Comment Boko Haram forme ses adeptes aux attaques armées

La double attaque de Boko Haram contre l’armée tchadienne (près de 100 morts) et celle du Nigeria (plus de 70 morts) donne une actualité évidente au livre « Voyage au coeur de Boko Haram » de Seidik Abba et de Mahamadou Lawaly Dan Dano (Editions L’Harmattan).

Ce texte passionnant livre les témoignages que des repentis qui expliquent comment la secte assure une solide formation militaire à ses combattants. Ils décrivent aussi la stratégie d’attaques du mouvement contre les casernes des armées régulières.  

Voici le chapitre 2 de ce livre qui peut aider à décrypter ce qui s’est passé, hélas, sur l’ile de Bohoma au Tchad et dans le nord-ouest du Nigeria.

« Aussi surprenant que cela puisse paraître, le statut le plus valorisant dans les rangs de Boko Haram n’est pas celui d’érudit du Coran ou de disciple modèle des études coraniques. Ici, on vénère surtout le fantassin qui participe à de batailles sanglantes et peut ramener de juteux butins de guerre. Signe de l’importance accordée à cette dimension guerrière, Boko Haram compte dans le lit du Lac Tchad plus de centres d’instruction au maniement d’armes individuelles et collectives que d’écoles coraniques.

Autre grande révélation des récits qui sont retranscrits: le mouvement djihadiste n’accorde pas de grande importance à récupérer les corps de ses éléments morts aux combats.

Modou Karreyya : « Je suis un fantassin qui a tué de sang-froid et qui n’a pas la religion pour business ».

Certains des repentis accueillis dans le Centre spécialisé de Goudoumaria assument avoir pris part activement à des attaques sanglantes. Ils mettent généralement cette attitude sur le compte de l’erreur, en proposant, pour ce qui les concerne, de regarder plutôt vers l’avenir.

« Dès mon arrivée dans les rangs de Boko Haram, j’ai rejoint une unité combattante ; la religion n’était pas mon business. Chaque attaque à laquelle j’ai pris part était précédée d’un rassemblement. Dans le cas d’une opération contre une caserne de l’armée, le commandant précise les angles d’attaque, mais insiste aussi pour qu’une issue soit laissée pour que les soldats puissent déserter. En effet, ce n’est pas dans notre intérêt qu’ils restent poursuivre le combat. Ce premier briefing est assuré par le commandant opérationnel. Sur le trajet menant à la cible, on marque au moins trois arrêts organisés sous des arbres. Les chefs galvanisent les combattants. Une fois, la cible à portée de fusils, le chef du commando passe devant pour donner le signal à travers une première rafale. Ses sous-commandants se mettent à l’arrière pour empêcher que ceux des combattants qui ont pris peur ne reculent sous le feu de l’ennemi. On entend les chefs dire : n’ayez aucune crainte des balles ; craignez seulement Dieu ; vous irez tout droit au paradis en mourant ici. En cas de résistance acharnée du camp d’en face et lorsque le rapport de forces nous est de toute évidence défavorable, on prend la fuite. Par contre, en cas de victoire, on s’éparpille dans la ville conquise.

Chaque combattant prend ce qu’il peut prendre. Plus tard, on se rassemble à nouveau avec les biens pillés : le butin de guerre est alors entassé dans une voiture sous haute protection. Une autre partie des combattants sécurise la ville conquise pour empêcher toute riposte de l’armée régulière. Jusqu’à une date récente, le butin de guerre était directement apporté à Shekau[1] lui-même qui le scinde habituellement en trois parties achète une partie du butin en remettant l’argent aux commandants qui répartissent, à leur tour, cette somme entre les combattants qui ont participé à l’attaque. Les véhicules pris aux armées nationales sont également rachetés puis remis aux commandants. À son arrivée dans le lit du Lac Tchad, Maman Nur[2] a rapidement changé la pratique. Il a imposé moins de brutalité envers les populations civiles, plus d’efforts dans la production agricole et la pêche afin que BokoHaram s’auto-nourrisse. Après plus de 18 mois dans les rangs du mouvement, j’ai été gagné par la lassitude et j’ai prévenu un parent proche qui vit à N’guigmi que j’allais revenir au bercail. Sans que je sache comment, l’information sur mon projet de désertion s’est ébruitée, j’ai alors été placé sous une étroite surveillance par les chefs. J’ai fait profil bas jusqu’à ce que baisse la vigilance de ceux qui me surveillaient. Le hasard faisant bien les choses, j’ai appris au même moment, grâce à des échanges téléphoniques, que le gouvernement nigérien venait de lancer le programme repentir contre pardon. En écoutant la radio, on a pu apprendre que ceux qui revenaient étaient bien traités. Dès lors, notre décision de nous enfuir était prise. Ce qui ne fut pas très difficile à réaliser. Comme nous connaissions très bien le chemin, on a pris par Gamgara [petite ville du Nigeria, sur la frontière avec le Niger] pour arriver jusqu’aux alentours de Bosso. Là, on a pu obtenir le numéro du chef de canton de Bosso et le joindre au téléphone. Nous lui avons dit que nous étions les combattants dont l’arrivée avait été annoncée. Les chefs de canton et le préfet de Bosso sont arrivés pour nous récupérer et nous conduire ensuite au commissariat de police de Diffa. Bien plus tard, je suis arrivé ici à Goudoumaria qui abrite le Centre d’accueil et de réinsertion sociale des repentis de Boko Haram. On souhaite désormais regagner nos familles et vivre tranquillement après cette aventure. Certains de mes parents sont à N’Guigmi, d’autres à Garin Wanzam. Je suis sûr que je serai accepté par les miens, malgré ce que j’ai pu faire ».

