Comment Emmanuel Macron, le plus jeune président de la Vème République, a-t-il pu collectionner autant de casseroles depuis sa première élection en 2017 ? Dans Emmanuel au Sahel. Itinéraire d’une défaite, la journaliste Leslie Varenne livre un portrait accablant de ce « président qui ne sait pas qu’il ne sait pas »
Dans ce livre au ton incisif mais toujours nuancé où les juntes sont traitées dans leur singularité et où l’expertise de l’armée française est saluée, cette passionnée de l’Afrique cherche à comprendre comment le Sahel va apprendre désormais à vivre sans la tutelle de la France.
Puisé aux meilleures sources, ce livre décrit sans concession les bilans des juntes militaires au Niger, Mali, Burkina, Tchad et Guinée depuis qu’elles sont parvenues au pouvoir. Une première.
Nous livrons les bonnes feuilles de ce livre utile, voire indispensable, pour tout lecteur aussi curieux de l’Afrique que de l’Ukraine et de Gaza. Les photos, les légendes et les titres sont de la rédaction de Mondafrique. Extraits.
La défaite politique de la France au Niger illustre la méthode Macron. Décider seul, tenir, quoi qu’il en coûte, contre tous, contre l’histoire, contre vents et marées, contre les évidences. Puis, finir par jeter l’éponge et faire comme si rien ne s’était passé ; comme si les soldats cloîtrés et l’ambassadeur claquemuré n’avaient jamais existé ; comme si les militaires français n’avaient pas été contraints de partir. Le président français se retourne rarement sur ses échecs, le franc CFA, Takuba, le new deal, le Mali, etc. Néanmoins, pour les événements d’août 2023, il a fait une exception pour louer sa perspicacité: «En Afrique, les reconfigurations que j’avais décidées en février 2023 ont vu leur nécessité confirmée par le putsch de cet été au Niger », a-t-il déclaré lors de ses derniers vœux aux armées
En réalité, les réflexions autour des remodelages, redimensionnements dans les pays où la France est encore présente militairement – au Gabon, au Sénégal, en Côte d’Ivoire, au Tchad et à Djibouti – ce dernier pays est épargné par cette reconfiguration – ont commencé en novembre 2022. Un an et demi plus tard, sœur Anne ne voit toujours rien venir. Ce sont les mêmes questions, le même manque de cap, de vision. Le 6 février 2024, le président français a créé un nouveau poste, celui d’envoyé personnel en Afrique. En agissant ainsi Emmanuel Macron s’inscrit une nouvelle fois dans une démarche solitaire et en première ligne.
Était-ce nécessaire ? Est-ce pertinent ? L’heureux élu se nomme Jean-Marie Bockel, ancien ministre de la Coopération de Nicolas Sarkozy, qui fut remercié à l’époque pour avoir dénoncé la «Françafrique». Quelles que soient les qualités de cet ancien sénateur, qui a perdu un fils lors de l’opération Barkhane au Mali, que pourra-t-il faire sans boussole ? En outre, cette nomination ignore une fois encore le Quai d’Orsay, et quid du rôle du nouveau conseiller Afrique de l’Élysée, Jérémie Robert, entré en fonction en janvier 2024? Ce poste sera resté vacant six mois, il est vrai qu’il n’y avait pas urgence ! Selon la feuille de route élyséenne157, Jean-Marie Bockel dispose de dix-huit mois pour revoir « les formats », « les modalités d’action » en partenariat avec les pays africains concernés, et pour rendre sa copie. Au Sahel, les événements se précipitent en mode turbo comme jamais dans l’histoire de cette région. Au rythme de ces changements, un an et demi, c’est une éternité…
Au Mali, au Burkina Faso et au Niger, tous les ponts avec Paris ont été coupés. De mesures de rétorsion suivies de mesures de réciprocité, il n’y a plus d’ambassadeur dans aucun de ces trois pays, plus de coopération, et même plus de vol Air France. Dans ces trois États, pour la première fois depuis la colonisation, l’Élysée doit se contenter de regarder la caravane de l’histoire passer.
