La « Conférence de Bagdad », à laquelle Emmanuel Macron assistai, le 3 septembre 2021, fera date. Ce sommet, aussi peu bruyant et même aussi discret qu’il fut, gardera un caractère miraculeux.
Une chronique de Xavier Houzel
Le seul fait qu’une réunion aussi opportune qu’inopinée et aussi improbable que disparate se soit tenue dans la capitale irakienne est hautement symbolique. » Depuis leur humiliation collective en 1991 et l’écartèlement de leur pays, surtout depuis l’épreuve de l’occupation de leur terre en 2003 dans les circonstances que l’on connaît, jamais les Irakiens ne se sont trouvés réunis sous leur bannière nationale comme en ce 28 août 2021. Oubliées l’agression des coalisés et l’inhumanité de l’État Islamique, finies les divisions et les partitions, les Irakiens retrouvaient leur fierté, recouvraient leur honneur, étant les hôtes d’un Sommet international, inusité au Moyen-Orient et co-présidé par eux-mêmes, comme rarement, avec un membre « ami permanent » du Conseil de sécurité des Nations Unies, unis avec lui dans un désir de dialogue.
Et qui d’autre pour montrer le drapeau de l’Occident à leur côté et pour les accompagner dans ce geste d’apaisement sinon une nation étrangère à la Région et néanmoins près du cœur comme la France, capable de se singulariser par un refus mais prête aussi à en assumer sans reniement les conséquences auprès de ses alliés ?
Et soudain le ciel a paru s’éclaircir, les masques qui paraissaient figés ont insensiblement disparu, la parole s’est déliée
La conférence a parlé sans ambages du départ des troupes américaines, le président Macron le premier ! La France s’est engagée à maintenir sur place sa présence militaire pour épauler son hôte dans son combat contre Daech. Et soudain le ciel a paru s’éclaircir, les masques qui paraissaient figés ont insensiblement disparu, la parole s’est déliée, discrètement d’abord, distinctement ensuite, sans que des effets de scène ne soient nécessaires, sans qu’il soit besoin ni d’avouer de turpitude de manière audible ni de dévoiler de secrets de polichinelle – pas même en coulisse – le tout en vingt-quatre heures avec une rapidité fulgurante semblable à la déconstruction d’un mur de dominos. Le Français, arrivé à trois heures du matin pour une prière à la Mosquée, repartait à sept heures du matin pour une messe à Mossoul. Il en est résulté une poignée de phénomènes inexplicables aux profanes :
*Premier épiphénomène : Le puissant leader chiite irakien, l’Imam Moktada Sadr, le même qui avait combattu les Américains dans les années 2000, revient sur sa décision du 15 juillet de boycotter les législatives d’octobre. Il annonce que son parti fera campagne et prendra part aux élections. Il faut y voir de sa part un indéniable hommage rendu au Premier ministre irakien, un gage de bonne volonté et une preuve de finesse, de pragmatisme et de nationalisme. L’impression est unanime.
*Deuxième épiphénomène : La présence des ministres des affaires étrangères d’Iran et d’Arabie Saoudite dans la même enceinte et l’annonce faite officiellement par leurs porte-paroles qu’une quatrième session de rencontres entre les deux pays va être inaugurée par l’entremise de l’Irak. C’est magique, naturel et ce sera fait sans falbalas.
*Troisième épiphénomène : Son Excellence le ministre iranien Amir Abdollahian confirme la reprise, mais pour plus tard, de négociations sur le nucléaire avec les États-Unis : « L’autre partie, dit-il, sait pertinemment qu’un processus de deux ou trois mois est nécessaire pour que le nouveau gouvernement iranien se mette en place et prenne la moindre décision.» Et il ajoute que « Emmanuel Macron , selon lui, cherche à se rapprocher de l’Iran ». L’accueil lui sera favorable – c’est dit en langage et à la mode perse.
Ce n’est pas jouer la montre, en dépit de craintes occidentales justifiées sur des progrès de nucléarisation du pays pendant ces quelques mois, c’est être « réaliste ». Les pourparlers avec l’Amérique sur les Accords de Vienne se poursuivront mais en temps voulu, ce qui veut dire que l’Iran se donne un délai pour que soient trouvés une série de compromis inéluctables au Liban, en Syrie, au Yémen et en Irak aussi bien qu’en Afghanistan, les sanctions ayant bon dos. Il faut aussi que les Américains – c’est intelligent – disposent d’un peu de temps « pour se remettre », sachant qu’il faut être Two… to tango !
*Quatrième épiphénomène : Des rumeurs persistantes voulaient que la formation du nouveau gouvernement libanais fut imminente ! Le Président Michel Aoun se préparait à un compromis suspendu à une désignation consensuelle d’un dernier ministre « chrétien » de l’Économie ! Il fallait que cette perle fut à la fois un proche du Premier ministre et en accord sur le fond avec le chef de l’État. Une équation complexe mais pas insurmontable ! Les étoiles étaient bien positionnées ; Macron et MBS ont visiblement tourné la page et réglé leur différend relatif au fils de Rafiq Hariri : l’un aurait levé son interdit sur sa liquidation et l’autre le sien sur sa nomination comme nouveau chef de gouvernement. L’ancien Premier ministre Saad Hariri, hier principale pierre d’achoppement[i] du processus de constitution du gouvernement, serait alors passé par pertes et profits ! Ses biens d’Arabie saoudite et du Liban devraient être saisis, indique-t-on à Mondafrique, par le royaume séoudien; le gouvernement libanais pourra être enfin constitué avec l’accord de la bande des anciens présidents du Conseil des ministres libanais, tous des sunnites aux ordres du royaume.
