Faut-il brûler le franc CFA, la monnaie « commune » à quinze pays d’Afrique centrale et occidentale, dont treize anciennes possessions coloniales françaises ? Le débat enflamme périodiquement médias « dissidents », réseaux sociaux et conversations familiales du dimanche sur le continent et la diaspora. Généralement, les marqueurs purement politiques refont surface et les conversations achoppent sur les présupposés des uns et des autres au sujet de la France, « accapareuse » pour les uns et « accusée de tout et de rien » pour les autres.
Le 17 septembre dernier, un colloque organisé au sein d’un lieu très symbolique – le Sénat français – par les fondations Gabriel-Péri, proche du Parti communiste français et Rosa-Luxembourg, proche du parti de gauche allemand Die Linke, défrichait cette thématique en faisant appel à des économistes de renom. Parmi eux, Bruno Tinel (France), Demba Moussa Dembélé (Sénégal), Martial Ze Belinga (Cameroun) et Kako Nubukpo (Togo). Certes affiliés à une vision « progressiste » de l’avenir du continent, ils étaient contraints par le cadre de leurs interventions (et par les contradicteurs participant au débat, dont des anciens des banques centrales concernées) à un exercice d’objectivation scientifique. Ils ont en tout cas mis en lumière un certain nombre de réalités tangibles – et souvent franchement scandaleuses – qui militent en faveur d’une remise à plat du franc CFA tel qu’il est. Nous les avons listées, tout en apportant un bémol à certaines d’entre elles.
Le franc CFA entrave la souveraineté africaine et prolonge l’histoire coloniale
Avec les bases militaires françaises, le franc CFA est une des survivances de l’ère coloniale dans le « pré carré ». Il n’existe pas de bataillon ou de régiment anglais à Accra, tout comme la monnaie mozambicaine n’est absolument pas cogérée par le Portugal. Cette position de principe, qui est souvent apparentée à une posture politique transgressive, ne doit pas être considérée comme taboue, selon Martial Ze Belinga. La monnaie est un enjeu de pouvoir. De 1939, année de la création de la « zone franc » à aujourd’hui, « la décision stratégique est l’affaire du pays-centre », c’est-à-dire la France. Les pays « périphériques » ne font que subir, comme cela a été le cas en 1994 – à la faveur de la dévaluation du franc CFA. Des représentants du Trésor français siègent au sein des Conseils d’administration de la Banque des Etats d’Afrique centrale (3 sur 13) et de la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (2 sur 16). Ils ont un réel pouvoir de blocage, dans la mesure où l’unanimité est requise pour toute décision majeure. Ils ont aussi une grande influence, comme on l’a vu quand le président français Nicolas Sarkozy a obtenu, lors de la crise post-électorale ivoirienne, que le pays soit soumis à un cruel embargo monétaire et financier jusqu’au départ du pouvoir de Laurent Gbagbo, dont Paris avait juré la perte. L’ancienne puissance coloniale a ainsi transformé une institution monétaire dont elle n’est pas a priori membre en arme de guerre.
Les pays hors zone ne s’en sortent pas moins bien
Le spectre de l’effondrement généralisé est souvent opposé à ceux qui plaident pour une sortie du franc CFA. L’exemple de la Guinée de Sékou Touré, qui a fait chemin à part en 1958 avec les difficultés que l’on connaît, est souvent évoqué. Mais, rappelle Martial Ze Belinga, le Liban, le Maroc, la Tunisie, l’Algérie, la Mauritanie et Madagascar ont fait le même type de mouvement et ont eu des destins économiques plus envieux que ceux d’un grand nombre des pays de la « zone ». De plus, que l’on prenne pour repère le PIB par habitant, l’Indice de développement humain, les taux de croissance de ces dernières années, le classement Mo Ibrahim… les pays ayant en commun le franc CFA s’en sortent plutôt moins bien que ceux ayant choisi de faire un plein usage de leur souveraineté monétaire.
