Alain Juillet est à la fois un homme de terrain, un maitre du Renseignement, un spécialiste de l’Intelligence Economique, de la stratégie d’entreprise et de la gestion de crise. Sa certitude sur la guerre de Poutine en Ukraine : Ce sont les Etats-Unis (qui nous mènent en bateau) qui l’ont provoquée. Il exclut par ailleurs le risque d’un recours à l’arme nucléaire.
Un entretien avec Joelle Hazard
Alain Juillet fut officier dans les commandos parachutistes du Service Action du SDECE ; avant de devenir dirigeant d’entreprises (Pernod- Ricard, Suchard Tobler, Union laitière Normande, Marks et Spencer). Sous la présidence de Jacques Chirac il devient Directeur du renseignement de la DGSE, puis Haut responsable chargé de l’Intelligence Economique auprès du Premier Ministre jusqu’en 2009. Conférencier à l’ENA et à l’ENM (Ecole Nationale de la Magistrature) il est par ailleurs administrateur ou membre du Conseil de Surveillance de plusieurs sociétés françaises. C’est un fin connaisseur de la Russie, de la Chine, ou encore de l’Afrique. Le Maghreb, le Liban, les Etats Unis, l’Arabie Saoudite, l’Amérique du Sud n’ont aucun secret pour lui.
*Q.Vous avez eu la haute main sur le Renseignement français. Nos Services de renseignement ont-ils été au niveau sur le dossier Ukraine ? l’État français aurait-il pu faire davantage dans sa gestion de la crise qui a précédé l’invasion ?
J’ai été le directeur du renseignement il y a 20 ans. Depuis, les techniques et les méthodes ont changé. Je ne peux pas vous dire comment cela se passe aujourd’hui, parce que je n’y suis plus. Ceci étant, il faut faire très attention quand on dit que les Services de renseignement n’ont pas été bons, n’ont pas prévenu, n’ont pas alerté l’État. C’est beaucoup plus compliqué que cela…
En réalité, tous les Services de renseignement européens – je parle des continentaux, je ne parle pas de l’Angleterre – savaient qu’il y avait de fortes tensions en Ukraine, qu’il y avait un risque de guerre en Ukraine, mais tout le monde savait aussi que la raison rendait inconcevable qu’on puisse faire la guerre à ce moment-là. Et, contrairement à ce que les gens veulent croire, les chefs d’État sont raisonnables…
C’est pour cela que les Services français, comme les autres, disaient : « Il y a des tensions très fortes, mais attention il n’y a pas de risque réel aujourd’hui ». On nous dit : « Oui, mais les Américains l’annonçaient » ! Eux, c’est normal qu’ils l’annoncent et pour deux raisons : d’abord, ce sont eux qu’ils l’ont provoquée. C’est eux qui l’ont provoquée indiscutablement, qui ont tout fait, depuis 2014, pour que la Russie bascule dans la guerre. Bien sûr, la Russie n’aurait pas dû s’y résoudre, elle a fait une erreur colossale. Mais les Américains ont tout fait pour cela.
La deuxième raison vient de ce que tous les Services occidentaux se souviennent que les Américains nous mentent régulièrement. Souvenez-vous de l’Irak, où l’on a voulu nous faire croire pour faire la guerre que Saddam Hussein avait la bombe nucléaire. Souvenez-vous de ce qui s’est passé en Syrie, souvenez-vous de ce qui s’est passé en Afghanistan. A chaque fois, les Américains nous ont manipulés. Alors, maintenant, les Services européens se méfient, ils ne veulent pas y croire. Voilà les raisons.
Alors, est-ce que les Services français auraient pu préparer à l’avance ou prévoir davantage ce qui s’est passé ? Il y a trois étapes. La première, en 2014 et 2015, où les Français, ainsi que les Allemands, ont bien compris la situation, lors des émeutes de Maidan, des manifestations de la place Maidan. Les Français et les Allemands ont compris que, sous la pression américaine, il allait y avoir de gros problèmes en Ukraine entre les Ukrainiens pro-russes et les Ukrainiens pro-occidentaux. D’où les Accords de Minsk, qui sont le résultat des rapports des Services de renseignement qui ont dit : « Attention, cela peut devenir un conflit à haute intensité ». Donc il faut réagir. On a eu Minsk 1, puis on a eu Minsk 2.