Le coup d’État au Niger a également modifié les rapports de force dans le Sahel. En septembre 2023, les trois juntes de Niamey, Bamako et Ouagadougou ont créé un front politicomilitaire: l’Alliance des États du Sahel (AES), censé symboliser leur solidarité et leur unité dans la lutte contre les djihadistes. Puis, elles ont créé une force conjointe, une sorte de G5 Sahel à trois, sans les financements européens, mais également sans les contraintes et les pesanteurs administratives.
Le Mali a été le premier à sortir du G5, en mai 2022, suivi ensuite par le Burkina Faso et le Niger. Après le départ de Barkhane, les autorités de Bamako ont méthodiquement détricoté tous les outils concoctés par la France depuis 2013. Un an après leur sortie du G5 Sahel, ils ont demandé et obtenu le départ de la Minusma, qui a plié bagage à la fin de l’année 2023. Dans la foulée, la mission de formation de l’Union européenne, EUTM, s’est, elle aussi, retirée. Pour mener leur guerre contre les djihadistes, les Maliens ne comptent plus que sur les 1500 à 2000 mercenaires de Wagner. Bamako a acquis du matériel russe, chinois, turc, des avions et des drones. Ces vecteurs aériens ont été un véritable «game changer», pour employer, une fois n’est pas coutume, un anglicisme à la mode. Pour la première fois depuis le début de la guerre, ils maîtrisent leur ciel.
Fortes de ces moyens conjugués, les autorités n’ont pas privilégié le dialogue, ni avec les djihadistes ni avec les groupes rebelles touareg et alliés. Elles ont opté pour la seule option militaire. L’armée a réussi à reprendre toutes les bases laissées vacantes par la mission des Nations unies, y compris celles du Nord, disputées à la fois par le JNIM, le groupe de Iyad Ag Ghali, et la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA). En novembre 2023, grâce à Wagner et à sa supériorité aérienne qui ont dissuadé l’ennemi, avec une aide modeste mais réelle des Nigériens et des Burkinabè, elle a repris, sans combattre, le bastion de Kidal, contrôlé par les rebelles touareg depuis 2014. Une victoire en forme de revanche éminemment symbolique.
Le Burkina, maillon faible
Le Burkina Faso n’engrange, lui, aucun succès. Il apparaît comme le maillon faible de cette nouvelle alliance. Nonobstant l’aide que l’AES lui apporte dans la région des « trois frontières », ce pays vit une tragédie. Les attaques du JNIM et de l’État islamique s’enchaînent. Malgré les dénégations des autorités qui minimisent les pertes et les échecs sur le front, le nombre de morts civils et militaires atteint des sommets jamais égalés en sept années de guerre. Ibrahim Traoré a échoué à unir une armée exsangue, démotivée et malmenée. Et la descente aux enfers se poursuit. Le possible effondrement de ce pays impacterait tous les pays côtiers, notamment le Bénin, avec la création d’un corridor non contrôlé de l’Atlantique à la Méditerranée.
Autre pays, autre constat.
Malgré leur front commun, essentialiser ces juntes serait une erreur. Leur histoire, leur armée, leur culture présentent de nombreuses différences. Depuis le coup d’État au Niger, la plupart des médias ont décrit une situation sécuritaire dégradée dans ce pays. Comme toujours, la réalité est plus complexe. Les attaques de l’État islamique dans la zone des « trois frontières» ont effectivement repris après le putsch, pour autant cela n’est pas lié à l’arrêt des opérations militaires françaises. Dès son arrivée au pouvoir en 2021, Mohamed Bazoum a entrepris des négociations avec l’État islamique. Sans qu’aucune précision n’ait été fournie sur les conditions du compromis, le président du Niger s’était néanmoins exprimé sur le sujet, reconnaissant «une main tendue » aux jeunes enrôlés dans ce groupe. Officiellement, il avait admis la libération de sept djihadistes emprisonnés à Niamey ; officieusement, ils seraient beaucoup plus nombreux.
