Il faut sans doute être chinois pour prendre la décision, en quelques jours, de fermer une société qui vous a coûté 7,8 milliards de francs suisses (6,2 milliards d’euros). A moins d’être très inquiet.
La China Petroleum and Chemical Corporation – ou Sinopec – le cinquième producteur mondial de pétrole, a été la première entreprise chinoise à venir faire ses emplettes en Suisse, en rachetant Addax Petroleum. Alors que la Confédération n’a de ports que sur ses lacs, elle est devenue la deuxième place mondiale pour l’achat et la vente de pétrole et de matières premières, juste derrière Londres. Bien évidemment les barils ne circulent par sur le lac Léman, mais ils s’échangent dans quelques 350 sociétés de négoce, qui se veulent encore plus discrètes que les fiduciaires et les établissements financiers. Cotée en Bourse, Addax Petroleum était une très bonne affaire, active en Nigeria, au Gabon, au Cameroun et en Irak.
Des bakchichs en dollars
L’affaire a commencé à sentir le roussi en décembre 2016, lorsque Deloitte, le cabinet britannique d’audit d’Addax Petroleum, annonce son intention d’émettre un « avis de non-responsabilité ». En clair, le cabinet refuse de cautionner les comptes d’une société pétrolière qui verse 100 millions de dollars (respectivement 20 puis 80 millions) à un cabinet d’avocats sans donner « d’explications satisfaisantes ». Des sommes destinées à arrondir les fins de mois difficiles de sociétés au Nigeria. L’information est révélée par le quotidien suisse 24 heures. Reniflant aussitôt une odeur de pots-de-vin, la justice genevoise ouvre une enquête pour soupçons de corruption. Le CEO d’Addax Petroleum, Yi Zhang, se retrouve brièvement derrière les barreaux, accompagné par Guus Klusener, le directeur juridique de cette entreprise active dans l’exploration et la production pétrolière en Afrique. Mais à peine sortis de prison, les deux dirigeants reprennent immédiatement leurs postes, comme s’il ne s’était rien passé.
Indulgences suisses
Cette histoire embarrasse tout particulièrement le canton de Genève, qui ne ménage pas ses efforts depuis plusieurs années pour attirer au bord du lac des géants chinois. « Or, la China Petroleum and Chemical Corporation a sans doute spécialement choisi la Suisse en imaginant que le pays fermait toujours les yeux sur les magouilles », souligne un proche du dossier. Seulement voilà, depuis quelques années, sous la pression conjuguée de Washington et de Bruxelles, la Confédération a promis de mettre fin au secret bancaire et au blanchiment d’argent.
La Cité de Calvin n’est tout de même pas une république bananière et les juges sont indépendants du pouvoir politique. Malgré tout, un compromis est trouvé. Le 5 juillet, le Ministère public classe la procédure contre Addax, en considérant que la société pétrolière aurait accompli tous les efforts que l’on pouvait attendre d’elle « pour compenser le tort qu’elle a causé et rétablir une situation conforme à la loi ». En clair, l’entreprise s’en tire avec une simple amende de 31 millions de francs suisses (28 millions d’euros).
Des salariés à la rue
Mais pour les Chinois, 31 millions, c’est déjà trop. Selon eux, la justice suisse aurait dû carrément accorder un certificat de virginité à leur protégé genevois. Résultat, un mois plus tard, début août, Sinopec annonce que pour « rationaliser ses processus opérationnels », il fermait boutique et licenciait les 174 salariés d’Addax Petroleum en Suisse. Les bureaux à Aberdeen, en Grande-Bretagne et à Houston, aux Etats-Unis, sont également bouclés. « Il faut connaître les Chinois. Ils avaient bien prévenu qu’à la moindre condamnation, ils fichaient le camp. Là-dessus, ils ont tenu parole », rappelle Patrick Gantès, secrétaire général du centre de recherches entreprises et sociétés (CRES), et ancien consultant d’Addax Petroleum.
Sur les bords du lac, on tente de minimiser cette fuite. Mais le choc est rude. « Le négoce de pétrole depuis Genève se caractérise par une expertise reconnue internationalement et un environnement offrant des conditions-cadres favorables. Le secteur ne devrait pas être trop affecté par ce départ, pour autant que les conditions-cadres restent favorables », assure Stéphane Graber, le secrétaire général de l’Association suisse du négoce de matières premières et le transport maritime (STSA) dans La Tribune de Genève.
La SEC sur le coup
Cette débandade n’évitera pas forcément les ennuis au géant chinois. Le 30 août, l’Américain Bloomberg, spécialiste des marchés financiers et de l’information économique et financière, annonçait que Sinopec était rattrapé par la justice et les autorités boursières américaines, la SEC (Securities and Exchange Commission) (*). Les raisons ? Les paiements supposés illicites de 100 millions de dollars, versés depuis la Suisse vers le Nigeria, seraient passés par des banques à New York et en Californie. Selon le quotidien suisse Le Temps, la justice genevoise aurait d’ailleurs eu vent de cette procédure ouverte de l’autre côté de l’Atlantique. « Il était inutile de poursuivre une procédure tentaculaire pour des faits commis essentiellement au Nigeria alors que les autorités américaines enquêtaient sur les mêmes faits », croit savoir le journal.
Il reste à savoir comment un géant chinois, qui pèse plus de quatre cents milliards de dollars de chiffre d’affaires et emploie plus de 600 000 personnes, pourrait réagir face aux accusations américaines. Il n’est pas certain que la China Petroleum and Chemical Corporation baisse la tête comme BNP Paribas et accepte une amende de plusieurs milliards de dollars. La grande banque française, sanctionnée pour avoir violé des embargos américains à Cuba, en Iran, et surtout au Soudan, s’est, depuis, presque entièrement retirée du marché.
(*) « Chinese Oil Giant Sinopec probed by the US Over Nigeria bribery allegations ».