Talal Derki, né à Damas mais exilé à Berlin depuis 2014, a voulu revenir en Syrie pour lutter à sa manière contre le terrorisme. Caméra au poing, le réalisateur s’est fait passer pour un photographe sympathisant du djihad. Pendant plusieurs mois et à ses risques et périls, il a filmé la vie de la famille d’Abou Oussama et ses huit garçons, engagés dans le conflit syrien. Au jour le jour, le réalisateur filme l’apprentissage de la terreur …
Une chronique de Sandra Joxe
Un documentaire explosif à découvrir en replay libre accès sur Arte + 7.
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Après le succès de son précédent film, Retour à Homs en 2014 sur le retour au pays de deux jeunes syriens, le documentariste a nourri le projet de poursuivre son investigation sur le Jihad. Par le biais de journalistes, il est entré en contact avec une famille au sud d’Alep et a finalement passé trois cents jours avec eux, entre 2014 et 2016. Il a dû, bien entendu, dissimuler la vraie raison de sa présence pour se faire accepter par la famille d’Abou Oussama, qui aimait l’idée d’être connu.
Comme il est syrien, connait la langue, la religion, la région, il lui a été relativement facile de jouer le jeu, en prenant toutes ses précautions : « J’ai travaillé dur pour ne pas être découvert. J’ai nettoyé ma présence sur Internet et j’ai tenu le discours stéréotypé qu’avaient tous ceux qui, en 2014, les rejoignaient : j’ai vécu une vie mauvaise avant, mais je veux à présent progresser dans la voie de l’islam »
Le fruit de cette périlleuse aventure est percutant : un document brut, sans fioriture, à la fois politique et intimiste.
Un père terriblement affectueux
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On est loin de l’incontournable « reportage de guerre» avec bande son assourdissante et image saccadée. Bien au contraire, Derki prend son temps et recueil avec tact et acuité les contradictions de cette famille au quotidien. Mais les paroles et les images sont limpides : il s’agit, « de libérer la Syrie par les armes, pour établir un califat islamique juste sur la voie du prophète » déclare avec bonhomie le parer familias face caméra.
« J’ai tellement d’amour en moi pour toutes ces personnes que si tout cet amour tombait sur la planète Terre, on devrait appeler la terre la planète de l’amour » déclare Oussama en parlant tour à tour des ses idoles (Ben Laden et autres…) ou de ses gosses.
Charmants bambins apprentis terrorustes
C’est vrai qu’ils sont touchants malgré tout, curieux mélange d’innocence et de perversité. Ces enfants se battent violemment (ou se font battre), récitent le coran avant d’apprendre à parler et apprennent à faire des bombes, comme on apprend à monter son train électrique. Le père calcule même le prix de revient sur sa calculette : 8,55 dollars !
Les petits mâles jouent comme des enfants, mais leur jeux sont toujours violents : ils s’entrainent à surveiller leurs sœurs – totalement invisibles dans ce film sans aucune femme à l’écran – ce qui n’est pas étonnant : si elle sortent le nez dehors sans leur voile, les frères ont ordre de les lapider !
Et lorsque le père entend sa femme pleurer derrière la cloison, il ordonne à son fils : « va dire à ta mère de se taire avant que tu lui démolisse cette maison sur la tête ». Et plus tard : « Je dois fouetter ton fils avec un câble électrique ? Qu’est-ce que tu en penses ? », s’amuse l’oncle d’un des enfants, âgé de 2 ans, qui se promène près de son père silencieux.
On conçoit que les marmots égorgent allègrement un petit oiseau, avec les encouragements du père : « Dieu a créé des oiseaux pour qu’on les tue et pour qu’on les mange ». En bonne française pétrie de culture occidentale, on songe aux sept filles de l’ogre dans le Petit Poucet, et à l’illustration de Gustave Doré… la férocité n’a pas de frontières.
On assiste à de vrais moments de détente, de tendresse, notamment avec le plus jeune des fils, petit rouquin joufflu. Entre ce combattant et ses huit fils, l’atmosphère générale demeure glaçante, pesante et rythmée par les diatribes idéologiques d’un jeune père exalté.
Le héros est mort
Le « héros » ou plutôt l’anti-héros du film est mort à la suite du tournage, en tentant de désamorcer une bombe, apprend-on. Ainsi que l’aîné de ses fils, celui sur lequel la caméra s’attarde le plus, avec un vraie compassion : un jeune adolescent au regard languide, qui lui aussi, a déjà gagné sa place au paradis.
« Le documentaire transcrit aussi l’ennui de ces enfants qui n’ont rien à faire. J’ai eu un lien émotionnel avec eux, car je les considérais comme des victimes. Cette violence ne vient pas de leur nature, mais des adultes : ils n’ont pas le choix. Ce n’est pas un film sur la guerre, mais sur ce qu’elle produit et comment elle se transmet de génération en génération à travers la violence, le salafisme, le califat, la domination masculine. Le plus difficile a été de garder ma position car je suis à l’opposé de ces personnes. Je suis artiste, éloigné de la religion ». C’est ce point de vue extérieur, à la fois très proche et très lointain, qui fait toute la qualité de ce film : la caméra est placée au bon endroit, ni trop près ni trop loin de ce père et de ses enfants, physiquement proches. Notamment dans cette scène stupéfiante où le père, Oussama, revient blessé d’une opération de déminage (on lui ampute le pied) : lui serre les dents et remercie Allah de lui avoir pris le pied gauche (et pas le droit) mais les enfants, terrorisés, s’agitent autour de lui, hurlent, gémissent comme des petits louvetaux privés de leur chef de meute. Accident à la suite duquel cinq des enfants sont envoyés dans un camp d’entraînement à proximité : on leur distribue tenues de camouflage et cagoules.
La voix off du réalisateur introduit et clôt le film avec une sobriété déconcertante : pas besoin de grands discours pour mesurer le danger de cet école de la terreur. La transmission de l’idéologie islamiste semble « couler de source », profondément enracinée dans la vie quotidienne mais elle n’en devient pas banale pour autant.
Le réalisateur sait, par ces cadrages et une bande son travaillée, faire ressentir aux spectateurs toute l’horreur de ce mode de vie ou plutôt ce « mode de mort » dans lesquels les enfants sont enfermés et il évoque, ce n’est pas un hasard, son propre père : « Mon père me conseillait de relater mes cauchemars par écrit pour qu’ils ne reviennent plus », explique l’auteur au début du film.
Est dans une espoir d’exorciser son rapport douloureux à son pays natal, ravagé par la guerre et le terrorisme, que le réalisateur a brillamment relevé ce pari fou de filmer l’horreur ? C’est probable! Le document édifiant.« Quant à moi, je tourne la page qui met fin à ce cauchemar je rentre chez moi à Berlin, avec le souvenir d’une patrie, dont les traits ont changé de façon terrifiante »
Le cauchemar demeure qui constitue la matière de ces 98 minutes aussi passionnantes qu’éprouvantes.
*Le film a remporté le Grand Prix du jury dans la catégorie Documentaires internationaux au festival de Sundance et le Prix du cinéma allemand 2019.