Par conséquent, à partir de l’été 2022, ces djihadistes n’ont plus livré de batailles sur le sol nigérien. En revanche, ils ont redoublé leurs coups contre le Mali. Le putsch a sonné la fin de l’accord et les assauts contre le Niger ont repris de plus belle. Emmanuel Macron n’avait, cette fois, pas imposé de veto à ces négociations, le président nigérien, considéré comme le dernier atout français dans la région, a bénéficié d’une certaine marge de manœuvre. Et ce, d’autant que Washington était favorable à ce dialogue. Ce programme dit des « repentis » était financé par l’ Agence des États-Unis pour le développement international (USAID) 160. Il existait déjà un programme pour les repentis du groupe Boko Haram, il a été étendu aux éléments de l’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS)
Malgré la reprise de ces attaques, l’analyse des données 2023 montre une diminution des décès161, la même tendance est constatée au Mali. L’accroissement exponentiel des courbes au Sahel est porté par le seul Burkina Faso, 7 622morts, soit une augmentation de plus de 77 % au cours de cette même année162. En conclusion, pour le Mali et le Niger, les catastrophes prédites sans la participation des forces étrangères ne se sont pas produites. Au Burkina Faso, les forces étrangères n’étaient pas actives sur le terrain des combats. Cependant, la prudence est de mise, car la situation reste très volatile et l’accès aux informations difficile. D’autant qu’au cours du premier trimestre 2024, il y a eu une importante recrudescence d’attaques au Mali, qui se rapprochent dangereusement de Bamako.
La sécurité, enjeu essentiel
Pour ces trois juntes, le sujet sécuritaire est central. Bien entendu, la vie de leur population, l’économie, le développement, la réalisation de routes, d’infrastructures en dépendent. De leur capacité à ramener la paix et la sécurité dépend également leur survie politique. Ces succès leur permettraient de poursuivre à l’intention de leurs opinions publiques respectives le discours souverainiste qui leur a, il est vrai, fort bien réussi jusqu’alors. Faire mieux sans l’armée française; faire mentir Emmanuel Macron qui déclarait lors de son discours devant les ambassadeurs en août 2023 : « Si nos militaires n’étaient pas tombés au champ d’honneur en Afrique, si Serval puis Barkhane n’avaient pas été décidées, nous ne parlerions aujourd’hui ni de Mali, ni de Burkina Faso, ni de Niger. »
Outre, qu’il ne sert à rien de disserter sur ce qui aurait pu avoir lieu, ce genre de saillies humiliantes participent à alimenter le discours anticolonialiste. L’Afrique, et le Sahel en particulier, n’a pas l’apanage de cette rhétorique anticoloniale, elle prospère partout dans le monde. Cependant, certaines juntes l’utilisent à l’excès, par opportunisme plus que par idéologie.
Le 30 janvier 2024, la sortie en chœur de la CEDEAO des trois pays qui forment l’AES164 s’inscrit également dans ce registre-là. En accusant l’organisation d’être soumise aux ingérences étrangères, de ne pas les avoir aidés dans la lutte contre le terrorisme, d’avoir soumis leurs peuples à des sanctions dévastatrices, ils ont obtenu l’approbation d’une grande partie des opinions publiques d’Afrique de l’Ouest. Avec le départ de Bamako, de Ouagadougou et de Niamey, l’organisation paye comptant son passé, ses arrangements avec ses propres textes, ses doubles standards perpétuels et sa menace d’intervention militaire.
Trois semaines seulement après l’échappée belle du trio, sans avoir obtenu la libération de Mohamed Bazoum retenu depuis sept mois en son palais, la CEDEAO levait ses sanctions sur le Niger. À la fin de son long communiqué justifiant cette mesure de grâce, l’organisation appelait « tous les partenaires à respecter la souveraineté et l’indépendance des États africains et à s’abstenir de toute intervention ou ingérence qui déstabilise les États membres et porte atteinte à l’unité régionale. »À qui peut bien être destiné le message? Les lignes bougent, cette supplique en forme d’aveu est sans précédent dans l’histoire de cette institution.
Les juntes se nourrissent de ces victoires-là, car pour le reste le compte n’y est pas. Au Niger, il est encore trop tôt pour évaluer une situation encore volatile. La manne du pétrole, 90000 barils/jour, ouverte avec le nouveau pipeline inauguré le 1er mars 2024, ruissellera-t-elle sur la population? Les auto- rités remettront-elles le pouvoir aux civils à la fin d’une durée de transition raisonnable ? Par le passé, lors des quatre précédents putschs, cela a toujours été le cas. En revanche, toutes les autres s’accrochent au pouvoir. Les coups d’État de Bamako et Niamey ont été les seuls qui pouvaient être qualifiés de «populaires» puisqu’ils venaient lever un blocage démocratique et donner un espoir de changement aux citoyens.
