Sur le plan sécuritaire, une coopération renforcée entre le Mali et l’Algérie apparaît plus nécessaire que jamais. A cet égard, le Comité mixte de coopération Mali-Algérie, une instance établie en 2005 pour faciliter les échanges, notamment en matière sécuritaire, entre les deux pays, pourrait servir de cadre pour une reprise du dialogue. Les deux pays, qui ont une si longue frontière commune, n’ont guère d’autres choix que de développer des mécanismes de coopération plus efficaces dans la lutte contre le terrorisme et pour la régulation des flux transfrontaliers.
Voici la note de synthèse de « Crisis Group » parue en avril qui revient sur les principales causes de cette crise si grave que « la menace d’une escalade militaire entre Alger et Bamako, écrivent ces experts, ne doit pas être sous-estimée »

Le 1er avril, le ministère algérien de la Défense a annoncé la destruction par son armée, dans la nuit du 31 mars au 1er avril, d’un « drone de reconnaissance armé » à proximité de Tin Zaouatine, une ville algérienne située sur la frontière entre le Mali et l’Algérie. Selon Alger, l’engin aurait pénétré le territoire algérien sur une distance de deux kilomètres, violant ainsi l’espace aérien du pays. Plus tard dans la soirée, l’état-major de l’armée malienne a indiqué qu’un de ses aéronefs s’était écrasé près de Tinzawatène, une ville jumelle de Tin Zaouatine située du côté malien de la frontière, et a dit lancer une enquête afin de faire la lumière sur l’incident.
Le 6 avril, à l’issue des premières conclusions de l’enquête, le gouvernement malien a dénoncé une action « hostile » et « préméditée » de l’Algérie. Bamako a précisé que cet incident avait empêché une frappe que le drone s’apprêtait à effectuer contre des groupes armés « ayant revendiqué des actes terroristes », y voyant là une preuve qu’Alger « parraine le terrorisme international ». Dans la foulée, un communiqué du collège des chefs d’Etat de la Confédération des Etats du Sahel (AES) – qui regroupe le Mali, le Burkina Faso et le Niger – a condamné un « acte d’hostilité » visant l’ensemble des pays de l’AES. De son côté, l’Algérie a rejeté les accusations du Mali et de ses alliés. Dans un communiqué publié le 7 avril, le ministère algérien des Affaires étrangères a affirmé que l’appareil abattu avait pris « une trajectoire offensive », ajoutant qu’il s’agissait de la troisième incursion d’un drone malien en territoire algérien depuis août 2024.
La région de Tinzawatène est connue pour être une zone de refuge pour les combattants du Front de libération de l’Azawad (FLA).
La région de Tinzawatène est connue pour être une zone de refuge pour les combattants du Front de libération de l’Azawad (FLA), une coalition de groupes séparatistes du nord du Mali signataires de l’accord d’Alger en 2015 et dont le principal bastion, la ville de Kidal, a été repris par l’armée malienne en novembre 2023. Dans les heures ayant suivi l’incident, le FLA avait d’ailleurs été le premier à revendiquer la destruction du drone, présenté comme appartenant à la « junte terroriste de Bamako », avant que l’Algérie ne confirme sa responsabilité dans ce tir.
L’affaire s’est rapidement muée en crise diplomatique. Le 6 avril, le Mali, le Niger et le Burkina Faso ont rappelé leurs ambassadeurs à Alger. Le lendemain, l’Algérie a riposté, retirant à son tour ses ambassadeurs en poste au Mali et au Niger, et différant l’entrée en poste de celui qui devait s’installer au Burkina Faso. Alger et Bamako ont par ailleurs fermé leurs espaces aériens respectifs. Le Mali s’est enfin retiré du Comité d’état-major conjoint (Cemoc), un mécanisme de coopération militaire regroupant l’Algérie, le Mali, la Mauritanie et le Niger. Mis en place en 2010 pour lutter contre le terrorisme, ce dispositif était cependant peu opérationnel depuis sa création.
Les tensions ont aussi gagné les populations des deux pays. Le 11 avril, plus d’un millier de personnes se sont rassemblées à Bamako et à travers le Mali pour protester contre ce qu’elles considèrent être une « agression de l’Algérie ». Sur les réseaux sociaux, les comptes soutenant l’un ou l’autre pays se livrent à une campagne agressive mêlant désinformation, surenchère nationaliste et, parfois, appels à la violence.
