronites du Liban, la période la plus marquante des relations ancestrales libano-françaises se situe sans doute au XIXe siècle à l’époque de l’empire ottoman. Lorsqu’en 1860 des combats intercommunautaires meurtriers ensanglantaient la Montagne libanaise, à l’instigation de l’Angleterre qui cherchait vraisemblablement à combattre l’influence française auprès des chrétiens, Napoléon III prit l’initiative – sans consulter la Sublime Porte et les grandes puissances de l’époque – d’envoyer des unités françaises au Liban afin de mettre un terme aux massacres et à la discorde communautaire. L’expédition française aboutit alors à la mise en place d’un système politique qui a assuré au Liban plus d’un demi-siècle de stabilité et de prospérité.
» Quelque chose de très particulier «
Ces relations ancestrales entre la France et le Liban se sont consolidées après la Première Guerre mondiale dans le cadre du mandat français qui a fait suite aux accords de Sykes-Picot. Mais c’est sans doute le général Charles de Gaule qui a surtout posé les jalons des rapports privilégiés entre les deux pays à la faveur de ses séjours à Beyrouth dans les années 30 et 40 du siècle dernier, de sorte qu’avec le temps il s’est forgé un « plus », un état d’esprit très spécial, dans les relations entre les deux populations, ce qui a amené le général de Gaulle a déclaré en juillet 1941 : « (…) dans tout cœur de Français digne de ce nom, je puis dire que le nom seul du Liban fait remuer quelque chose de très particulier, et j’ajoute que c’est d’autant plus justifié que les Libanais, libres et fiers, ont été le seul peuple, à travers les siècles (…) dont jamais le cœur n’a cessé de battre au rythme de la France … ».
Rien d’étonnant par voie de conséquence que les cloches des églises sonnèrent le glas au Liban lorsque Paris fut occupée par l’armée nazie, comme le relève l’ancien président libanais Fouad Chehab dans l’ouvrage d’Alexandre Najjar « De Gaule et le Liban ».
C’est aussi ce « quelque chose de très particulier » ressenti par les Français à l’égard du Liban (pour reprendre les termes du général de Gaule) que le président de l’Institut du monde arabe, l’ancien ministre de la Culture Jack Lang, a évoqué implicitement, dans une interview au quotidien libanais « L’Orient-Le Jour », pour expliquer le formidable élan de solidarité manifesté spontanément par les Français au lendemain de la tragédie du 4 août.
Emmanuel Macron sur les pas de ses prédécesseurs
L’on comprend mieux de ce fait la réaction rapide du président Macron pour venir en aide au Liban deux jours à peine après l’explosion du port en se rendant personnellement sur les lieux du drame. Se faisant, il a suivi les pas de la plupart de ses prédécesseurs. A titre de rappel, lorsqu’en décembre 1968 un commando aéroporté israélien mena une attaque contre l’aéroport de Beyrouth, détruisant treize avions de ligne de la flotte libanaise, le général de Gaule ne se contenta pas de simples déclarations de condamnation. Il prit rapidement l’initiative d’imposer un embargo sur des vedettes qu’Israël avait commandées à la France, de même qu’il mit aussi l’embargo sur les pièces de rechange pour l’entretien des « Mirage » vendus à Israël.
Les relations privilégiées entre les deux pays ont été illustrées en outre par l’imposante participation française à la force onusienne en poste au Liban-Sud depuis 1978 (la Finul) ainsi qu’à la Force multinationale déployée après l’invasion israélienne de 1982. Peut-on, par ailleurs, oublier l’apport fondamental du président Jacques Chirac aux conférences internationales de soutien au Liban (Paris 1, Paris 2 et Paris 3) et, surtout, son rôle crucial dans la décision stratégique, prise en concertation avec le président américain George W. Bush, d’obtenir le retrait des forces syriennes du Liban en 2005 (après trente ans d’occupation), sur base de la résolution 1559 du Conseil de Sécurité, votée à l’initiative de la France et des Etats-Unis.
A cela s’ajoute la démarche du président Nicolas Sarkozy auprès du régime syrien afin d’obtenir l’établissement de relations diplomatiques entre Beyrouth et Damas, ce que la Syrie refusait constamment. Quant au président François Hollande, il devait se rendre à Beyrouth au printemps 2005 pour manifester sa solidarité avec la Révolution du Cèdre qui menait campagne pour imposer le retrait syrien après l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, le 14 février 2005.
Le volet géostratégique
Les visites du président Macron à Beyrouth en août et septembre derniers, ainsi que le voyage qui était prévu les 22 et 23 décembre, s’inscrivent ainsi dans le sillage des relations privilégiées bilatérales entretenues et consolidées par ses prédécesseurs, en conformité avec ce que l’ancien président Fouad Chehab qualifiait de « vocation orientale » de la France « dont elle a fait une constante de sa politique ». Il serait de ce fait naïf d’occulter le volet conjoncturel et géopolitique de l’actuelle initiative du président Macron au Liban. Après tout, la France est une grande puissance qui a ses propres intérêts stratégiques qu’elle est tenue de défendre et de préserver.
« Depuis toujours, déclarait le général de Gaule, le Liban apparaît aux Français comme la porte de l’Orient ».
Une petite phrase lancée par le général de Gaule en recevant l’ancien président libanais Charles Hélou en mai 1965 permet de mieux cerner la dimension régionale de la démarche du président Macron. « Depuis toujours, déclarait le général de Gaule, le Liban apparaît aux Français comme la porte de l’Orient ». A l’évidence, Beyrouth constitue ainsi l’une des positions avancées de la France au Moyen-Orient, à l’instar sans doute de l’Egypte que le président Macron a d’ailleurs visité il y a quelques jours.
Ce positionnement intervient dans le prolongement de l’intérêt manifesté par la France vis-à-vis de l’évolution de la situation en Libye face aux visées de la Turquie, dans un contexte de vive tension entre Paris et Ankara, et d’une manière plus globale entre l’Union européenne et la Turquie, du fait des opérations de prospection pétrolière et gazière effectuées par le pouvoir turc à l’Est de la Méditerranée, faisant fi des intérêts de la Grèce dans cette région.
Au vu de l’ensemble de ces réalités historiques et données conjoncturelles, il apparaît qu’il serait démesuré de qualifier « d’ingérence » le forcing lancé récemment par l’Elysée pour aider le Liban à sortir de la crise. Pour les Libanais, en tout état de cause, l’initiative du président Macron constitue un catalyseur plus que nécessaire pour accélérer l’opération complexe de redressement qui se fait un peu trop attendre.
Le 19 décembre 2020