Dorothée Rivaud-Danset
Une équipe de « voleurs », l’expression est de Michel Leiris, secrétaire de la mission qui, dans son journal publié au retour de la mission, sous le titre l’Afrique fantôme, écrit : « Griaule décrète alors, et fait dire au chef de village par Mamadou Vad que, puisqu’on se moque décidément de nous, il faut, en représailles, nous livrer le Kono, en échange de 10 francs sous peine que la police soi-disant cachée dans le camion prenne le chef et les notables du village pour les conduire à San où ils s’expliqueront devant l’administration. Affreux chantages ! (…) Griaule et moi demandons que les hommes aillent chercher le Kono. Tout le monde refusant, nous y allons nous-mêmes, emballons l’objet saint dans la bâche et en sortons comme des voleurs ». La scène s’est passé dans un village de l’actuel Mali, dans la région de Ségou. Nous suivrons les traces du Kono, nom qui désigne la société d’initiation et, ici, l’objet rituel enlevé qui était sans doute un fétiche.
20 000 kilomètres de mai 1931 à février 1933
Auparavant, quelques repères. La mission a traversé 15 pays, du Sénégal à l’actuel Djibouti et parcouru 20 000 kilomètres de mai 1931 à février 1933. A l’exception notable de l’Ethiopie, tous les pays traversés sont sous administration coloniale, française le plus souvent mais aussi belge (Congo), anglo-égyptienne (Soudan) et italienne (Erythrée). La mission est en place l’année de l’exposition coloniale internationale. Elle la prolonge. La concurrence entre les empires, est en toile de fond. Dès le XIXème siècle, les Allemands entendaient documenter une société dont il était admis que la culture s’effondrait. Il fallait, donc, constituer des collections qui participeraient de la propagande impérialiste. La mission, dirigée par Marcel Griaule, ethnologue, est soutenue par l’Institut d’ethnologie et le Musée d’Ethnographie du Trocadéro à Paris qui deviendra le musée de l’homme. Elle doit enrichir les collections du musée, ce qu’elle fera ! Elle a rapporté 3 600 objets, 6 600 spécimens naturalistes… et 15 000 fiches d’enquête. La campagne de collecte-pillage fut très médiatisée et, le 1er juin 1933, fut inaugurée l’exposition Dakar Djibouti au musée du Trocadéro.
La mission, intitulée officiellement Mission ethnographique et linguistique, a de nombreux objectifs – collecter des objets, des musiques, la faune, la flore, enquêter, s’informer sur les savoirs locaux, les langues… – qui ne sont pas toujours très compatibles et qu’elle ne suivra pas toujours car elle dérive. Au départ, Griaule est supposé suivre les conseils de Marcel Mauss, « Une boîte de conserve, par exemple, caractérise mieux nos sociétés que le bijou le plus somptueux ou que le timbre le plus rare ». Un spécimen montre comment les Africains inventent de nouveau objets. Il s’agit d’une lampe à huile fabriquée à partir d’une boite de conserve. Lorsque la mission quitte le Sénégal, elle oublie les objets les plus courants, pour s’intéresser aux objets d’art, aux objets cultuels liés au culte animiste et aux sociétés secrètes – et fuit les objets modernes. En donnant la priorité aux objets sacrés ou secrets, le vol devient logiquement la méthode d’acquisition.
Les débats au sein de la mission
La mission est parcourue d’oppositions. Pour Griaule, l’Afrique sub-saharienne est une société figée que la colonisation et la mondialisation sont en train de détruire et qu’il faut saisir avant qu’elle ne disparaisse. La mission doit promouvoir l’ethnologie française à partir de méthodes novatrices d’enquête de terrain. Elle est pluridisciplinaire, avant la lettre, considérée comme fondatrice de l’ethnomusicologie. Elle a aussi contribué à la naissance de l’ethnozoologie en France. Parmi les « chercheurs-pilleurs », on compte un naturaliste, un musicologue, un photographe-cinéaste, des linguistes – dont la seule femme de l’équipe – et même un peintre… C’est aussi une mission de gens pressés qui traversent l’Afrique d’ouest en est en deux ans et ne séjournent relativement longtemps qu’en Ethiopie. Le Bénin, par exemple, est traversé au pas de course, en 18 jours. Peut-on enquêter dans ces conditions ? On peut juste piller.