Pourquoi cette détérioration?

Le Mali et l’Algérie, qui partagent 1 400 kilomètres de frontière, se sont longtemps revendiqués « frères » de la lutte contre le colonisateur français. Leurs populations frontalières sont unies par de fortes attaches culturelles et économiques. Depuis les années 1990, l’Algérie a dirigé plusieurs médiations entre l’Etat malien et les rébellions du nord du Mali. La dernière en date a débouché sur la signature de l’accord de paix d’Alger en 2015. Enfin, les groupes jihadistes qui opèrent au Mali depuis les années 2000 sont issus de la matrice algérienne et conservent, jusqu’à aujourd’hui, des liens avec al-Qaeda au Maghreb islamique, dont le commandement est basé en Algérie.
Mais depuis deux ans, les relations entre les deux voisins se sont détériorées de façon préoccupante. La mise en œuvre de l’accord d’Alger a, tout d’abord, alimenté les tensions. Les autorités algériennes ont longtemps reproché à Bamako son manque d’engagement et la lenteur dans l’application de certaines dispositions clés de l’accord de paix, notamment celles portant sur la gouvernance, le développement économique et l’intégration des anciens rebelles au sein de l’armée régulière. Alger estimait en effet que l’accord avait été dument négocié et signé à la fois par le gouvernement et par plusieurs groupes politico-militaires maliens, sous l’égide d’une médiation internationale réunissant plusieurs Etats et organisations, dont le Nigeria, le Tchad, l’Union africaine (UA) et l’Union européenne. A l’inverse, Bamako considérait qu’Alger et les autres acteurs de la médiation internationale avaient imposé aux autorités maliennes le contenu de l’accord sans leur laisser de véritables marges de négociation.
Dès 2019, le gouvernement de l’ancien président Ibrahim Boubacar Keïta avait ouvert la perspective d’une révision de l’accord à travers l’organisation d’un dialogue national, considérant qu’il bénéficiait davantage aux groupes armés séparatistes qu’à l’Etat malien. Ces divergences se sont accentuées avec l’arrivée au pouvoir de militaires en 2021 après un double coup d’Etat, et plus encore après novembre 2023, lorsque les Forces armées maliennes (Fama), avec l’appui des paramilitaires russes du groupe Wagner, ont repris la ville de Kidal.
Ce dernier événement a non seulement conduit au retrait du Mali de l’accord de paix d’Alger en janvier 2024, mais il a aussi mis en lumière deux visions divergentes du règlement de la crise malienne. Depuis 2021, Bamako défend le principe de « solutions endogènes » à la crise que traverse le pays et entend se libérer de l’influence d’acteurs étrangers ou multilatéraux. A partir de la fin 2023, les autorités maliennes ont opéré un tournant en qualifiant de « terroristes » tous les groupes armés qui s’opposent à l’Etat, qu’ils soient séparatistes ou jihadistes, mettant dès lors fin aux discussions officielles avec une partie de ces groupes. De son côté, Alger estime au contraire que la résolution de la crise malienne doit passer par une solution politique, et fait une distinction entre les mouvements séparatistes signataires de l’accord et les groupes jihadistes. A ce titre, l’Algérie accueille sur son sol plusieurs personnalités maliennes qu’elle juge indispensables à la reprise du dialogue et à la mise en place d’une solution politique durable au conflit malien. Il s’agit, entre autres, d’Alghabass Ag Intalla, membre influent du FLA, et de l’imam Mahmoud Dicko, partisan convaincu du dialogue avec les groupes armés et considéré comme un opposant au pouvoir en place à Bamako.

A Bamako, de nombreux militants politiques et associatifs influents accusent, en public ou en privé, l’Algérie d’entretenir l’instabilité au Mali.
La présence de ces figures politiques maliennes en Algérie constitue une autre source de tensions. Les autorités maliennes y voient un acte hostile, assimilable à un soutien d’Alger à des forces d’opposition ou à des groupes « terroristes ». A Bamako, de nombreux militants politiques et associatifs influents accusent, en public ou en privé, l’Algérie d’entretenir l’instabilité au Mali. Selon eux, Alger se serait débarrassé de son problème terroriste en repoussant, à la fin des années 1990, les groupes jihadistes vers le nord du Mali et plus largement au Sahel. Ils estiment qu’Alger continuerait même d’instrumentaliser les liens conservés avec une partie de ces groupes armés pour se poser en médiateur et maintenir ainsi son statut de puissance régionale. A leurs yeux, l’échec des multiples processus de paix relève avant tout de l’ingérence extérieure de l’Algérie, qu’ils comparent à celle de l’ex-colonisateur français.