Abba Brah : « Je me suis rendu aux autorités nigériennes mon arme de combattant de BokoHaram à la main ».

À Goudoumaria, les partisans de Shekau et ceux de l’aile rivale formée par le binôme Al-Barnawi/Nur [avant l’exécution de celui-ci] se côtoient et s’acceptent. Tous racontent des rivalités fratricides sanglantes tout aussi meurtrières que les escarmouches avec les armées régulières.

« J’ai participé directement à trois batailles sanglantes de Boko Haram sous le commandement de Mohamed le Tchadien. C’est lui qui nous enjoignait d’attaquer tel endroit puis tel autre endroit. Avec Shekau, on ne reculait jamais devant l’adversaire. Après la mort de Mohamed le Tchadien, j’ai participé à la bataille de Mongounou [nord-est du Nigeria, non loin de la frontière avec le Niger]. J’ai ensuite participé à la bataille de Karetou, au Nigeria et à celle de Kangarwa. Lors de cette dernière opération, on a subi une lourde défaite. Par contre, la bataille de Karetou fut un franc succès militaire. Outre nos affrontements avec les armées du Niger et du Nigeria, nous avons dû faire face aux hostilités de la tendance Al Barnawi/Maman Nur. Nous étions mobilisés dans cette guerre interne entre les deux ailes lorsqu’un de mes parents m’a appelé pour me dire que le Niger venait de lancer le programme repentir contre pardon. J’ai saisi la balle au bond pour m’enfuir. Je me suis rendu aux autorités avec mon arme de combattant de Boko Haram. Grâce aux efforts du chef de Toumour, j’ai rejoint le centre de transit de repentis de Diffa avant d’être transféré ici à Goudoumaria. J’ai tourné la page de mes années dans Boko Haram et suis prêt à travailler contre eux, y compris pour l’armée nigérienne ».

Au Niger, Boko Haram ne tue pas seulement des personnes : la secte assassine aussi l’espoir de centaines de milliers d’enfants.

Ali Mélé : « On peut aider l’armée nigérienne en lui montrant la meilleure voie pour vaincre Boko     Haram ».

Comme dans toute guerre asymétrique, la lutte contre Boko Haram est difficile et couteuse en vies humaines pour les armées régulières.

C’est une situation paradoxale : alors que plusieurs ex-combattants se disent prêts à aider les forces de défense et de sécurité, leur offre de services n’a pas reçu de suite appropriée. Ils ont certes subi l’interrogatoire de personnalité effectuée par la police nationale à leur arrivée. Mais sans plus. Ils connaissent pourtant les méthodes et même les caches d’armes de la secte, notamment dans le lit du Lac Tchad.