*Cinquième épiphénomène : Les Sunnites Libanais (soutenus par le Sunnisme soft de l’establishment musulman régional) ont pour mot d’ordre de ne plus faire cause commune avec les Chrétiens. À la suite des Accords de Taëf, le président de la République Libanaise dispose de deux prérogatives majeures : celle de participer à la nomination du gouvernement et celle de présider le Conseil supérieur de la Défense du pays. LOr ls Sunnites pourraient bien remettre en cause ces droits. Cette lutte feutrée était jusqu’alors masquée sous couvert de pseudo caprices de feudataires! Aoun a pensé qu’après la conférence de Bagdad et le rejet définitif de Saad Hariri par MBS, la tentative allait avorter mais l’inverse s’est produit ; Mikati redouble d’intransigeance. Aoun propose du coup l’instauration d’un tourniquet : le Président du Conseil des ministres serait tour à tour sunnite, chiite ou maronite. « Le prodige se réaliserait par le découpage de la galette en trois. Un gouvernement naîtrait enfin de l’équilibre[ii]. » Continuons alors de prendre notre mal en patience et d’attendre !
*Sixième épiphénomène : Le bras de fer en haute mer n’a pas eu lieu. Un cargo de 40.000M/T de Fuel Oil iranien vient d’accoster à Banias (ou en tout cas en Syrie mais pas au Liban) ce qui veut dire que les sanctions font toujours un peu peur aux armateurs mais que la superbe du Hezbollah n’est pas entamée pour autant. L’exercice n’est pas terminé ; d’autres bateaux font des ronds dans l’eau comme autant d’épouvantails dans le ciel de la Mer Méditerranée septentrionale. La Syrie se rappelle au souvenir de chacun, impatiente de retrouver sa place dans le concert des nations, maintenant qu’on a besoin de son accord pour transiter par son Territoire.
*Septième épiphénomène : Les Russes n’étaient pas à Bagdad, mais ils ont facilité la conclusion d’une trêve à Deraa, ville dont le régime de Damas a repris le contrôle. Les entreprises russes et iraniennes savent que la reconstruction physique et économique du Liban va de pair avec celle de la Syrie : le Liban et son système bancaire ont besoin de ce voisin. Les entreprises russes et a fortiori les entreprises iraniennes, qui ont signé en Syrie une kyrielle de contrats mirifiques, ne pourront pas les remplir sans une aide et un financement européens. Or ces messieurs – en général des oligarques – sont partageurs. Le président Poutine, qui sait parler aux gens, et Rosneft, qui a des arguments, proposent aux Français de développer en commun des procédés d’avenir notamment dans le domaine de l’hydrogène ; l’on dira que cette offre tombe à pic, qu’elle est même incitative !
*Huitième épiphénomène : La présence française à Bagdad n’a pas été pesante, bien au contraire. La façon française est à l’inverse du style anglo-saxon : les Irakiens ont redécouvert la France chiraquienne – en réalité celle de De Gaulle, de Lesseps et de Lyautey. En revanche, le protocole irakien s’est arraché les cheveux devant les desiderata respectifs des ambassadeurs de France, de Turquie, d’Iran et d’Arabie saoudite. Pour les satisfaire tous et pour que le jeu des coulisses se poursuive avec merveille, les Irakiens ont fait preuve d’un doigté exceptionnel.
*Neuvième épiphénomène : Israël s’est rappelé à l’assistance par quelques chiquenaudes, mais sans plus : le Premier ministre Naftali Bennett s’en est allé au plus mauvais moment à Washington, où l’on n’aura pu que lui prêcher plus de modération. Et il semble qu’il n’ait été question en Irak ni d’armes ni d’argent, mais de société, de culture et de politique mais sans ostentation. Et c’est aussi cela qui est nouveau.
Une « méthode Macron »?
*Un dernier signe astral ? Les chancelleries et les peuples vont devoir s’habituer au style particulier du président de la République Française et à la façon dont il aborde les problèmes. Il doit y avoir un « truc », parce que cela semble lui réussir contre toute attente. Ce savoir-faire, il semble qu’il en partage les vertus avec les Irakiens dont la faculté de résilience est étonnante. Bravo Bagdad ! Le sommet s’est tenu sans que personne ne s’en offusque, ni à Washington ni à Pékin, où le confinement avait inopinément retenu chez eux les frères siamois du monde de demain.
Notre dernière pensée va au président Joe Biden. Il n’est pas inamical de dire de lui qu’il fait de la peine. Mais on doit regarder les choses en face : le retrait d’Afghanistan dans de mauvaises conditions des troupes américaines devrait atténuer les traumatismes subis à cause de la guerre du Golfe provoquée et bâclée de même qu’à la suite de la double invasion de l’Afghanistan en 2001 et de l’Irak en 2003, trois décisions en rafale qui furent des erreurs – l’Histoire dira qu’elles constituèrent une Faute et même un Crime. L’Administration américaine devra réfléchir à la question suivante : ne faut-il pas attribuer le succès de la conférence de Bagdad au fait que les États-Unis y ont brillé par leur absence signalée ?
[i] https://mondafrique.com/liban-les-accords-de-taef-sont-devenus-caducs/
[ii] https://mondafrique.com/le-levant-terre-de-miracles/