De son côté, l’Algérie, qui aurait pu profiter du retrait français du Sahel, avec la fin officielle de l’opération Barkhane en novembre 2022, pour jouer un rôle de pivot régional, semble plutôt sur la voie de la marginalisation. D’abord, l’architecture sécuritaire mise en place par le Mali avec ses nouveaux alliés – la Russie et les membres de l’AES – fait d’Alger un acteur moins indispensable sur le plan de la coopération militaire. Le gouvernement algérien s’agace aussi de la présence de forces militaires étrangères – françaises hier, russes aujourd’hui – à proximité de ses frontières, qu’il voit comme une menace directe pour sa sécurité nationale. Enfin, la reprise des hostilités entre les Fama et les groupes séparatistes, outre les exactions qu’elle engendre contre les civils, accroît le risque d’un afflux important de réfugiés maliens vers l’Algérie et réduit le rôle politique potentiel de ce pays, qui était jusqu’alors parvenu à s’imposer comme médiateur naturel des conflits armés maliens.
Alger fait, par ailleurs, face à la concurrence d’autres puissances. Plusieurs diplomates et journalistes algériens mettent en cause en effet l’influence du Maroc sur les autorités maliennes. Ils comparent les accusations répétées de Bamako contre l’Algérie, soupçonnée de soutenir le jihadisme, aux propos de certains médias marocains qui qualifient la Kabylie algérienne de « région occupée ». Selon eux, l’évolution du discours malien reflète l’influence accrue de Rabat sur les autorités maliennes de transition, alors que la coopération sécuritaire entre les deux pays s’est intensifiée, comme en témoigne la tenue, en février 2025 à Bamako, de la première réunion de la commission militaire mixte entre le Mali et le Maroc.
Bien que la question des relations avec le Maroc soit rarement abordée en public au Mali, elle est centrale en Algérie, où nombre d’analystes estiment qu’Alger est en train de perdre de son influence au Sahel. Dans le même temps, outre le Maroc, d’autres puissances comme la Turquie et l’Iran voient leur rôle grandir dans la région, tout particulièrement dans les secteurs économique, religieux (notamment à travers les confréries musulmanes) et militaire. La Turquie, par exemple, est devenue le principal fournisseur de drones de l’armée malienne.
Les conséquences de la crise entre Alger et Bamako
La menace d’une escalade militaire entre Alger et Bamako ne doit pas être sous-estimée si les fortes tensions diplomatiques actuelles persistent et conduisent à une rupture du dialogue entre les deux pays. Alors que les Fama poursuivent leurs opérations contre les groupes armés dans le nord du Mali, notamment par le biais des frappes de drones, l’absence de mécanismes de coordination entre les deux pays accroît le risque d’incidents transfrontaliers. Cette situation peut conduire à des violations territoriales à la frontière ou à des frappes accidentelles touchant des civils ou des militaires qui circulent dans ces régions. En juillet 2024, lors d’une confrontation avec les groupes armés du FLA, des frappes attribuées aux Fama auraient ainsi causé la mort de plusieurs civils, parmi lesquels des orpailleurs nigériens, tchadiens et soudanais.
En outre, la détérioration des relations entre Bamako et Alger réduit un peu plus la perspective (déjà faible) d’une relance du dialogue politique entre les autorités maliennes et les représentants du FLA, éloignant plus largement les chances d’une stabilisation durable du Mali. Compte tenu de son rôle historique dans les différents processus de paix, l’Algérie disposait jusqu’ici d’une capacité d’influence réelle sur plusieurs groupes séparatistes opérant au nord du pays. En se retirant de l’accord négocié par Alger, et en accusant ouvertement l’Algérie de soutenir le terrorisme, Bamako ferme la porte à une reprise du dialogue avec un médiateur disposant de leviers importants. Cette situation pourrait mener à la radicalisation de certaines factions armées séparatistes qui, faute d’option politique, pourraient s’allier aux groupes jihadistes ou recourir à des tactiques militaires exposant davantage les civils, en utilisant par exemple des engins explosifs improvisés.
