Alors que la menace de Boko Haram ne cesse de s’étendre en Afrique de l’ouest, les armées africaines engagées sur le terrain se révèlent inefficaces dans la lutte contre la secte islamiste
Avec le malheureux bombardement aérien, mardi 17 février, du village d’Abalam, à l’extrême-est du Niger, qui a fait 36 morts et une vingtaine de blessés, un éclairage cru est porté sur la désorganisation et le manque criant de collaboration des armées engagées dans la lutte contre Boko Haram autour du lac Tchad : Nigeria, Tchad, Niger et Cameroun.
Bavures
D’après les premiers témoignages visuels, les deux avions arborant la cocarde du Nigeria auraient bombardé simultanément les deux côtés de la frontière, au Nigeria et au Niger, vers 16h. On ignore quelle est la cible touchée au Nigeria mais pour ce qui est du Niger, il s’agit de villageois réunis pour la cérémonie du 3e jour après le décès de l’un des leurs. Dans cette région kanourie de l’Est, à une quinzaine de kilomètres de la ville de Bosso, cette cérémonie est traditionnellement une occasion de réjouissances.
Alors que le bloc chirurgical de l’hôpital régional de Diffa n’a pas désempli pendant deux jours, pour tenter de porter secours aux 22 blessés, en majorité des femmes et des enfants, de 10 mois à 14 ans, les trois armées engagées dans la zone ont nié en bloc toute responsabilité dans cette grosse bavure.
Car, outre l’armée nigériane – nous y reviendrons – les chasses nigérienne et tchadienne sont mobilisées depuis début février. La modeste armée de l’air nigérienne a été mise à contribution le 06 février, aux premières heures de l’attaque de la région de l’Est par Boko Haram, pour bombarder les assaillants au-delà du pont de Diffa.
Tout récemment, le 14 février, un regroupement de Boko Haram a été repéré, selon les sources officielles nigériennes, à Gachagar et Damassak. Des bombardements ont eu lieu sur ces regroupements, à quelques kms au sud de la frontière, les deux jours suivants. Bombardements rapides car les Nigériens, à bord de Sukhoï venus de Zinder ou d’Agadez, craignent que la secte islamiste ne soit équipée de moyens anti-aériens.
La chasse tchadienne aurait également été mise à contribution du côté nigérian aux premiers jours de l’attaque, vers Bosso, à trois heures de route à l’Est de Diffa, où sont cantonnés depuis presque trois semaines deux régiments de l’armée tchadienne, arrivés par la route après avoir contourné le lac Tchad par le Nord.
D’autres éléments tchadiens sont déployés plus au Sud, vers la frontière du Cameroun, à côté de l’armée camerounaise, dans le cadre de la force multinationale engagée contre Boko Haram dans la région du lac Tchad. Au total, on estime qu’Idriss Déby aurait envoyé près de 5 000 hommes dans cette zone. Le Niger compte environ 4 000 hommes dans les régions de l’Est, de Maradi à Diffa, mais une grande partie de cet effectif ne sera pas mobilisable dans un éventuel assaut au Nigeria. L’assemblée nationale du Niger a donné son accord pour l’envoi de 750 hommes, effectif maximum d’après les spécialistes.
Cette force multinationale est appuyée, pour une meilleure coordination, par des officiers de liaison français, supposés faciliter dans le cadre de Barkhane la coordination interarmées. Ils apportent aussi un appui en renseignement aérien, notamment grâce aux drones de la base aérienne de Niamey, pour aider au guidage et au ciblage des frappes.
Côté Nigéria, c’est le grand flou. Le pays traîne des pieds, depuis le premier jour, dans ce projet de force internationale, rechignant à laisser pénétrer ses frontières. C’est à un modeste niveau, d’ambassadeur, qu’il s’est fait représenter aux deux décisives réunions de Niamey. Et finalement, on ignore tout de la volonté d’engagement de cette armée, jusqu’ici.
Les armées divisées
Ou plutôt, jusqu’à la funeste bavure du 18 février.
À se demander si cette bavure n’est pas volontaire. Car les jours précédant le bombardement d’Abadam ont été l’occasion d’échanges très agressifs entre les deux pays. L’affront est venu du Niger. Le ministre de la Défense, Mahamadou Karidjo, s’est laissé aller à critiquer la lâcheté de l’armée nigériane, disant que contrairement aux Nigérians, les soldats nigériens ne fuyaient pas devant l’adversaire.