Le Mali sous une chape de plomb
Au Mali, les sauveurs sont-ils devenus les bourreaux? Une chape de plomb s’est abattue sur le pays. Les élections promises en février 2024 n’ont pas eu lieu et aucune nouvelle date n’est annoncée. La vie politique autrefois si intense et bruyante semble encalminée. Le 10 avril 2024, la junte a ordonné la suspension jusqu’à nouvel ordre des activités des partis et des associations à caractère politique, coupables de «discussions stériles et de subversion.»167 De nombreux opposants vivent en exil. Après neuf années d’atermoiements, de hauts, de bas, le 26 janvier 2024, les autorités maliennes avaient unilatérale- ment dénoncé l’accord d’Alger. Leur porte-parole a martelé trois fois cette annonce, comme chaque fois qu’une décision impor- tante est prise, signifiant ainsi que celle-ci est irrévocable. Cet accord était de toute façon moribond depuis août 2023, date de la relance des hostilités entre l’armée malienne et la CMA.
Mais les victoires obtenues par les forces militaires contre ces groupes armés, la reprise des bases de la Minusma et de Kidal se sont accompagnées d’exactions terribles commises par l’armée malienne et les mercenaires de Wagner toujours à l’œuvre au Mali. Ces derniers ont mené une campagne de terreur contre les civils, principalement contre les communautés touareg, arabes et peules. Ils sont arrivés parfois seuls à moto, tuant sans discrimination, volant le bétail, pillant absolument tout ce qu’ils trouvaient, jusqu’au charbon de bois.
La liste est longue : «exécutions sommaires, massacres de masse, disparitions forcées, détentions arbitraires, actes de torture, destructions de sources d’eau, spoliation des biens, etc. » Cette description corro- bore les témoignages de nombreux contacts de la région. En mars 2022 avait également eu lieu le massacre de Moura où, selon la Minusma, 500 personnes ont été tuées par l’armée malienne et les supplétifs de Wagner169. Traumatisées, apeurées, des milliers de personnes ont fui vers l’Algérie et la Mauritanie, un pays qui a, de manière exemplaire, accueilli 100 000 nouveaux réfugiés qui s’ajoutent à ceux présents dans ce pays depuis 2012. L’Azawad déjà sous-peuplé s’est vidé d’une grande partie de ses habi- tants.
Pour les faire revenir, retrouver la confiance et recoudre les déchirures, il faudra du temps. Les autorités de Bamako ont décidé de remplacer l’accord d’Alger par un dialogue intermalien qui, pour une fois, n’est pas inclusif puisque la CMA n’y est pas conviée. Pourtant, relancer des négociations politiques avec les groupes armés de la CMA permettrait d’envisager un retour de la paix dans le nord du Mali. Ce sera long, difficile, la suite est imprévisible, mais la société malienne est ainsi faite que même les pires ennemis peuvent se réconcilier. Rien n’est impossible.
À ces graves conséquences humanitaires, à ces difficultés sécuritaires et politiques s’ajoutent d’importants problèmes économiques. Avec la fin de Barkhane, de la Minusma, des missions de l’Union européenne, toute l’économie de guerre s’est effondrée. Certes, ce type d’économie est connu pour être un déstabilisateur des sociétés. La présence massive d’agents des Nations unies, de consultants, d’experts grassement rémunérés participe à une inflation du coût de la vie. Ils enrichissent d’abord l’élite, les grands commerçants et les riches propriétaires à qui appartiennent les villas luxueuses dans lesquelles sont logés les fonctionnaires internationaux. Cependant, les autorités n’ont pas anticipé sa fin et des milliers de travailleurs et de sous-traitants se sont retrouvés sans emploi (…)
Le Burkina, un bilan désastreux
Au Burkina Faso, Ibrahim Traoré avait promis un retour à la démocratie avec des élections présidentielles en juillet 2024. Puis, il s’est ravisé. En septembre 2023, il a déclaré170 : « Ce n’est pas une priorité, je vous le dis clairement, c’est la sécurité qui est la priorité». Les Burkinabè doivent donc attendre une amélioration sécuritaire… Pendant ce temps, les déplacés internes représentent plus de 10 % des 22 millions d’habitants. À cela, il faut ajouter les réfugiés dans les pays voisins, au Mali, en Côte d’Ivoire, au Ghana. Ils seraient 100000 selon les Nations unies171, chiffres fortement, sous-évalués, car de nombreuses familles ne s’inscrivent pas auprès des organisations humani- taires. Un tableau dramatique qui compte en plus trois millions de personnes touchées par l’insécurité alimentaire.