« J’ai adhéré volontairement à Boko Haram. Les combattants du mouvement étaient venus dans mon village tenir un prêche très convaincant. J’ai immédiatement été enrôlé. J’ai été affecté comme combattant à Mallam Fatori[3]. J’ai à mon actif six batailles sanglantes tant au Niger qu’au Nigeria. Mes toutes premières batailles furent Crénoua, près de Maïduguri, au Nigeria ; Kangarwa, au Nigeria toujours ; Melewa, près de Gueskerou, au Niger. J’ai incendié des voitures, tuer des gens pendant ces batailles. Sous la conduite de notre commandant Goni Ari, on a contraint l’armée nigériane à la fuite lors de ma troisième bataille, près de Maïduguri. Nous étions complètement possédés, quand on montait au front. Notre commandant nous galvanisait en criant : allez-y au feu, ne craignez pas la mort. Et effectivement, on ne craignait rien. À Gashagar, on a mis l’armée nigériane en déroute et on a récupéré tout le matériel qu’elle a abandonné. L’ensemble de ce matériel militaire sophistiqué a été convoyé dans le lit du Lac Tchad et mis entre les mains d’Aboucar Maïnok. La sixième bataille à laquelle j’ai participé fut celle de Tam[4], près de Maïné-Soroa. On a été défaits par l’armée nigérienne et on a dû prendre la poudre d’escampette. Ensuite, j’ai participé, sous les ordres des commandants Ari et Ousmane, à la bataille de Ngagam. Nous étions à bord de cinq véhicules lourdement armés. Ce qui n’a laissé aucune chance à la position tenue par la gendarmerie nationale du Niger. On connait dans les détails les modes opératoires, les techniques de Boko Haram et même ses caches d’armes et de matériel. On peut donc aider l’armée nigérienne en lui donnant quelques astuces. Pour ma part, de guerre lasse, j’ai fini par ne plus avoir envie de continuer ce chemin-là. J’ai donc décidé de me rendre aux gendarmes à Maïné-Soroa. Ils m’ont ensuite transféré à Diffa où j’ai été intégré au programme repentir contre pardon ».

Boulama Bagalé : « On ne récupère les corps des nôtres tombés aux combats qu’en cas de victoire militaire »

Il faut sans doute l’avoir directement vécu de l’intérieur pour le savoir : Boko Haram n’a pas beaucoup de considération pour les corps de ses combattants morts aux combats et ses chefs sont les premiers à prendre la poudre d’escampette lorsque la bataille tourne mal.

« Je le dis en toute sincérité : Boko Haram est arrivé dans mon village à Boula Biri, sur la Komadougou- Yobé. Ils ont fait un prêche et j’ai été immédiatement converti. Je suis un combattant de base qui a participé à six batailles sanglantes au Niger et au Nigeria. On sait être sans pitié, envers nous-mêmes. Lors des briefings qui précèdent les attaques, on nous dit : quand un de vos camarades tombe sur le front devant vous, prenez seulement ses effets, dont son arme, ne faites pas attention à son corps. On nous dit également de ne jamais avoir peur, nous sommes les soldats de Dieu. On ne récupère les corps des nôtres qu’en cas de victoires militaires. Dans le cas contraire, on les abandonne à leur sort. Tout le butin de guerre est remis au caïd, qui est lui-même sous l’autorité du Fia. Au Niger, j’ai attaqué Ngagam une fois et Gueskérou deux fois. C’est une question de stratégie de combat : on ne dit jamais aux combattants que nous irons attaquer Ngagam par exemple. Au mieux, en partant du Nigeria, on peut dire que la cible se trouve au Niger. Lors de la bataille de Ngagam à laquelle j’ai participé, on a pris le dessus sur la position de l’armée. On a alors pu récupérer une importante quantité d’armes et de munitions. Ce butin de guerre a été convoyé dans le lit du Lac. Exactement à l’endroit où nous avons enterré une bonne partie du matériel de guerre pris aux armées régulières. L’armée nigérienne a réussi à détruire une partie du matériel que nous avons enlevé grâce à des bombardements aériens. Lors de la bataille de Gueskérou, j’ai été blessé au pied et je porte aujourd’hui encore les séquelles de cette blessure.

L’engagement dans Boko Haram fut une grave désillusion pour moi. Non seulement je n’ai pas reçu les soins appropriés après ma blessure, mais j’ai découvert que les chefs ne voulaient pas prendre de risques pour leur vie. Ils préféraient nous envoyer au contact du feu et ils étaient les premiers à replier quand sonne la déroute. Progressivement, j’ai perdu foi dans ce que je faisais dans les rangs de Boko Haram. J’étais dans cet état d’esprit lorsque j’ai appris que le gouvernement du Niger venait de lancer le programme repentir contre pardon. J’ai donc saisi la balle au bond et je me suis enfui. Je suis d’abord arrivé dans le village de Djallori, sur la frontière entre le Niger et le Nigeria. J’ai ensuite continué à Bosso pour me présenter aux autorités. Mon père vit actuellement à Toumour alors qu’une autre partie de ma famille s’est installée à Diffa. Je ne sais pas comment tout ce monde va m’accueillir si je venais à sortir de ce centre pour repentis de Goudoumaria. Serais-je le bienvenu ? Serais-je ostracisé ? Ces questions hantent quelques fois mon sommeil ».