Effectivement, de nombreux témoignages concordent sur des récits de soldats trouvant refuge au Niger avec des chargeurs complets, n’ayant jamais tiré une balle, ou, plus récemment, de policiers juchés jusque dans les arbres de Mainé Soroa pour échapper à Boko Haram.
Mais le Nigeria n’a pas apprécié la saillie. Le 13 février, le porte-parole de l’armée, général Chris Olukolade, a regretté le « commentaire irresponsable » de Mahamadou Karidjo : « nos soldats ont, avec correction et professionnalisme, respecté les frontières, contrairement à d’autres, réputés pour leur tendance au pillage, leur engagement mercenaire et leur compromission avec les terroristes pour vaincre la pauvreté dans leur pays. »
C’est dans ce contexte très tendu, sanctionné par une interruption de la communication dans la zone frontière entre autorités nigériennes et nigérianes, qu’est survenu le bombardement d’Abalam.
Une source proche de la Primature à Niamey précise d’ailleurs que les Tchadiens ne paraissent guère plus désireux de coopérer, gardant secret leur agenda d’intervention.
D’ailleurs, le président Idriss Déby, réclamant une minute de silence pour les soldats tombés dans la lutte contre Boko Haram, n’a pas daigné citer le Niger.
Une guerre des nerfs
Comment lutter contre Boko Haram sans la coopération de la première armée concernée et plus grande force de la région, alors même que l’insurrection s’est développée sur son territoire ? La tâche paraît impossible et plusieurs observateurs n’y croient pas, prédisant une guerre des nerfs plutôt qu’une véritable offensive.
Le Tchad, le Niger et le Cameroun ne pourront pas mobiliser plus d’hommes qu’ils n’en ont déjà sur le terrain. Ce terrain, justement, quand il s’agit du Nigeria, ils ne le maîtrisent pas. Mines, pièges, moyens anti-aériens, leurres : Boko Haram est riche en ressources.
En outre, pour le moment, la secte n’a mobilisé que peu de moyens aux frontières.
À Diffa, ce sont des enfants « crasseux » « en haillons », avec « une kalachnikov pour 3 », voire pour 8, qui ont été envoyés à l’assaut, aux cris de Allah W’Akbar, derrière un fantomatique marabout qui a semé la crainte dans les rangs nigériens. Des enfants bourrés d’amphétamines et portant des margouillats vivants sur le corps, en guise de talismans contre la mort. Pas de moyens lourds. Trois pick-up en tout et pour tout. Un obus « tiré de loin » de temps à autre.
La peur s’est répandue dans la ville, avec des attaques quasi simultanées contre les bâtiments officiels, la prison, la caserne, le dépôt de carburant. Un ennemi de l’intérieur surgi à Bosso, alors qu’on l’attendait de l’autre côté de la frontière. Et une femme kamikaze qui a déclenché elle-même une ceinture d’explosifs à la douane. (Les autres attaques kamikazes évoquées par les autorités ne sont pas avérées.)
Mais quand on y regarde de près, une impressionnante économie de moyens militaires et une débauche de chair à canon inexpérimentée.
L’armée nigérienne dépassée
Côté nigérien, le contraste est frappant. Entre des populations qui ont fui par dizaines de milliers la région, des soldats tout jeunes, issus des promotions 2013 et 2014, qui tremblent encore souvent au feu. Et un exécutif va-t’en guerre. « Le Niger sera le tombeau de Boko Haram », a affirmé, incroyablement fanfaron, le président Mahamadou Issoufou, surestimant son armée ou sous-estimant l’adversaire.
Pourtant, le Niger a fort à craindre d’une attaque de type militaire, ailleurs qu’à Diffa, où elle est attendue, ou d’une attaque asymétrique, campagne d’attentats suicides par exemple, dans la capitale. On compte près de 200 prisonniers de Boko Haram, vrais ou faux, dans les prisons. Des centaines de sympathisants de la secte, nigériens, sont installés un peu partout dans le pays, fondus dans la population.
Mais pour le moment, Boko Haram réserve ses vraies forces pour d’autres combats, ou d’autres heures.
Tandis qu’à Niamey, Zinder, Diffa, les jeunes soldats ont peur. Les femmes sont sommées de soulever leurs voiles, en cas de grosseur à la taille. Des hommes ou des adolescents qui refusent d’obtempérer ou qui s’enfuient sont abattus.
Il y a quelques jours, la fourgonnette du boulanger de la Présidence s’est fait tirer dessus au petit matin, en livrant le pain au Palais. La sentinelle a tiré 10 balles sur le passager avant. Certains disent qu’il est mort. Fausse alerte, évidemment.