Là, les Français, comme les Allemands, ont bien joué. Qu’est ce qui s’est passé ensuite ? On a été incapable d’appliquer les Accords de Minsk, 1 et 2, parce que les Américains ont fait pression avec l’OTAN sur les Ukrainiens qui avaient pris le pouvoir à Kiev, et à partir de ce moment-là, on a perdu pied et nos Services n’ont pu que regarder ce qui se passait, mais sans intervenir.
Ensuite, quand il y a eu la déclaration de guerre, pourquoi les Européens n’y croyaient pas ? A l’époque où cela a démarré, nous sommes en période de dégel, pendant laquelle on ne lance jamais une opération militaire. En période de dégel, les chars ne peuvent pas quitter les routes. On l’a constaté. C’est ce qui s’est passé et cela a été un désastre pour l’armée russe. Une très mauvaise situation pour l’armée russe autour de Kiev… première erreur !
Tous les militaires, tous les Services de renseignement, disaient : « Ils ne vont pas faire cela maintenant, parce que ce n’est pas le moment, ce n’est pas un moment favorable pour lancer une attaque ! »
Indiscutablement, les Services russes avaient mal informé Poutine de ce qui est devenu une évidence mais qui ne l’était pas du tout au début, c’est que Kiev tiendrait, et surtout, que Zelensky, le chef de l’État, ne serait pas la marionnette à la tête de l’Ukraine, qu’ils avaient choisie comme telle, quelques années auparavant… deuxième erreur !
Ce dernier s’est, à l’inverse, révélé comme un vrai chef de guerre, et cela, à la surprise générale, de Poutine mais aussi des Occidentaux. Il y a eu beaucoup de questions complexes, mais je crois que les Services de renseignement n’ont rien à se reprocher. Je ne dis pas cela pour les défendre. J’essaie de comprendre ce qui s’est passé.
*Q. L’armée russe a reculé à l’Est et au Sud de l’Ukraine. Les combats se poursuivent autour des positions stratégiques. Moscou exclut toute trêve de Noël et les Russes se livrent à présent à des frappes sur les infrastructures civiles ukrainiennes. Quelle est votre évaluation du rapport des forces sur le terrain ?
Il faut bien comprendre ce qui s’est passé. Au départ, ce que Poutine appelle « l’opération spéciale » est très révélateur. Il dit : « On fait une opération spéciale mais pas la guerre et on envoie 150.000 hommes. » Tout militaire sait que, dans une guerre, une guerre en attaque, il faut être trois fois plus nombreux qu’en défense. Si j’ai en face quatre cent mille hommes dans l’armée ukrainienne, il faut que j’attaque avec un million ceux cent mille hommes, pour avoir des chances raisonnables ou être sûr de gagner. Or il part avec 150.000 hommes, c’est-à-dire beaucoup moins que l’Ukraine. Cela veut dire deux choses, dont on a eu la démonstration : un, c’est qu’alors, il n’a pas du tout l’intention de faire une grande guerre et deux, c’est que cela ne va pas durer longtemps. Et c’est bien ce qui se passe ; car par une erreur des Services de renseignement qui lui ont fait croire que cela se passerait en trois jours, il a lancé ses colonnes de chars sur Kiev, en pensant qu’en approchant simplement de la ville avec ses troupes – et devant l’énorme quantité de troupes marchant vers la capitale – Kiev allait lâcher.
D’ailleurs, au bout de deux jours, quand les Occidentaux, les Français, les Allemands et les autres ont proposé à Zelensky : « Voulez-vous qu’on vous envoie un hélicoptère pour vous exfiltrer », soi-disant « parce que c’était foutu… » – le plan russe marchait, puisque les chars progressaient – et Zelensky de répondre : « Votre taxi, vous pouvez le garder, moi je reste ! ». Et là, tout change.
Je ne parle pas des détails sur le plan militaire, de l’opération ratée sur l’aéroport près de Kiev et d’autres, tout cela ce sont des épiphénomènes. Le fond du problème est qu’à partir de ce moment, et au bout de quelques jours, de 8 ou 15 jours seulement, Poutine se rend compte qu’il ne fera pas basculer le régime et que l’attaque à Kiev ne sert à rien.
