Le lancement du premier « dialogue stratégique » entre la Tunisie et les Etats Unis débute, le vendredi 4 avril, en présence de Mehdi Jomâa, Premier Ministre, en visite officielle à Washington. De tels dialogues se sont noué, ces dernières années, avec l’Algérie et avec le Maroc. Oussama Romdhani, ancien haut responsable tunisien et éditorialiste dans la presse internationale, nous livre son analyse
Un « dialogue stratégique » dépasse au moins de deux manières le niveau des contacts bilatéraux que mène Washington avec d’autres capitales. Il englobe les questions régionales et à long terme. Un haut responsable américain expliquait, le mois de février à Tunis, sous le couvert de l’anonymat, qu’un « dialogue stratégique » est un dialogue « institutionnalisé » qui a le mérite de « la régularité et du haut niveau ». Selon Mme Ellen Laipson, présidente du Stimson center à Washington, la définition des « dialogues stratégiques » est très « malléable » s’adaptant aux besoins des parties prenant part au dialogue. Au fil des années, les Etats Unis ont vu leurs « dialogues stratégiques » avec la Chine, l’Inde, l’Afrique du Sud, le Brésil et les autres pays évoluer selon l’évolution des besoins des deux parties et de la conjoncture internationale.
Le dialogue « stratégique » tuniso-américain n’est pas le premier en son genre au Maghreb. Il a été précédé par le démarrage à Washington, en septembre et en octobre 2012, de deux dialogues du même genre entre les USA et deux autres pays maghrébins: le Maroc et l’Algérie. Les secondes éditions des dialogues avec ces deux derniers pays, prévues pour novembre dernier, se tiendront en fin de compte, cette semaine, à Alger et à Rabat.
Les lendemains du printemps arabe
La tenue de « dialogues stratégiques » avec les pays maghrébins constitue en quelque sorte un bond qualitatif dans les relations entre ces pays et Washington. Elle permet de remédier à l’irrégularité des rencontres à haut niveau entre dirigeants américains et nord-africains.
Un « dialogue stratégique » à l’américaine n’est pas, par contre, nécessaire entre les pays maghrébins et l’Europe étant donné l’intensité des contacts et la diversité des cadres de négociations entre ces deux régions.
Selon Mark Habeeb, expert des questions maghrébines et professeur de sciences politiques à l’Université George Washington, l’établissement de ces dialogues « n’est pas étranger aux bouleversements intervenus depuis le Printemps Arabe ». Ces dialogues, estime-t-il, « garantiront un minimum de coordination dans l’établissement des stratégies sécuritaires et des stratégies économiques et commerciales ».
Plus spécifiquement, l’intérêt croissant des Etats Unis pour le Maghreb découle au moins en partie de l’importance du rôle que peuvent jouer les pays de la région dans le cadre de la stratégie US de lutte contre le terrorisme jihadiste en Afrique du Nord et dans le Sahel. Vish Sakthivel, experte du Maghreb dans « The Washington Institute for Near East Policy », estime que le Maroc et l’Algérie, en particulier, sont « d’une importance stratégique pour les US de par leur capacité de contrer l’influence accrue d’Al Qaida du Maghreb Islamique ».
Coup d’accélérateur
Les questions de sécurité englobent, en premier lieu, la lutte contre le terrorisme, et en second lieu, « la réforme des systèmes sécuritaires » dans les pays du Maghreb. La « coopération en matière de lutte anti-terroriste », entre les pays maghrébins et Washington, date de plusieurs années, prenant un élan particulier depuis le 11 septembre 2001. Mais la détérioration de la situation sécuritaire en Libye (et dans le Sahel), après la campagne de l’OTAN contre le régime de Gadhafi, en 2011, a changé dramatiquement les donnes. Le flux d’armes et de combattants jihadistes à travers les frontières, qui l’a suivi, a suscité un enchainement de réactions et de contre-réactions à incidences profondes sur la situation sécuritaire dans la région. Cela a suscité une préoccupation grandissante dans les capitales maghrébines et africaines, et aussi dans les capitales européennes et Washington, et a poussé les pays du Maghreb à revoir leurs stratégies de lutte contre les menaces terroristes. En termes pratiques, cela a engendré une amélioration relative de la coordination régionale, mais parfois aussi une plus grande concurrence, surtout au Mali.
