Afrique/Etats Unis (II), la diplomatie morale de Biden à l’épreuve du Soudan

Pour Jo Biden, président des Etats Unis, seuls la démocratie et les droits de minorités sont à même de promouvoir l’Afrique comme une zone innovante, productrice de richesse et qui se tient à l’écart des visées chinoises et russes. Le cas du Soudan montre que ce n’est pas si simple.

Et si la diplomatie des droits de l’homme produisait plus fréquemment la guerre que la démocratie ? La guerre qui ensanglante aujourd’hui le Soudan, la sortie de l’Arabie Saoudite du giron américain et son alliance soudaine avec l’Iran, les tensions entre  Washington et Israël … ne seraient-elles pas autant d’impasses d’une approche idéologique erronée des relations internationales ? Comme l’écrit Walter Russel Mead, professeur de science politique dans le Wall Street Journal, « Considérant le taux de réussite des efforts américains en faveur de la démocratie au Moyen-Orient et en Afrique du Nord au cours des 15 dernières années, un hamster aveugle a plus de chances de construire un sous-marin nucléaire que le Département d’État n’en a d’orchestrer une transition démocratique à Khartoum ».

Quelques semaines avant le début des combats, les diplomates américains croyaient que le Soudan était sur le point de quitter son statut de dictature militaire pour devenir une démocratie à part entière. En devenant une démocratie, le Soudan serait devenu un rempart naturel contre les influences pernicieuses de la Chine, de la Russie et d’autres puissances autocratiques.

Mais le 23 avril dernier, lesdits diplomates américains ont fermé leur ambassade à Khartoum et ont fui la nuit par hélicoptère pendant que le pays plongeait dans la guerre.

État des lieux d’une illusion

Comme l’explique Walter Russel Mead, la démocratie ne pousse pas naturellement au Soudan. Depuis l’indépendance en 1956, le pays a connu 17 tentatives de coup d’État (six réussies), deux guerres civiles et un conflit génocidaire au Darfour. L’acteur politique le plus puissant du pays est l’armée qui a soutenu la dictature d’Omar al-Bashir pendant 30 ans et dont les officiers jouissent d’un pouvoir économique et politique auquel ils n’ont aucune envie de renoncer

Le second acteur politique le plus puissant est une coalition de groupes paramilitaires connue sous le nom de Rapid Support Forces, ou RSF. Ces milices se sont fait remarquer dans la guerre génocidaire au Darfour, sous le nom des milices Janjaweed, qui sont impliquées dans la mort d’environ 300 000 civils.

Comment les diplomates américains ont-ils pu imaginer que l’armée et la RSF qui ont toutes deux soutenu M. Bashir (jusqu’à ce qu’elles coopèrent pour le renverser en 2019), allaient renoncer au pouvoir et passer les maroquins aux civils ? Telle est la question.

Le Département d’État et ses alliés idéologiques en Europe ont naïvement pensé que les aspirations de la société civile soudanaise à la démocratie étaient une donnée tangible.  Il est vrai que des centaines de milliers de manifestants sont descendus dans les rues du Soudan. Il est vrai qu’en Afrique et au Moyen Orient, les populations aspirent à une vie meilleure et plus libre. Mais ni en Afrique, ni au Moyen Orient, ces mouvements populaires n’ont jamais généré une organisation démocratique et des partis représentatifs.  Les diplomates américains peuvent bien chercher à s’appuyer sur la société civile pour mieux lutter contre les dictateurs ; mais cette société civile manque tout simplement de représentants, de partis, d’associations et par conséquent de leaders.

L’autre force illusoire sur laquelle les États-Unis se sont appuyés était la puissance financière de l’ordre mondial multilatéral. Les Etats Unis ont cru que les milliards de dollars du Fonds monétaire international et de la Banque Mondiale (capitaux qui ont manqué à Bashir et ont précipité sa chute) étaient susceptibles d’obliger l’armée et les RSF à céder le pouvoir et à se prosterner devant les symboles de la démocratie.

En réalité, les militaires qui aspirent au pouvoir se préoccupent d’abord de conquérir le pouvoir et ensuite seulement, de gérer les conséquences. C’est ce qui est arrivé au Soudan.

Si l’on en croit les critiques qui surgissent dans la presse américaine, les diplomates américains n’ont pas ignoré la puissance des militaires au Soudan. Mais ils « ont commis l’erreur de choyer les généraux, d’accepter leurs exigences irrationnelles et de les traiter comme des acteurs politiques naturels », a déclaré Amgad Fareid Eltayeb, conseiller du Premier ministre soudanais déchu, Abdalla Hamdok. « Cela a nourri leur soif de pouvoir et leur illusion de légitimité. »

Certains analystes s’interrogent également sur la lucidité des responsables américains qui déploient des efforts désespérés pour guider le monde non-occidental vers plus de résilience démocratique.

D’autant que la violence qui sévit aujourd’hui, au Soudan crée exactement le genre de vide que les idéologues qui entourent Joe Biden souhaitaient éviter. Les mercenaires russes du groupe Wagner ont fait irruption sur le terrain et tentent déjà de combler le vide. On attend que les Chinois ou al Qaeda viennent également tirer les marrons du feu.

Les revers américains au Soudan font suite à d’autres déceptions démocratiques en Afrique du Nord, notamment une contre-révolution militaire en Égypte voisine il y a dix ans ; près de 10 ans d’anarchie politique en Libye, autre voisin du Soudan, après le renversement de son dictateur, le colonel Mouammar el-Kadhafi ; et un retour récent au régime autoritaire d’un seul homme en Tunisie après une décennie en tant que seul pays à sortir du printemps arabe de 2011 avec un gouvernement démocratique.