Il va alors faire un mouvement stratégique pour se replier sur les provinces russes de Donetsk et de Lougansk, vers le Nord vers Kharkov et au Sud – la tactique stratégique est importante et c’est la deuxième étape – pour contrôler la côte de la mer d’Azov. Les Russes concentrent 150.000 hommes sur cette zone-là pour avoir une atteinte en ligne très forte, à la russe, avec le contrôle de la Mer Noire, où va avoir lieu la bataille de Marioupol en particulier et puis le contrôle de la zone centrale. En définitive, ils vont avancer vers le Nord, vers Kharkov, ils vont avancer vers le Sud par Marioupol. Mais ils n’ont pas assez de troupes pour tenir le milieu. D’où la stagnation des troupes au milieu du front.
La troisième étape, c’est à présent l’arrivée de l’hiver. On est dans le Nord de l’Europe, or la guerre en hiver, ce n’est pas comme ailleurs ! Les soldats sont gelés, le matériel souffre ; en temps de grand froid le matériel ne fonctionne pas comme en temps normal. Tout est fait pour stabiliser les positions. Qu’est-ce qu’ils vont faire ? Sur la partie Nord, vers Kharkov – vers toute la partie reprise par les troupes ukrainiennes – les Russes vont chercher à se construire une ligne de défense « à la Verdun », pour passer l’hiver.
Ils vont se replier au Sud, car il est désormais évident que la frontière pour Poutine, c’est le Dniepr, qui sépare la partie russophone de la partie ukrainienne. Il se replient de l’autre côté du Dniepr parce que, s’ils avaient laissé les gens à Kherson du côté occidental, cela allait être Stalingrad durant l’hiver. Les Russes allaient se faire tirer dessus par l’artillerie ukrainienne et l’OTAN. Donc Ils se replient. Et c’est très bien pour tout le monde.
Il y a beaucoup de questions à se poser sur la manière dont ils ont pu faire ce repli très compliqué sans être attaqués par les autres ! Donc, aujourd’hui on est dans une situation stabilisée, avec les Russes qui tiennent toute la partie qu’ils voulaient contrôler sauf la partie centrale, où l’on se bat vraiment encore, vers Bakhmout, où l’on va continuer à se battre, car l’objectif des Russes est de faire tomber un verrou, qui est au centre du dispositif, pour se rapprocher de Kramatorsk. Pour le reste, les positions ne bougeront pas.
Le rapport de force ? On a d’un côté les Ukrainiens, qui, après avoir souffert au début, ont été sauvés par les équipements de l’OTAN et par les conseillers de l’OTAN – car on sait maintenant qu’il y a des conseillers de l’OTAN avec eux sur le terrain. Et de l’autre côté on a les Russes, qui après l’échec du départ parce qu’ils n’étaient pas assez nombreux, ont eu à subir des pertes et des dommages importants. Ce qui va arriver maintenant ? Les 300.000 Russes qui ont été mobilisés arrivent sur le terrain. Ce qui fait qu’on va se retrouver, à la fin de l’hiver, avec une équivalence militaire de part et d’autre.
D’où la position du général Miller, le chef d’état-major des armées américaines, qui a dit, encore récemment, qu’il était temps de négocier, car on entrait dans une situation assimilable à une impasse stratégique, car les troupes étant des deux côtés de même importance, on ne pourrait plus progresser ni d’un côté ni de l’autre.
*Q. Vous connaissez bien l’organisation du pouvoir en Russie. Vladimir Poutine, qui n’a jamais perdu de guerre, paraît beaucoup moins sûr de lui. A tel point qu’il a renoncé à sa conférence de presse de fin d’année. Si l’on en croit le Pentagone, les Russes n’ont plus de stocks de munitions et utilisent des bombes périmées. Ils ont dû se procurer des missiles balistiques iraniens. Poutine est-il dans une impasse ?