La mission se veut anti-raciste et humaniste, neutre par rapport à l’administration coloniale. Mais le cas du Kono contredit ce contexte. La complicité s’établit entre la mission et l’administration coloniale. L’impunité et l’autorité que confère aux membres de la mission le contexte colonial autorisent les procédés de spoliation.
Constitution d’une collection ou somme de butin ? questionne l’historien camerounais Richard Tsogang Fossi. Les méthodes d’acquisition vont du don et de l’échange à la spoliation brutale en passant par toute une gamme de pressions : le dol – achat avec tromperie sur la valeur du bien-, la vente déguisée en rapt – lorsque le chef interdit que le bien soit aliéné, la mission dédommage le vendeur en faisant croire à une extorsion et en le rémunérant pour un soi-disant service -, la remise à la mission par l’administration coloniale de biens spoliés par cette dernière ou des saisies de guerre par les militaires, etc… Les vols prennent plusieurs formes : réquisitions sous la menace et le chantage, comme dans le cas du Kono, ou prélèvements furtifs et clandestins dans les cavernes ou les sanctuaires, en particulier en pays dogon. Les cartels sont explicites – sont mentionnés au début de chaque cartel les modalités, la date et le lieu de ces acquisitions – . Souvent les chercheurs livrent leurs interrogations : comment le bien a-t-il pu être acquis de gré à gré alors que la mission n’est restée que quelques heures dans le village ? Pour la moitié des objets, les modalités d’acquisition restent inconnues.
La nature des biens pillés
Si l’on avait encore des doutes sur les méthodes de la mission, la nature des « objets » vient les balayer. La plupart n’avait pas leur place dans un musée, même s’ils semblent ordinaires. Leurs propriétaires ne pouvaient pas se dessaisir volontairement d’outils indispensables pour leurs travaux, d’objets personnels qui se transmettent de génération en génération dans la famille, comme ces statuettes de jumeau conservées dans une calebasse, des objets fabriqués à l’occasion d’un événement familial, comme ce tabouret qui apportera la réussite à la mariée dans son foyer s’il a été fabriqué traditionnellement. A fortiori, on ne se dessaisit ni d’objets rituels, sacrés, comme le Kono ou comme ces masques de danse dogons, ni d’armes de guerre, sans parler des poteaux soutenant le toit d’un palais et sans doute protecteurs. Cette longue liste entend éclairer la question de la restitution. Derrière ces « objets », ce sont des identités et non des pièces de collection.

Pour Hugues Heuman Tchana, professeur et directeur du musée national du Cameroun, la question du mode d’appropriation ne doit pas jouer dans le rapatriement. La restitution n’est pas prioritairement le retour des objets, pour Richard Tsogang Fossi, mais d’abord la restitution des savoirs. On ne peut pas demander à quelqu’un dont l’ancêtre a été dépouillé : Que pensez-vous de la restitution ? Reconstituer les savoirs, c’est précisément l’objet des contre-enquêtes.
Tandis que les Africains demandent la restitution de pièces conservées dans les musées français, sans grand succès jusqu’ici, le cadre législatif annoncé n’étant toujours pas voté[1], les ayants droit de Marcel Griaule, eux, ne manquent ni de droit, ni de culot. Ainsi, ils se sont opposés à la reproduction de certains documents du fonds Marcel-Griaule, en raison de la tonalité critique de l’exposition. Les commissaires ont laissé des cartels sans photo….Les ayants droit ignorent sans doute que, depuis la publication dès 1934 du journal de Michel Leiris, L’Afrique fantôme, chez Gallimard, les méthodes de spoliation sont connues, Leiris les ayant racontées avec détail et mauvaise conscience. Les ayants droit semblent aussi ignorer que la mission avait obtenu un financement de 700 000 francs (environ 510 000 euros actuels) voté par les deux chambres du Parlement, à la fin du mois de mars 1931.
L’exposition n’est pas conçue comme un procès mais comme un lieu de réflexion. Elle a été précédée d’un colloque de deux jours, organisé par le musée du Quai Branly et Sciences po, intitulé « La mission Dakar-Djibouti vue d’Afrique, Contextes historiques et contre-enquêtes ». Contextes et contre-enquêtes visent à explorer les angles morts de la mission.