Les mécanismes du franc CFA permettent à la France de « capter » des milliers de milliards de francs CFA qui pourraient être utilisés pour financer le développement
L’on en vient aux fameux « comptes d’opérations », qui soulèvent tant de passions. Ouverts auprès du Trésor français, ils contiennent la moitié des réserves en devises des pays de la zone CFA. Des milliers de milliards de francs CFA que les pays de la zone s’interdisent d’utiliser. Environ 10 000 milliards de FCFA en 2012, près de 8000 milliards en 2013 – soit à titre de comparaison, la valeur de 40 barrages hydro-électriques comme celui de Memve’ele au Cameroun, de 45 ponts comme celui reliant la Riviera et Marcory en Côte d’Ivoire, de 20 autoroutes comme celle reliant Thiès à Touba au Sénégal Officiellement, ils sont tenus de « couvrir » leur émission monétaire à hauteur de 20% auprès de leur « assureur », qui est la France. Mais ils ont déposé tellement d’argent à Paris qu’ils la « couvrent » à environ 100%. Et pourtant, ces milliards de francs CFA pourraient être utilisés pour financer les infrastructures, l’éducation, la santé, etc… Comme s’ils devaient toujours payer un tribut colonial, ils se privent de se saisir de leur dû. Incroyable mais vrai. La rémunération par Paris de leurs dépôts largement excédentaires – qui produisent naturellement des intérêts – ne fait l’objet d’aucune communication publique. Le Trésor français se rémunère lui-même dans la plus grande opacité en plaçant les réserves des pays africains sur les marchés financiers, ce qui alimente du coup bien des fantasmes. Le comble : après avoir « fait des petits », une partie de l’argent des Africains leur est prêté dans le cadre de l’aide au développement.
Les banques centrales de la zone franc se refusent à soutenir les Etats
On dira que les « tuteurs » appliquent aux « tutorés » une discipline qu’ils s’imposent à eux-mêmes. Comme la Banque centrale européenne se refuse à prêter directement de l’argent aux Etats qui ont l’euro en partage, la BCEAO et la BEAC s’interdisent de soutenir les budgets des pays membres. Contrairement à la FED (Etats-Unis) qui s’est fait une spécialité de racheter les bons du Trésor américain. Mais là où un pays comme la France emprunte à taux négatif auprès des banques, les pays de la zone franc émettent des obligations sur le marché régional rémunérées à plus de 6%. « Les banques commerciales empruntent auprès de la Banque centrale à moins de 3% et prêtent aux Etats plus de deux fois plus cher », constate Kako Nubukpo, ancien ministre de la Prospective du Togo. Une belle rente qui profite notamment aux filiales locales des banques françaises, encore très puissantes dans les pays de la « zone ».
Les banques centrales de la zone franc limitent les crédits à l’économie
« On dit que les banques de la zone CFA ne trouvent pas à qui prêter. Mais on leur empêche de prêter », s’irrite Kako Nubukpo. La BCEAO fixe ainsi aux banques commerciales des volumes de crédit maximaux à consentir aux économies locales (entreprises et particuliers). Si une banque se fait trop hardie dans sa politique de prêts, on lui tape sur les doigts. Et pour cause : lutter contre l’inflation est l’objectif prioritaire de la BCEAO et de la BEAC. « La croissance et le développement sont des variables absentes de leurs feuilles d’objectifs », dénonce l’économiste togolais. De fait, l’accès au crédit est très limité dans les pays de la zone CFA, ce qui handicape naturellement les entreprises locales et les ménages qui veulent investir. Quelques chiffres peuvent frapper les esprits. Les crédits accordés aux entreprises représentent 150% du PIB en Afrique du Sud, 200% aux Etats-Unis et 95% en France. Dans la zone CFA, ce ratio est de 23%. Il faut toutefois relativiser. La politique monétaire n’est pas seule en cause dans cette anomalie. De manière générale, en Afrique subsaharienne, ce ratio est bas, y compris dans les pays qui « tournent » plutôt bien. Faible taux de bancarisation, prégnance de l’informel et des mécanismes de financement parallèle (tontines) n’y sont pas pour rien.
La « stabilité » monétaire offerte par le franc CFA est un mirage
Ces dernières années, la dégringolade de la monnaie ghanéenne nourrit le scepticisme vis-à-vis d’une « libération monétaire » des pays de la zone franc. « Au moins, notre monnaie nous garantit la stabilité », entend-on. En réalité, il faut préciser que cette stabilité ne concerne que la parité euro/CFA. Les commerçants africains achètent aujourd’hui plus en Chine que dans l’espace européen, et font naturellement face à des fluctuations et des risques de change. Par le passé, « la France a entraîné les pays utilisant le CFA dans ses différentes dévaluations compétitives », rappelle Martial Ze Belinga. Par ailleurs, la politique de l’euro fort qui a longtemps eu cours a pesé sur la compétitivité des exportations africaines. « Le couple monnaie forte et désarmement tarifaire (baisse drastique des droits de douane) est ravageur. La conjonction de ces facteurs empêche toute industrialisation », note Kako Nubukpo.