On est dans une impasse stratégique. Les Forces russes vont parvenir « au niveau d’équivalence » des Forces ukrainiennes. On se retrouve dans une posture stratégique permettant des négociations au niveau du terrain. D’un point de vue géographique, la logique voudrait qu’on négocie. Il y a ceux qui vous disent « Mais non, il faut continuer ! Mais non, ils n’y arriveront pas ni d’un côté ni de l’autre ! ». Certains disent : « L’armée russe n’a plus d’armes. » C’est faux ! Ils en trouvent, ils en ont en Russie, et ils en achètent ailleurs…
*Q. Et Les bombes périmées… ?
Les bombes périmées, quand elles vous tombent sur la tête, ce sont toujours des bombes… Il faut arrêter de fantasmer. Les Européens prennent souvent leurs désirs pour des réalités. Ils oublient une chose : ces gens-là, que ce soit les Russes ou les Ukrainiens qui font une guerre magnifique, car ils sont très courageux… sont de vrais guerriers. C’est une autre erreur de Poutine que d’avoir oublié que les Ukrainiens étaient des Cosaques. Les Cosaques savent se battre, ce sont des durs ! Mais qu’ils soient de bons guerriers, ce n’est qu’une chose, car les Russes aussi se battent bien ! Ils l’ont montré contre les Allemands pendant la guerre ; ils savent se battre…
Il faut arrêter de fantasmer en pensant que l’ennemi, « il est malade, il est fou, il est taré, il n’a pas de matériel, et que les nôtres sont formidables ». Ce n’est pas vrai. Aujourd’hui, malheureusement, on est dans une guerre très dure, dans laquelle les deux côtés souffrent et dans laquelle il est évident qu’il ne peut pas y avoir de vainqueur, de vrai vainqueur. Alors, il faut trouver une solution.
*Q. Les Ukrainiens vont bénéficier d’un renfort de poids pour leur défense antiaérienne avec les fameux missiles Patriot, ceux-là même que les Américains refusent aujourd’hui de fournir à leur allié turc au sein de l’OTAN… Prudence, parce qu’Ankara s’est procurée auparavant le système avancé de défense aérienne S-400 des Russes ! Les Américains ont exclu Les Turcs du projet F-35, l’avion de combat qui équipera l’OTAN. La Turquie peut-elle rester une alliée ?
Dans l’OTAN, la Turquie est la meilleure alliée des Américains. En réalité, la Turquie ne s’oppose pas aux Américains, elle s’oppose aux Européens ; elle en veut aux Européens ; elle veut reconstituer une puissance, la puissance ottomane, et elle veut, dans ce cadre-là, dans beaucoup de domaines, bénéficier pleinement aujourd’hui des décisions européennes, parce que toutes les sanctions qu’on a prises en Europe favorisent la Turquie à notre détriment. Il faut le savoir.
Dans tout ce qu’on n’exporte plus vers la Russie dans le domaine alimentaire, c’est la Turquie qui nous a remplacés en exportant ses propres produits agricoles. Tout ce qui est industrie moyenne et industrie lourde, c’étaient hier les Européens, et c’est maintenant les Turcs. Les Turcs ont remplacé les Européens, tous les Européens, en direction de la Russie. Donc, ils font une opération magnifique.
Pour les Turcs, l’Ukraine c’est du pain béni, il faut dire la vérité ! Les Américains sont ravis, d’un autre côté, parce que les Turcs, ce sont les vrais médiateurs entre eux et les Russes. Or il faut un médiateur. Toujours, dans une guerre, il faut quelqu’un au milieu, et c’est la Turquie, pas nous, contrairement à ce qu’on raconte. Nous ne sommes pas crédibles.
D’autre part, n’oubliez pas que l’armée turque, c’est la plus grosse armée, pour le moment, la plus grosse armée de l’OTAN, et de loin. Et après, on nous dit, vous avez raison : « Oui mais ils ont pris des S-400 russes! ». C’est parce qu’ils n’avaient pas une confiance totale dans les Américains et qu’ils se disaient que « les Américains laissaient régulièrement tomber leurs alliés…
Pour plus de sûreté, ils se sont dit : « Si les Américains veulent nous laisser tomber et qu’ils aient envie de nous bombarder… Eh bien, avec les S-400, ils ne pourront pas le faire ! Parce que les S-400, on ne peut pas les contrer ! Donc, l’aviation américaine ne peut pas nous bombarder ! » … C’est pour cette raison qu’ils ont pris les S-400, ce n’est pas autre chose.