Alhadji Moussa :« J’ai appris à monter et démonter des AK 47 dans les rangs de Boko Haram »

Dans le lit du Lac Tchad, Boko Haram dispose, sur plusieurs îles, des centres d’instruction militaire. Les nouvelles recrues y sont accueillies pour apprendre le maniement des armes individuelles ou collectives. Portée par des méthodes rigides, la formation militaire ne met pas la secte à l’abri de cuisantes défaites.

« Depuis plus de sept ans, je quitte chaque année momentanément Mallam Fatori, au Nigeria, pour m’installer à Jellouam, dans le lit du Lac Tchad où se trouve mon champ. C’est là que mes amis étaient venus me chercher pour m’enrôler dans les rangs de Boko Haram. Au début, ils effectuaient des va-et-vient en me racontant leur changement de vie. Ils ont insisté pour me convaincre en expliquant qu’avec Boko Haram j’ai la garantie de gagner plus d’argent qu’en cultivant la terre. Dans les rangs du mouvement, j’ai d’abord passé deux années sur l’île de Fe Ndondi[5]. Mais c’est sur l’île de ToumbounJacki[6] que j’ai reçu ma formation militaire. Il y a là des endroits aménagés spécifiquement pour la formation de nouvelles recrues. Mon instructeur militaire s’appelait Baana. Un homme sévère et rigide. Nous avons été initiés aux armes individuelles et aux automitrailleuses. Pour moi, un fusil de type AK 47 n’a aucun secret : je peux le mettre en pièces et le remonter.

Mieux que cela, on nous apprenait surtout à le démonter et le remonter en un temps record. L’instructeur donnait le top chrono et on se mettait à démonter et remonter nos armes. Gare aux derniers de l’exercice ! C’était une vraie instruction militaire : on faisait régulièrement des séances de tirs à balles réelles. Chaque combattant avait devant lui une cible qu’il devait atteindre. Chaque cartouche tirée à côté de la cible entraînait dix coups de fouet pour la recrue. On s’appliquait beaucoup pour échapper aux sanctions. Juste à la fin de ma formation, j’ai été mobilisé pour mener ma première attaque contre Gashagar sous les ordres de Goni Ari. J’ai ensuite participé à la bataille de Kangarwa.

Certaines des batailles furent très difficiles. J’ai perdu des camarades, surtout parmi ceux qui venaient de sortir de la formation militaire. J’ai aussi tué des gens. Un jour, j’ai fait mon examen de conscience et je me suis aperçu que je n’avais pas, au bout de deux ans, gagné la fortune qui m’avait été promise et qui était la seule motivation de mon engagement. J’ai donc commencé à réfléchir à ma désertion. Quand j’ai appris que le Niger accueillait des repentis à bras ouverts, j’ai décidé de saisir ma chance. Toutefois, je butais sur la manière et le moment de partir. Un jour, j’ai été chargé d’une mission tout seul d’un Toumboun à un autre et j’ai profité pour m’enfuir et me rendre aux autorités nigériennes ».


[1] Abubakar Shekau a succédé, comme chef de la secte, en 2009 à Mohammed Yusuf son fondateur exécuté sommairement par l’armée nigériane après son arrestation.

[2] Autre figure emblématique de Boko Haram, Maman Nur forme, avec Al-Barnawi, l’aile du mouvement qui a fait scission avec Shekau pour se réfugier dans le lit du Lac Tchad.

[3]  Située à environ 1,5 km de Bosso, au Niger, Mallam Fatori est la principale ville-garnison du Nigeria, sur la frontière commune entre les deux pays.

[4] Tam est un petit village près de Maïné-Sora, à environ 1300 km au sud-est de Niamey, sur les rives de la Komadougou Yobé, cours d’eau servant de frontière naturelle entre le Niger et le Nigeria.

[5]  En langue kanouri, Fe Ndondi veut dire la vache malade. La plupart de petites îles du lit du Lac Tchad portent le nom d’un animal ou d’un produit alimentaire.

[6] Toumboun Jacki est une expression en langue haussa qui veut dire l’île de l’âne.