Les contextes historiques montrent que les ethnologues ont adopté une approche traditionaliste, omis de s’intéresser à des pans entiers des sociétés africaines, refusant de les voir comme des sociétés en mutation. « L’Afrique sans les Africains », selon l’expression de l’historienne Emmanuelle Sibeud[2].
Les contre-enquêtes des années 2020 se sont déroulées dans une trentaine de communes au Sénégal, au Mali, au Bénin, au Cameroun, en Éthiopie et à Djibouti. Sur place, les interlocuteurs des commissaires de l’exposition ont fait appel à leur connaissance des objets et des personnes photographiées ou, encore, à leur mémoire de la présence coloniale. Ainsi, en mai 2023, la contre-enquête de Diabougou au Mali a conduit les commissaires associés maliens à se rendre sur les ruines du sanctuaire du Kono, en présence des descendants des chefs de culte qui s’étaient opposés à la réquisition des objets rituels. Des vidéos installées tout le long du parcours et disponibles sur le site Internet du musée rendent compte de ces contre-enquêtes.
La mission omet des acteurs cruciaux dans la vie des sociétés africaines qu’ils croisent. En premier lieu, bien sûr, les femmes. Les colonisateurs sont également absents dans les notes de terrain, les rapports puis les publications. Pourtant, les militaires, administrateurs, missionnaires ou commerçants jouent un rôle déterminant dans la réussite de l’expédition. Enfin, alors qu’elle passe ou stationne dans des cités musulmanes, parfois historiques, la mission s’attarde peu sur l’islam africain.
L’exposition donne leur place aux invisibles, en particulier ces Africains qui remplirent de multiples fonctions : traducteur, informateur, conteur, et qui, précisément, symbolisaient les mutations de la société africaine. Parmi eux, une figure, celle de Mamadou Vad, cité par Leiris. Cet ancien mécanicien sénégalais du chemin de fer Thiès-Niger, est un informateur précieux. Décrit dans le catalogue de l’exposition comme imaginatif et zélé, il invente une partie des informations, récits et objets qu’il produit. Mais les collaborateurs de la mission se refusent à voir leurs collaborateurs ouest-africains comme des créateurs ou des auteurs singuliers[3].
Une exposition qui inverse les points de vue. La mission est vue par les Africains aujourd’hui. Le passé et le présent se trouvent ainsi reliés. Avec les témoignages des (contre)-enquêtés, le passé cesse d’être lointain. Extrêmement documentée, l’exposition a été confiée à douze chercheurs dont la moitié sont originaires des pays traversés. Les 300 objets présentés ont tous été réexaminés par des spécialistes africains. Enfin, le goût de Griaule pour les objets d’art a un avantage esthétique: les objets exposés sont souvent très beaux.
« Mission Dakar-Djibouti (1931-1933), contre-enquêtes », jusqu’au 14 septembre, musée du Quai Branly-Jacques Chirac, Paris 7ème. Catalogue, 244 p. 34€.
[1] « Ours d’or à Berlin, le film Dahomey de Mati Diop suit des œuvres d’art pillées puis restituées », https://histoirecoloniale.net/?s=Dahomey, Dorothée Rivaud-Danset, Histoirecoloniale.net, 15/09/2024. Le travail collectif mené en amont de l’exposition a conduit le Mali à revoir sa demande de restitution.
[2] Emmanuelle Sibeud « 1931-1933. La mission Dakar-Djibouti : l’Afrique sans les Africains », in Romain Bertrand (dir.), L’exploration du monde : une autre histoire des grandes découvertes, Paris, Seuil, 2019, p. 531 -535. Dans cet article, l’auteure réclame un décentrement du regard à l’heure des débats politiques sur les restitutions des biens culturels africains.
[3] Eric Jolly, « Mamadou Vad, le poète », in Mission Dakar-Djibouti, Contre-enquêtes, catalogue de l’exposition, Paris, coéd. MQB/El Viso, 2025, p. 53-55. Le qualificatif de poète fait référence au talent de conteur de Vad. Griaule fut le seul signataire d’une publication rassemblant des contes entièrement transcrits et traduits par Vad. Spolier était une habitude.