Dans le cas de l’avion F-35, ils ont été punis ! Mais, quand vous voyez les résultats du F-35 et les plaintes des pilotes dans le monde entier, qui disent que le F-35 est un avion qui est très difficile à piloter et qu’il y a tout le temps des pannes, il est clair qu’ils ont fait une bonne opération…
Pour le moment, dans la zone européenne – la zone occidentale – bien que Erdogan ne soit pas lui-même un « occidental », il est clair que le grand vainqueur de l’affaire, c’est la Turquie. Et chaque sanction de plus que l’on prend favorise les Turcs.
Bravo ! Il a très bien joué, Erdogan ! Erdogan est plus intelligent que les nôtres.
*Q. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a replongé la planète dans les affres de la confrontation Est/Ouest. Le secrétaire général de l’OTAN Jens Stoltenberg a mis en garde sur les risques de guerre totale en Europe entre Russie et OTAN. Y a-t-il un réel danger d’escalade ? Et une menace nucléaire est-elle concevable ?
Bien sûr que non. Ce sont encore des histoires de journalistes. Mais c’est NON pour des raisons très simples. D’abord, Jens Stoltenberg, c’est le secrétaire général de l’OTAN, donc – étant donné que l’OTAN est au cœur de la manœuvre, puisque c’est l’OTAN qui fait la guerre – l’OTAN est associée à l’Ukraine pour faire la guerre contre la Russie. Sans l’OTAN, l’Ukraine serait morte ! Donc, Stoltenberg ne va pas vous dire : « Il nous faut moins de moyens ».
Il est en train de défendre sa chapelle, il le fait très bien. Et qu’est-ce qu’il dit : « Il y a des risques de guerre totale en Europe ! ». Jamais, il n’y aura de guerre totale, parce que, ni les Européens, ni les Allemands, ni les Français, ni aucun pays d’Europe ne souhaitent faire une guerre à la Russie. Tout le monde dit : « Il faudrait qu’on trouve une solution », le président Macron en tête. Non ! Personne ne veut la guerre totale. On fait une guerre par personne interposée.
La Guerre d’Ukraine, cela rappelle la Guerre d’Espagne. Dans la Guerre d’Espagne, il y avait d’un côté les Allemands, les Nazis, qui aidaient les troupes franquistes, et il y avait les Français et les autres qui aidaient les Républicains. Même chose.
On a fait massacrer les populations espagnoles, et cela nous a permis de tester nos matériels de guerre avec les Espagnols comme chair à canon. Ces matériels ont ensuite servi pour la deuxième guerre mondiale. C’est exactement ce qui se passe en Ukraine. On teste tous nos matériels, on voit ce qui marche, on voit ce qui ne marche pas. On améliore. C’est la première fois qu’on a une guerre de cette importance et de cette taille avec des moyens modernes. On voit les outils qui sont intéressants. On a découvert les drones, très efficaces, on a découvert l’artillerie, on a redécouvert l’artillerie, très efficace. On a découvert par contre que d’autres choses ne marchaient pas du tout : Les Forces spéciales, pour le moment, n’ont pas bien fonctionné, c’est le moins qu’on puisse dire.
En Ukraine, donc, on apprend plein de choses !
*Q. Vous répondez à toutes les propagandes de guerre…
C’est juste. Pour la menace nucléaire, vous avez raison de le dire. Il faut savoir que, là aussi, c’est une honte qu’on puisse encore oser faire cette menace, puisqu’il y a un mois, le patron de la CIA et le patron du Renseignement russe se sont rencontrés à Ankara, c’est officiel. Et c’est là que c’est scandaleux : ils ont dit : « On s’est mis d’accord, il n’y aura pas d’escalade nucléaire ! ». Et Poutine, derrière, a dit dans une déclaration : « Nous ne sommes pas fous, on ne va pas lancer une guerre nucléaire. Personne ne veut lancer une guerre nucléaire ! ».
Ce sont des hochets, ou des trucs, des menaces que brandissent certains pour exciter les populations mais qui n’ont aucune raison d’être. C’est cela qu’il faut voir !