Pendant ce temps, le budget de la présidence a augmenté de 60 %. Le Capitaine s’est offert une compagnie aérienne, Kangala Air Express172, détenue par un prête-nom.
Le népotisme atteint des sommets, oncle, frère, cousin sont installés sous les lambris du pouvoir. La révolution de 2014 n’est plus qu’un lointain souvenir, la peur a envahi le débat public. Des experts des Nations unies173 se sont inquiétés de l’existence de fosses communes et des disparitions forcées commises par les forces de défense et de sécurité et les Volontaires pour la défense de la patrie. Les critiques du régime, les courageux, les téméraires, les militaires récalcitrants sont enlevés par des hommes encagoulés. Ils s’évanouissent subitement dans la nature puis, quelques jours plus tard, les plus chanceux réapparaissent sur des photographies, en treillis, kalachnikov en main. Ils ont été envoyés au front.
Ablassé Ouédraogo, homme politique de 70 ans, pas le plus vindicatif, a vécu la mésaventure, comme Arouna Louré, anesthésiste de son état, ou encore Daouda Diallo, pharmacien. Cet homme frêle, également professeur à l’université, a été projeté dans la guerre sans y être préparé. Devant les horreurs vécues par son pays, il a créé une association documentant les atrocités, les disparitions, les massacres et le voilà dans la savane une arme à la main… Tous punis par le Sankariste 4.0, au nom des «masses» et de la patrie! En s’adressant à Ibrahim Traoré et pour moquer sa fatuité, un internaute a un jour écrit: «Ce n’est pas en buvant du Kérosène que tu vas voler comme un avion!» En attendant des jours meilleurs, Ouagadougou bruisse de rumeurs sur des tentatives de coups d’État. Le Capitaine ne dort que d’un œil et surveille ses arrières. Ce n’est vraisemblablement qu’une question de temps…
À Conakry, en revanche, la France est toujours présente. Le colonel Mamadi Doumbouya, qui porte désormais très haut le titre de général, n’a pas envie de laisser le pouvoir. C’était prévisible. Il a envoyé des émissaires à Paris et dans les capitales anglo-saxonnes pour négocier une prolongation de la transition d’un an, jusqu’à décembre 2025. Les lignes bougent, il fut un temps pas si lointain où la parole de l’Élysée aurait suffi. Son ministre de la Défense a été reçu au Château, en décembre 2023. Selon la lettre « Africa Intelligence », sa demande « n’a pas suscité de levée de bouclier». Il aurait néanmoins vivement conseillé au représentant de la Guinée d’entamer des pourparlers avec la CEDEAO ; de donner des gages visibles de retour à l’ordre constitutionnel; de lever les restrictions pesant sur la presse et sur l’opposition.
Un message pas vraiment bien compris puisque trois semaines plus tard, Sékou Jamal Pendessa était mis aux arrêts. Ce journaliste, syndicaliste, avait appelé à manifester contre les restrictions qui ciblent la presse guinéenne. Il a fini par être libéré fin février, après deux jours d’une grève massive qui a totalement bloqué le pays. Dans le même élan, Internet et les réseaux sociaux, coupés depuis trois mois, ont été rétablis.
Si la France continue d’afficher une grande bienveillance envers l’ancien caporal de la Légion devenu général, en revanche, les États-Unis s’impatientent. Ils dénoncent le non-respect des libertés fondamentales. Le sous-secrétaire d’État adjoint pour l’Afrique de l’Ouest175, Michael Heath, s’inquiète également du non-respect du calendrier électoral. Leur agacement se comprend aisément, l’Amérique défend les valeurs occidentales et « l’ordre international fondé sur des règles ». Il se pourrait aussi que leur exaspération soit due à la lenteur de la redistribution des cartes des concessions minières : Russes et Chinois sont toujours là, confortablement installés. Ainsi va la malédiction des ressources naturelles. Combien de temps se poursuivra cette tragi-comédie ? Les Guinéens sont à bout ; l’économie tourne au ralenti ; un mouvement a été créé, le FRAC, Front pour le retour d’Alpha Condé… Les jeux sont ouverts.