Enfin, la crispation actuelle entre Alger et Bamako intervient dans un contexte de fragmentation politique croissante des espaces ouest-africain et maghrébin, exacerbée par les différends entre l’AES et la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) et par le regain de tensions entre le Maroc et l’Algérie. Ces divisions ne sont bonnes pour personne – sauf, peut-être, pour les groupes jihadistes qui pourraient tirer parti de l’affaiblissement des mécanismes de coordination politique et sécuritaire entre les Etats pour s’étendre ou se renforcer, menaçant encore davantage la stabilité de l’ensemble de la région.
Comment faire baisser les tensions ?
Qu’il s’agisse de lutte contre le terrorisme, de développement économique, de gestion des flux transfrontaliers ou de politique d’assistance humanitaire aux populations déplacées, Alger et Bamako ont trop de dossiers en commun pour se tourner le dos durablement. Ces intérêts mutuels rappellent que, malgré les tensions actuelles, la diplomatie reste le levier le plus réaliste pour éviter une rupture prolongée aux conséquences régionales potentiellement désastreuses.
Il revient aux dirigeants des deux pays de faire preuve de raison et de rétablir un dialogue direct plutôt que de s’enliser dans un échange public d’accusations et d’invectives qui ajoutent aux tensions frontalières, dont la destruction d’un drone malien est pour le moment l’exemple le plus grave. Bamako devrait reconnaître que l’Algérie n’agit pas uniquement en tant que puissance étrangère extérieure mais a aussi un intérêt important à voir leur espace transfrontalier commun stabilisé. De son côté, Alger gagnerait à revoir son approche qui, par le passé, a souvent été perçue par Bamako comme lui étant imposée, d’autant que le gouvernement malien est aujourd’hui déterminé à reprendre le contrôle des actions de l’Etat sur son territoire.
Au vu des tensions actuelles, et malgré la rhétorique souverainiste qui anime les deux régimes, souvent méfiants à l’égard des interférences étrangères, le recours à un facilitateur pourrait s’avérer indispensable pour initier une détente et comme préalable à un dialogue direct entre Alger et Bamako. En raison du retrait des pays de l’AES de la Cedeao et des frictions persistantes entre ces deux organisations, l’Union Africaine apparaît bien placée pour porter une telle démarche. Le président angolais João Lourenço, en sa qualité de président en exercice de l’UA, devrait rapidement se saisir du dossier et désigner un facilitateur de haut niveau.
L’Afrique du Sud […] pourrait […] jouer un rôle important, du fait des relations équilibrées entretenues de longue date par Pretoria tant avec Alger qu’avec Bamako.
Pour cela, l’UA pourrait se tourner en priorité vers le Ghana et l’Afrique du Sud. Depuis son entrée en fonction en janvier 2025, John Mahama Dramani, le président ghanéen, a multiplié les gestes d’ouverture à l’égard des pays de l’AES, en les conviant à sa cérémonie d’investiture et en nommant un envoyé spécial dédié à cette région. Enfin, il a effectué, en mars 2025, une tournée dans les pays de l’AES, soulignant une volonté d’établir des relations positives et apaisées avec ses voisins sahéliens. L’Afrique du Sud, quant à elle, pourrait également jouer un rôle important, du fait des relations équilibrées entretenues de longue date par Pretoria tant avec Alger qu’avec Bamako. Pretoria bénéficie aussi d’un héritage d’engagement panafricain, susceptible de trouver un écho favorable auprès des dirigeants algériens et maliens. L’implication d’un représentant ghanéen ou sud-africain permettrait d’instaurer un cadre crédible et impartial, à bonne distance des dynamiques régionales conflictuelles, offrant ainsi des conditions favorables à un dialogue constructif.
Dans cette perspective, les partenaires extérieurs disposant d’une influence avérée auprès de Bamako et d’Alger, comme la Russie, et/ou d’une forte expérience en matière de médiation internationale, comme le Qatar, pourraient mettre leur poids politique au service de ces efforts africains. L’engagement de ces acteurs renforcerait la crédibilité du processus et constituerait une preuve supplémentaire de leur attachement à la mise en place de solutions africaines aux problèmes africains.