Depuis 2011, on a aussi constaté une consolidation de la coopération sécuritaire maghrébine avec les puissances internationales, y compris les Etats Unis, en matière d’acquisition d’équipements, de formation et d’échanges de renseignements. Du côté américain, l’assassinat de l’ambassadeur américain Chris Stephens à Benghazi, en septembre 2012, et, à un degré moindre, l’attaque contre l’ambassade américaine à Tunis, ont suscité beaucoup d’émoi aux Etats Unis et transformé les questions de sécurité au Maghreb en problèmes politiques internes pour les décideurs US.
Au delà des hydrocarbures
Les « dossiers économiques » constituent le second volet principal des « dialogues stratégiques » entre les Etats Unis et les trois pays maghrébins. Ce volet est en lui-même intimement lié aux conditions de sécurité dans la région. L’attentat terroriste contre les installations de « In Amenas » (sud algérien), en janvier 2013, et les problèmes sécuritaires qui continuent à entraver les exportations libyennes de pétrole le montrent clairement. La « protection des sources d’approvisionnement en hydrocarbures » a d’ailleurs toujours figuré parmi les « intérêts stratégiques » déclarés des Etats Unis.
Pour les pays maghrébins, la question dépasse cependant cette seule considération. Cela est vrai même pour l’Algérie dont les ressources pétrolières et gazières sont à la base d’importants échanges commerciaux avec les Etats Unis (dont le volume atteint environ 18 milliards de dollars par an). Les trois pays du Maghreb, et notamment la Tunisie et le Maroc, cherchent en effet à diversifier leurs partenariats économiques par la promotion de plus grandes opportunités d’affaires et d’investissements avec les Etats Unis. L’objectif de la Tunisie et du Maroc est le même : insuffler une plus grande dynamique à des économies qui ont du mal à satisfaire les besoins de populations jeunes toujours en proie aux problèmes du chômage et du manque d’opportunités.
La promotion des opportunités d’investissements, d’échanges commerciaux et de joint ventures a pris le dessus de l’assistance économique directe durant les dernières décennies. A relever que la Tunisie, de par son niveau de développement, n’a pas été éligible comme le Maroc aux avantages économiques du « Millenium Challenge Compact ».
Les « Dialogues Stratégiques » pourraient-il transcender les considérations individuelles des pays maghrébins concernés ? C’est possible. D’après certains experts US, la partie américaine serait disposée à examiner toutes nouvelles idées à même de favoriser l’intégration ou du moins la coopération maghrébine, et ce, malgré les entraves que constituent la situation actuelle en Libye et le conflit du Sahara. De telles « idées », estiment cependant ces experts, doivent provenir des pays maghrébins eux-mêmes.
L’exception tunisienne
La Tunisie jouit aujourd’hui d’une conjoncture particulièrement favorable à Washington, étant perçue comme « la seule réussite du Printemps Arabe ». Il reste à savoir à quel degré cette conjoncture pourra rehausser le niveau des relations entre les deux pays.
Une semaine avant la visite de M. Jomaa aux Etats Unis, une soixantaine de hautes personnalités américaines ont appelé l’administration américaine à envisager, dans le cadre de son soutien à la transition démocratique en Tunisie, un nombre de mesures dont l’augmentation de l’assistance économique US (au-delà des 30 millions dollars prévus pour 2015), l’allègement des restrictions sécuritaires régissant le séjour des diplomates américains et les alertes concernant le voyage de touristes en Tunisie, et la mise en place d’un accord de libre-échange (Free Trade Area agreement) entre les deux pays. Bien que la Maison Blanche ait déjà donné des gages de son soutien à « la transition historique en Tunisie », une partie des mesures proposées nécessitera néanmoins l’avis favorable du Congres US.