Sale temps pour le Tchad
Au Tchad, en revanche, dernier pays du Sahel où la France déploie encore un millier de soldats, les portes se sont hermétiquement refermées. Les temps qui viennent s’annoncent sombres et difficiles, tant pour la présence militaire française que pour le pays. En janvier 2024, le président de la transition, Mahamat Idriss Déby, avait nommé l’opposant Succès Masra, Premier ministre. Certains voulaient y voir un signe d’ouverture, d’autres ont perçu ce rapprochement, entre deux adversaires, comme une simple compromission. Puis dans la perspective de consolider son pouvoir et suivre les traces de son père, le chef de l’État a annoncé qu’il serait candidat à la prochaine élection présidentielle du 6 mai 2024. Quelques jours plus tard, Succès Masra postulait lui aussi à la fonction suprême. Le Tchad se retrouve donc dans une situation inédite avec un Président de la Transition et son Premier ministre s’affrontant lors d’un scrutin dont l’issue ne laisse aucune place au doute : une confiscation annoncée du pouvoir. C’est peu de dire que cette succession dynastique passe mal dans la population tcha- dienne, mais également au sein de la famille Déby. Le fils n’a pas su conserver le fragile équilibre entre tous les clans que son paternel avait trouvé. La guerre intestine a repris.
Le 28 février, Yaya Dillo, cousin de Mahamat Déby et président du Parti socialiste sans frontière, a été tué par l’armée lors d’un assaut contre le siège de son mouvement. Le gouvernement assure avoir agi en riposte. Ses soutiens démentent et dénoncent une exécution. La photo de son cadavre qui circule sur les messageries privées tend à leur donner raison : il a reçu une balle dans la tête. Saleh Idriss Déby, frère de Déby père, appartenant égale- ment au Parti socialiste sans frontière a, lui, été mis aux arrêts. Dans la foulée, le siège de ce parti a été démoli au bulldozer.
« L’admiration de la France » pour Déby !
Deux jours plus tard, en visite à Washington, Succès Masra, exprimait «son soutien total et inconditionnel au chef de l’État.»176, tout en qualifiant «les événements de moments malheureux et douloureux». À ses côtés, tout sourire, Victoria Nuland apportait son soutien «à une transition démocratique inclusive au Tchad. »177. Inclusive, sans les morts bien entendu ! La sous-secrétaire d’État n’a pas dit un mot de l’assassinat de Yaya Dillo. Succès Masra a poursuivi son voyage en France où il a été reçu discrètement à l’Élysée et officiellement à Matignon. Si rien n’a filtré de ses discussions avec Emmanuel Macron, le menu de sa conversation avec Gabriel Attal a été publié : projets économiques, soutien à la jeunesse, travaux sur le changement climatique178. Publiquement, le Premier ministre n’a pas trouvé judicieux d’évoquer les « moments malheureux et douloureux ». Aucune condamnation, un silence d’autant plus assourdis- sant qu’au même moment s’enchaînaient les déclarations sur la mort de l’opposant russe, Alexeï Navalny. Mais l’histoire ne s’arrête pas là…
Deux jours plus tard, Jean-Marie Bockel, l’envoyé personnel d’Emmanuel Macron, atterrit à Ndjamena. Un voyage prévu de longue date. N’était-il pas au courant de la mort de Yaya Dillo, de l’arrestation de Saleh Idriss Déby, de la destruction du siège de leur parti ? Toujours est-il que lors de sa rencontre avec Mahamat Déby, il a tenu à lui faire part de « l’admiration de la France »179 pour le processus de transition. En de telles circonstances, le mot « admiration » n’était-il pas un peu fort ? Sûrement, au vu du tollé provoqué. Il a également profité de cette visite pour annoncer que l’armée française resterait. Comme une impression de déjà- vu… «L’histoire se répète toujours deux fois, la première fois comme une tragédie, la deuxième fois comme une farce », écri- vait Karl Marx. La quatrième fois se passe comment ?
Ce président qui rend la France radioactive en Afrique