*Q. La France, qui avait quitté le commandement militaire intégré de l’OTAN, l’a rejoint, Il y a 13 ans. Est-elle assujettie dans le cadre de ses obligations à tel point qu’elle risque d’en perdre son indépendance de jugement et d’action ?
Souvenons-nous de l’approche de la France, associée à l’OTAN, mais qui n’était plus dans l’OTAN, à la suite à la décision du général de Gaulle et jusqu’au président Sarkozy : on travaillait avec l’OTAN, on faisait des manœuvres avec l’OTAN, mais on n’était pas inféodés à l’OTAN, on était libres.
Il est indiscutable que nous voyons les conséquences de notre décision de réintégrer l’OTAN. Si nous n’étions pas dans l’OTAN aujourd’hui, sans doute que nous aiderions l’Ukraine, parce qu’il y a des raisons d’aider ce pays qui est agressé par un autre, mais, d’un autre côté, nous serions en position de médiateur à la place des Turcs par rapport aux Russes, alors que maintenant on ne peut pas être médiateur puisqu’on est, en même temps, co-belligérant à travers l’OTAN. Donc on ne peut pas !
Nous avons perdu notre indépendance et c’est vrai que nous souffrons aujourd’hui indiscutablement d’un alignement sur la politique américaine. Il n’y a pas de doute. C’est parce que nous sommes rentrés dans l’OTAN. On aurait dû rester comme l’avaient souhaité le général de Gaulle, Pompidou, tous, jusqu’à Chirac …
Regardez ! Le président Chirac nous a empêchés de plonger dans la guerre en Irak en 2003. Cela nous a aidés pendant dix ans dans le monde arabe, parce que tout le monde a dit : « Regardez, au moins les Français, ils n’ont pas pris la même position que les Américains ! ». On aurait pu faire exactement la même chose en Ukraine, et l’on n’en serait pas là. Parce que, si on avait bénéficié de cette même position, on aurait pu intervenir dans cette affaire d’Ukraine, mais alors avec des moyens diplomatiques permettant de négocier avec les Russes, chose qu’on ne peut pas faire aujourd’hui.
*Q. Peut-on avancer que certains pays occidentaux, anglo-saxons en particulier, auraient pu avoir une responsabilité et même un intérêt dans le déclenchement de cette guerre ?
Il faut remonter à Brzezinski, dans les années 90, qui a désigné l’Ukraine comme étant le fer de lance de l’Occident vers la Russie. À partir de ce moment-là, les Américains ont toujours pensé qu’il fallait mettre la main sur l’Ukraine et, en 2002 Poutine, en face, leur a dit : « Ne touchez pas à l’Ukraine ! ».
L’histoire commence bien plus tôt. Les Américains ont surinvesti en Ukraine dès avant 2014 avec l’intention d’opérer un renversement de régime et de mettre à la place un régime pro-occidental. Ils l’ont admis. Victoria Nuland l’a reconnu devant le Congrès.
Ils ont, d’une part, investi cinq milliards de Dollars pour faire basculer le pays et ils ont, d’autre part, installé un gouvernement pro-occidental, en faisant, en coulisse, énormément d’investissements supplémentaires. On l’oublie toujours, et je ne sais pas si vous le savez, le président Obama appelait son vice-président Biden, « Monsieur Ukraine … Mister Ukrania ! » Parce que tout le monde savait que Biden était très impliqué dans l’affaire de l’Ukraine. Quand Biden s’est retrouvé au pouvoir, il a continué.
Il a un fils qui a eu un comportement très suspect en Ukraine. Il y a actuellement des enquêtes en cours aux Etats-Unis. Jusqu’alors, les Démocrates, évidemment, ne voulaient pas qu’on aille regarder. Mais depuis que les Républicains ont pris la Chambre des Représentants, une commission a été créée et un procureur a été nommé. Et il va y avoir une étude là-dessus, parce que, à l’évidence, il y a eu des magouilles …
Ce n’est pas cela qui est fondamental. Ce qui est fondamental, c’est l’appui américain pour une raison stratégique. Il ne faut pas oublier que depuis Brzezinski et les néo-conservateurs, l’Ukraine est devenue le fer de lance de l’Occident contre la Russie.