Alors que l’or brun représente 14% du produit intérieur brut (Pib) de la Côte d’Ivoire, la fuite de 50000 tonnes vers les pays voisins où le prix d’achat est plus rentable pour les producteurs montre la difficulté de l’Etat à satisfaire les revendications de ses fermiers, ce qui fragilise l’économie ivoirienne.
Correspondance, Bati Abouè
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C’est toute la Côte d’Ivoire qui tremble parce que 50000 tonnes de fèves de cacao ont été vendues l’année dernière à des trafiquants qui opèrent depuis les pays frontaliers : le Libéria et la Guinée. Les fermiers ivoiriens qui ne sont pas satisfaits du prix d’achat – 1800 Fcfa (2,7euros) par kilo -, fixé par le gouvernement ont préféré vendre leur produit dans ces pays au risque de grignoter sur des parts de revenus fiscaux dont dépend l’État.
Pour mettre fin à ce trafic, le gouvernement ivoirien a déjà mis en place une brigade qui a réussi à démanteler un réseau impliquant de hauts fonctionnaires de l’Etat, notamment le Préfet du département de Sipilou, le commissaire de police, le chef du détachement des forces armées de Côte d’Ivoire, le commandant de gendarmerie et le chef des douanes. Tous ont été relevés de leurs fonctions mais comme l’explique un producteur au journal Le Monde, « dans le cacao, personne n’est honnête. »
Les intermédiaires se frottent les mains
Il est donc difficile de mesurer l’ampleur des fuites « parce que tout le monde est impliqué et on ne sait jamais à qui se confier », assure un autre. Si les intermédiaires se frottent ainsi les mains, c’est parce que la Côte d’Ivoire n’arrive pas à bien rétribuer ses fermiers qui trouvent le prix bord champ insuffisant alors que depuis trois ans, les cours mondiaux ont atteint des niveaux inespérés sur le marché et encore cette année où ils culminent à plus de 10000 dollars le kilogramme.
Les pays qui vendent à terme comme le Cameroun ou encore les voisins guinéens et libériens qui ne sont pas des producteurs de l’or brun parviennent ainsi à payer le meilleur prix, contrairement à la Côte d’Ivoire qui, elle, a choisi depuis 1960 la vente anticipée et un système protectionniste pour son cacao. Alors, depuis quelques années, les producteurs ivoiriens se plaignent dudit système de vente ainsi que du Conseil café-cacao qui le met en musique.
Pour Moussa Koné, le président du Syndicat national agricole pour le progrès en Côte d’Ivoire (SynapCI), « c’est un système qui a montré ses limites » puisqu’il contribue chaque jour à appauvrir les producteurs. Les fermiers ivoiriens se disent aussi trompés sur la question de l’interprofession qui devrait, une fois mise en place, permettre aux producteurs d’être impliqués dans les activités de coordinations de la filière et participer à la fixation des prix. Mais depuis des années, l’Etat détourne les yeux pour ne pas réaliser cette promesse.
« Le vrai problème, c’est ça. »
Dès lors, les retombées économiques restent difficiles à évaluer pour les producteurs, et encore plus pour les régions productrices qui voient chaque année passer 2,2 millions de tonnes annuelles de cacao, soit 44 % de la production mondiale. Or, « beaucoup d’argent circule » dans le cacao. Bord-champ, les trafiquants achètent 3500 francs CFA le kilo soit plus 200 francs CFA au prix fixé par le gouvernement plus 1 500 francs [CFA] environ pour le transport par la route, les intermédiaires et les pots-de-vin. Et malgré tout, « ils se font une marge de 1 000 francs [CFA] par kilo. Une remorque de 40 tonnes leur rapporte 40 millions de francs [CFA, environ 61 000 euros]. Et lorsque le fermier traverse la frontière pour vendre dans les pays voisins, la vente est encore plus rentable. Le kilo de fèves de cacao est en effet vendu jusqu’à 4 500 francs [CFA] en Guinée et 5 000 francs CFA au Liberia, explique au Monde un planteur » pour qui « le vrai problème, c’est ça. »
Villages et pistes enclavés
L’autre problème est que malgré ce que représente le cacao pour le budget national, la plupart des villages de planteurs et des plantations sont totalement enclavés, faute de route bitumée. Le gouvernement préfère ainsi développer les infrastructures routières à Abidjan et dans certaines grandes villes du pays pour s’attirer le soutien de leurs populations plutôt que de rendre accessible le cacao. Un planteur de Sipilou interrogé par Le Monde assure que « pour livrer le cacao, c’est toute une galère !, vu que rouler sur des pistes d’une centaine de kilomètres peut prendre jusqu’à sept heures de route. L’accès aux services sociaux est également un problème. Par exemple à Sipilou où un réseau de hauts fonctionnaires a été justement démantelé, il n’y ni hôpital, ni école, ni route. « On est obligés d’accepter les miettes que nous laissent les trafiquants pour nous en sortir ». C’est pourtant sur ces gens ainsi installés dans l’inconfort permanent que reposent 14% du produit intérieur de la Côte d’Ivoire.